L’arrivée de la Croix à Niedermunster
La légende de la croix reliquaire de Niedermunster est bien connue au pied du Mont-Sainte-Odile. Maintes fois rapportée, maintes fois enjolivée par les auteurs successifs. Chacun se souvient du chameau qui vint apporter la croix monumentale au monastère du Bas du Mont : Niedermunster. L’animal était accompagné de chevaliers ‘bourguignons’ et ceux-ci se retirèrent près de la chapelle Saint-Jacques, leur devoir accompli.
Le plus ancien texte rapportant cette histoire est aujourd’hui aux archives du Pays de Bade à Karlsruhe.
Historia qualiter Sancta Crux cum ceteriis reliquiis pervenerit ad monasterium inferioris Hohenburg.
Ce récit est daté par son auteur : année1439, le lendemain de la fête Dieu.
Récemment publié, traduit et analysé par C. Wilsdorf et C. de Joux-Bischoff, ce manuscrit de vingt feuillets nous livre la toute première version de cette étrange histoire. Nous allons donner un bref aperçu du travail de Christian Wilsdorf, en encourageant vivement les personnes intéressées à lire son livre.
Tout d’abord en quelques mots, voici le contenu du texte de 1439. Le manuscrit comporte de nombreuses références à la Bible, des louanges envers les nonnes et le seigneur Hugues, des descriptions précises des faits relatés. Nous nous en tiendrons aux grandes lignes des faits rapportés.
Le roi de Francie part en pèlerinage et s’empare des Lieux Saints. Il visite les sites bibliques. Avant son retour, le souverain reçoit du roi et du patriarche de Jérusalem des reliques : prépuce du Christ, fragment de la Croix, sang du Christ et d’autres reliques non détaillées.
Hugues est un conseiller proche du roi. C’est un homme juste et pieux. Accusé à tort par ses ennemis, il est arrêté et condamné à mort. Dans sa prison, il passe sa dernière nuit à prier devant les reliques ramenées de Jérusalem. Lors de son exécution, une trompette divine retentit et le bras du bourreau ne peut le frapper. Un deuxième bourreau est appelé sans plus de succès. Le roi veut se faire justice lui-même. Mais pétrifié, il doit reconnaître l’innocence d’Hugues. Le roi offre son pardon à Hugues et lui propose de choisir dans le royaume un dédommagement. Hugues demande les reliques, que le roi lui accorde.
Hugues et sa femme Aba font fabriquer une croix de chêne pour abriter les reliques de Jérusalem ainsi qu’un bras de saint Denis et un bras de saint Blaise. La croix est couverte d’or et d’argent ciselés. Aba fait rassembler une bible par des copistes, ainsi qu’un évangéliaire. Le reliquaire et les deux codex sont confiés à un chameau, dont le pas décidera du lieu digne de telles reliques. Le chameau porte également une clochette qui accompagnait Hugues sur les champs de batailles. Plusieurs gardes accompagnent l’animal, sans le guider, ni le nourrir. Parti de Francie, le chameau rejoint l’Alsace. A la croisée des chemins des deux monastères du Mont, au dessus de Saint-Nabor, le chameau choisit Niedermunster, où il est accueilli avec empressement par les sœurs. C’était le 7ème jour avant les ides de juillet.
Les gardes rentrent en Francie, le chameau reste à Niedermunster. L’Histoire de la Croix se répand dans le royaume. Quelques années plus tard, Aba et Hugues viennent en visite et comblent le monastère de présents. A leur départ, Hugues souhaite emporter sa clochette mais elle ne rend plus qu’un ton fêlé, loin du monastère. Hugues la rapporte donc au couvent puis Aba et lui rentrent en Francie. Ils vivent vieux et finissent paisiblement leurs vies.
De nombreux miracles sont dus à la croix. En témoignent, les chaînes et les entraves suspendues dans l’église de Niedermunster. Ce texte a été écrit en l’an 1439, le lendemain de la Fête-Dieu.
