La Croix de Niedermunster et ses reliques
Difficile de décrire une œuvre d’art ! Véritable gageure quand il s’agit d’une œuvre disparue depuis plus de deux cents ans ! Pourtant nous allons tenter l’aventure.
La Croix Reliquaire de Niedermunster serait arrivée vers 835 au Monastère du Bas du Mont Sainte Odile. Elle a été détruite pendant la Révolution Française.
Nous avons raconté et commenté les récits de l’arrivée légendaire de la Croix à Niedermunster dans notre précédent article.
Venons-en à la Croix, elle-même !
La Croix de Niedermunster était monumentale : hauteur 2 mètres 70, transversale 1 mètre 78. Selon Robert Will, elle était située derrière le maître autel, au centre du chœur de l’église Notre Dame de Niedermunster. Une lampe brûlait jour et nuit devant la croix. Le Christ porté par la croix était représenté à taille humaine. Comme l’ensemble de l’œuvre, la sculpture était recouverte d’argent et d’or fin. La croix était ornée de pierres précieuses et les plaies du Christ étaient figurées par des saphirs, selon le Père Lyra, ou par des rubis, selon R. Will.
Les grandes croix ornées de métaux précieux et de pierreries étaient connues dans les abbayes carolingiennes. Celle de Niedermunster étonne par sa taille.
Pour pouvoir imaginer l’œuvre perdue des orfèvres du moyen âge, nous disposons de quelques textes et de plusieurs représentations anciennes.
- Le texte de l’Historia (1439) nous dit simplement : ‘ Hugues fit donc exécuter dans sa grande sagesse une croix très haute en bois de chêne, la fit recouvrir tout entière d’or et d’argent ciselé par de très habiles orfèvres’.… ‘eamque…auro et argento totam vestiri fecit’.
- Un petit dessin souvent attribué à H.Baldung Grien. (~1515) nous montre une croix avec des extrémités trilobées.
- Le vitrail de la Mairie d’Obernai (~1525) va dans le même sens sans donner beaucoup de détails.
Par contre, le texte du Père Lyra, publié en 1671, était accompagné de deux dessins forts précis décrivant la Croix de Niedermunster. Nous allons analyser ces deux gravures. (Lyra dans son opuscule est dithyrambique, il va jusqu’à citer Phydias pour affirmer la beauté du reliquaire.)
La croix connut les désordres des guerres. Elle fut restaurée, pour le moins, à deux reprises.
- En 1197, sous le règne d’Henri VI le Cruel, alors qu’ Herrade rédige l’Hortus Deliciarum et que la reine Sybille est emprisonnée à Hohenburg, l’abbesse Edelinde fait restaurer la croix reliquaire. Celle-ci devient le joyau de l’abbatiale nouvellement consacrée (1180).
- En 1669, par les Jésuites de Molsheim, avant sa mise en place dans l’église du lieu. Les gravures analysées ont été réalisées à l’occasion de cette seconde restauration.
La croix était ornée de vingt-et-un panneaux ciselés d’argent et relevés de dorures, situés sur les deux faces de l’œuvre.
Au dessus du Christ, un pélican nourrit ses petits, c’est le symbole de la charité. Une femme est représentée debout et de face au dessus de l’oiseau. Une deuxième femme est agenouillée, de profil sous le Christ. Certains ont cru reconnaître la Vierge, l’abbesse Edelinde ou la donatrice Aba dans l’une ou l’autre des représentations. Les autres tableaux de la croix montrent Marie avec une auréole. Nous pencherons plutôt pour l’abbesse Edelinde et Aba agenouillée.
Aux extrémités des bras de la croix figurent les évangélistes.
On reconnaîtra
- l’aigle de Jean,
- l’ange de Mathieu,
- le taureau de Luc
- le lion de Marc.
La face arrière de la croix reliquaire décrit en sept tableaux la vie du Christ : l’annonciation à Marie, la nativité, l’adoration des rois mages, la présentation de Jésus au Temple, le baptême du Christ, la Cène, Thomas incrédule, et l’Ascension.
Aux trois extrémités hautes de la Croix, se trouvent un homme et un serpent (en haut), une grappe de raisin (à gauche) et un pressoir (à droite).