Le personnage central de l’Historia est le seigneur Hugues, bienfaiteur du couvent de Niedermunster et donateur de la croix. Conseiller du roi de Francie, disgracié, condamné, il subit trois tentatives d’exécution avant de rentrer en grâce et d’obtenir les reliques qu’il offre au couvent de Niedermunster.
Hieronymus Gebwiller (en 1521) pense reconnaître en lui un comte de Bourgogne, Hugues Peltre et les autres chroniqueurs du Mont suivent cette voie. En fait, Christian Wilsdorf nous indique une personnalité plus crédible : Hugues le Peureux.
Hugues le Peureux était comte de Tours et descendant du duc Adalric, le fondateur des couvents de Sainte Odile. Hugues possédait des terres à Valff et à Barr. Hugues le Peureux fut accusé et jugé par trois fois en 828, 831 et 834. Sa femme s’appelait ‘Abba’.
Alsacien, descendant d’Adalric, marié à une comtesse ‘Abba’… Tant de points communs avec l’Historia ne peuvent être des coïncidences. Il semble bien qu’Hugues le Peureux soit le héros de l’Historia. Et il paraît fort naturel que disposant de telles reliques, Hugues ait songé à Niedermunster, fondé par son ancêtre, à deux pas de chez lui !
Le roi de ‘Francie’ serait alors l’empereur Louis le Pieux et non Charlemagne cité par Gebwiler et d’autres.
Hugues le Peureux décède en 837et repose en Lombardie. Selon l’Historia, la Grande Croix de Niedermunster serait arrivée au pied du Mont-Sainte-Odile entre 834 et 837.
Les deux codex offerts par Aba ont disparu. Gebwiler a encore pu les consulter en 1521. Selon R. Will, les deux livres étaient encore présents lors de la Guerre des Paysans. Ont-ils été détruits par les Rustauds en 1525 ? Ou bien ont-ils été perdus lors de l’incendie de 1870 qui détruisit, à Strasbourg, l’ Hortus Deliciarum d’Herrade, on ne sait.
La clochette du comte Hugues connut un sort différent. L’Historia nous dit qu’Hugues l’utilisait sur les champs de bataille ! Ce détail étonne, quelle pouvait bien être son utilité ? C. Wilsdorf nous apprend que les seigneurs irlandais portaient au moyen âge de telles clochettes, et qu’elles leur apportaient la victoire. Bigre ! Mais, l’Irlande est bien éloignée du Mont. Toujours est-il qu’Hugues se décida à laisser sa clochette à Niedermunster, où elle était vénérée comme la Croix et les deux livres précieux.
Selon H. Peltre, lors de la destruction de l’abbaye de Niedermunster au seizième siècle, la clochette fut fondue et le métal fut utilisé lors de la confection d’une cloche pour l’église de Saint-Nabor. Les cultures situées à portée du son de la cloche auraient été protégées de la grêle ! Pratique, non ?
Le chameau de Niedermunster a été représenté de nombreuses fois ( voir article La Croix de Niedermunster ). Si on en croit les dessins et sculptures, c’était bel et bien un dromadaire.
Y avait il des dromadaires en France en l’an 834 ? Probablement non, et le chameau semble tenir de la légende. Cet animal fut connu au temps des croisades et a marqué les esprits pendant le moyen âge. C’est sans doute la raison qui a poussé l’auteur de l’Historia de le choisir pour son récit. Et les abbesses de Niedermunster l’ont adopté pour emblème du monastère.
A quelques kilomètres du Mont, la frise de l’abbatiale d’Andlau possède bel et bien un camélidé. Mais, c’est un véritable chameau, représenté avec ses deux bosses !
L’auteur de l’Historia nous dit avoir écrit ses vingt feuillets en une journée. Qu’il nous soit permis d’en douter…. Le texte est structuré, les citations de la Bible sont nombreuses et savamment placées. Notre homme a longuement travaillé et préparé son texte. Qui était-il ? Un lettré, fin connaisseur des textes et un habile narrateur.
Vraisemblablement un moine, peut-être lié à la prévôté de Truttenhausen, cet homme était proche des abbesses de Niedermunster. Le monastère et la piété des sœurs sont encensés de façon dithyrambique. Le monastère de Hohenburg n’est cité qu’une seule fois… au moment où le chameau doit choisir entre les deux chemins, et préfère le Monastère du Bas. ‘ O felix Monasterium Inferius, celestis discipline promturium ! ’ Heureux le monastère d’En Bas, temple de la divine science.
Nous sommes dans une période où les deux couvents de Saint Odile rivalisent pour recevoir pèlerins et offrandes. L’auteur de l’Historia a choisi son camp et écrit vraisemblablement sur commande de l’abbesse de Niedermunster… Hohenburg attire les pèlerins grâce au tombeau d’Odile et les lettrés par l’Hortus Deliciarum. Niedermunster veut rivaliser par sa croix reliquaire et les précieux codex de Aba. L’ Historia est plus politique qu’il n’y paraît.
Terminons notre article par une citation peu charitable de l’abbé Grandidier, historien de l’Alsace.
‘Ce père emploie plus de cent vingt pages pour nous débiter le Roman le plus singulier et le plus ridicule qu’on peut imaginer.’
Grandidier juge bien sévèrement le livre du père jésuite Lyra, basé sur l’Historia. Loin de traiter avec condescendance la « Légende » comme le faisait l’abbé historien, nous y trouvons des sources historiques des plus intéressantes, et matière à réflexion sur la coexistence difficile de deux monastères concurrents et distants de quelques centaines de mètres.
Dans notre prochain article, nous nous pencherons sur la Croix elle-même, dimensions, structure, motifs décoratifs et reliques. Un trésor d’orfèvrerie disparu.
Découvrez d' autres articles liés à Niedermunster ( cliquez sur le lien )
- 834-837 Arrivée de la Croix à Niedermunster
- 1197 Restauration de la croix par l’abbesse Edelinde
- 1439 Rédaction de l’Historia
- 1525 Bundschuh, guerre des Rustauds, pillage de Niedermunster
- 1540 Incendie puis abandon du couvent de Niedermunster
- 1544 La Croix de Niedermunster est transférée au trésor de Saverne
- 1587 La Croix de Niedermunster passe aux jésuites de Molsheim
- 1793 Destruction de la Croix de Niedermunster par les Révolutionnaires.
- H. Gebwiler, Histoire de Sainte Odile, 1521
- Père Lyra, Historia de antiqua cruce Molshemensi, 1671
- H. Peltre, Vie de Sainte Odile, 1699
- P.A. Grandidier, Histoire de l’église et des évêques de Strasbourg, 1776
- R. Will, La croix monumentale de Niedermunster, 1988
- C. Wilsdorf, Comment la sainte Croix parvint à Niedermunster, 2012
Nous recommandons vivement la lecture du petit livre de Christian Wilsdorf. Peu onéreux, facile d’accès, bien documenté, il fourmille de détails historiques des plus intéressants.
Sur les traces de la croix de Niedermunster, nous vous proposons de visiter, sur les chemins du Club Vosgien…
- Les ruines de Niedermunster
- Le chemin des chameaux
- La chapelle Saint-Jacques
- L’église de Molsheim, où fut exposée la Croix de 1587 à 1793. Un tableau représente la légende de l’arrivée de la Croix. Nous en avons tiré les illustrations de cet article.
- La Croix de Niedermunster, image publiée dans le livre du Père Lyra, 1671
- Les chevaliers ‘bourguignons’, église de Molsheim, détail
- Le chameau et la Croix, église de Molsheim, détail
- L’arrivée à Niedermunster, église de Molsheim, détail
- Frise du portail de l’église de Rosheim, photo LiD
- Chameau de la frise de l’abbatiale d’Andlau
- Borne du chemin des chameaux, au dessus de Barr