Au centre, un disque donne une représentation de la Trinité, qui rappelle étrangement celle donnée par Herrade dans l’Hortus Delicarum : trois figures auréolées.
L'une d'elles, vraisemblablement le Saint Esprit, est représenté avec des ailes, comme un ange.
Les deux dernières images que nous vous présentons sont moins faciles à décrypter et ont fait l’objet de débats entre spécialistes.
En bas de l’envers de la croix figure un sacrifice. Un homme armé d’un couteau en menace un autre agenouillé, alors qu’un ange s’interpose…
On pense tout d’abord à Abraham et à son fils Isaac. Mais, pas d’autel, pas de bélier, alors on réfléchit ! Ne sommes-nous pas plutôt en présence de la tentative d’exécution du Comte Hugues le Peureux, donateur de la Croix et de ses reliques à Niedermunster ? Aba figure aux pieds du Christ, Hugues se doit d’apparaître également sur le reliquaire. (concernant Hugues et Aba, lire notre article ‘Arrivée de la Croix à Niedermunster').
Pour conforter cette explication, signalons que l’humaniste Wimpfeling a noté en 1508 une inscription située alors en bas de la croix ‘Herzog Hug von Burgund und Abba’. Hugues et Aba, les héros de l’Historia, sont nommés. Mais sont-ils vraiment représentés sur la Croix ? Remarquons que Wimpfeling qualifie Hugues de duc de Bourgogne. Ces simples mots seraient à l'origine de la vieille théorie des chevaliers ‘bourguignons’ qui accompagnaient le chameau de Niedermunster.
Le dernier tableau, situé à gauche de la Trinité, représente un homme agenouillé offrant une église à deux tours à Dieu. Certains parlent à nouveau d’Hugues offrant Niedermunster à Dieu.
Nous préférerons une image plus ancienne, celle du duc Adalric présentant Hohenburg et Niedermunster au Seigneur.
Le Christ est représenté en ronde-bosse et porte sur le front trois faisceaux de rayons. C.Wilsdorf pense que ces rayons datent de la restauration de 1669 par les Jésuites et que la statue portait auparavant une couronne d’épines, au moins depuis la restauration de 1197 par Edelinde.
Les chroniques rapportent d’ailleurs que cette couronne aurait été volée à Niedermunster en 1279, avant que les voleurs n’ait été appréhendés et le fruit du délit restitué.
Notre ami Specklin raconte bizarrement ce fait dans les Collectanées. Visiblement, il y a eu méprise, incompréhension, ou bien le bon Daniel avait beaucoup d’imagination.
Couronne volée à Niedermunster.
Alors la vieille couronne des rois alamans, qui existait encore, fut volée à Niedermunster, ainsi que la croix avec les reliques. Les voleurs ont été appréhendés et livrés au bourreau.
Notule 1059 – anno 1279
La Croix de Niedermunster faisait office de reliquaire. C’était une des raisons de son succès auprès des nombreux pèlerins qui visitaient le couvent. Quelles étaient ses reliques?
Selon l’Historia, les premières reliques ont été offertes au ‘roi de Francie’, vraisemblablement Louis le Pieux, à son départ de Jérusalem par le roi et le patriarche de la ville: ‘ des reliques saintes que je ne saurais toutes énumérer parmi lesquelles se trouvaient un fragment du corps du seigneur, la chair de son prépuce (id est caro preputii ), un morceau du bois très précieux du Seigneur (pars pretiosissimi ligni Dominici), ainsi que du sang très saint (sanctissimi sanguinis ) répandu pour le péché du monde’.
Toujours selon l’Historia, lors de la confection de la croix, Hugues et Aba font ajouter : ‘ d’ autres reliques de saints, notamment un bras de saint Denis et un bras de saint Blaise.’
Lors de la restauration de 1197, l’abbesse Edelinde fait apposer un texte au sommet de la croix pour commémorer cet embellissement. La liste des reliques y figure, on voit apparaître en plus des reliques déjà citées un 'fragment du manteau de la Vierge'.
Lors de la destruction de la croix pendant la Révolution Française, le 9 octobre 1793, le procès-verbal fait apparaître que les reliques étaient absentes et que les pierreries étaient fausses.. Les plaques d’argent sont fondues et rapportent 50 marcs et 2 onces, soit 12,3 kilogrammes environ. L’or n’est même pas mentionné !
La Croix avait-elle été pillée avant l’arrivée des gardes républicains ?
Peu porté sur l’adoration des ‘prétendues’ reliques, l’Abbé Grandidier cite dans son Histoire de l’Eglise de Strasbourg, Jean Baptiste Thiers et son Traité des Superstitions, paru en 1697.
‘Monsieur Thiers rapporte six églises qui se glorifient du prétendu avantage de posséder le prépuce de J.C. L’église de Latran à Rome, l’abbaye de Charroux dans le Poitou, Coulomb près de Nogent le Roi, Hildesheim en Allemagne, Anvers dans les Pays-Bas et un monastère du diocèse de Châlons , qu’il ne nomme pas. Il aurait pu ajouter une septième église qui est l’abbaye de Niedermunster, et aujourd’hui l’église du Collège de Molsheim. Perrus Comeflor dans l’histoire évangélique prétend que c’est un ange qui apporta cette singulière relique à Charlemagne, pendant qu’il priait dans le temple de Jérusalem.’
Rappelons que, de sources historiques, Charlemagne n’est jamais allé à Jérusalem et précisons qu’en fait ce sont une douzaine d’églises qui se sont disputé le fait de posséder cette relique.
Pour finir voici quelques lignes du livre de Jean Baptiste Thiers qui illustrent l’immense crédulité de l’époque ainsi que la fascination d’alors pour les reliques pieuses.
‘Les Moines de C. dans le Diocèse de C. s’avancent d’avoir le Prépuce de Notre Seigneur, que les bonnes gens de ce païs-là appellent le S.Prépuce, & ils le montrent aux femmes grosses, enchâssé dans un reliquaire d’argent, afin qu’elles puissent accoucher sans peine. Ce qui leur attire aussi des Oblations, des Evangiles et des Messes en grande quantité.’
L’abbaye citée par Thiers est en fait l’ abbaye de Coulombs, située en Dreux et Chartres. Le reliquaire cité existe toujours et est exposé dans le trésor de la cathédrale de Chartres. (Grandidier a commis une confusion en proposant Châlons.)
Revenons à la Croix de Niedermunster, ce trésor perdu de l’orfèvrerie carolingienne. Nous espérons vous avoir donné une image de ce qu’elle fut. Les croix monumentales de cette époque sont parfois citées, mais beaucoup ont disparu. A quelques kilomètres de chez nous, à Freiburg, la cathédrale possède cependant une croix datée de 1200 environ. Triumphkreuz in Münster Unsern Lieben Frau in Freiburg.
Ces dimensions ( 263 x 145 ) sont proches de celle de Niedermunster. La croix est suspendue dans le chœur. Elle est couverte de plaques d’argent ciselées et dorées. Des pierres précieuses figurent les blessures du Christ.
Les panneaux ciselés représentent d’une part Marie, mais aussi les apôtres assis à leur table d’écriture, sauf Marc qui est représenté avec son lion. On reconnaît également le Christ lors de l’Ascension.
Les dimensions de la croix, sa place dans l’église, les sculptures, les pierreries… fermez les yeux, rouvrez-les, vous êtes (un instant) dans l’église de l’abbesse Edelinde de Niedermunster ! :
Retrouvez nos articles dédiés à l’Abbaye de Niedermunster ( cliquez sur le lien )
- Vitrail de la Mairie d’Obernai, ~1525
- Croix de Niedermunster, deux gravures de Pierre Aubry le Jeune, publiées par le Père Lyra, 1671
- Détail des gravures de Pierre Aubry : les Evangélistes
- Détail des gravures de Pierre Aubry : la Trinité
- Détail des gravures de Pierre Aubry : la Vie du Christ
- Détail des gravures de Pierre Aubry : l’exécution d’Hugues le Peureux
- Détail des gravures de Pierre Aubry : Adalric remet Hohenburg et Niedermunster à Dieu
- Croix de la cathédrale de Freiburg in Breisgau, ~1200
- Ascension, détail de la Croix de Freiburg, ~1200
- D.Specklin, Collectanées,1589
- Père Lyra, Historia de antiqua cruce Molshemensi, 1671
- J.B.Thiers, Traité des superstitions, 1697
- P.A. Grandidier, Histoire de l’église et des évêques de Strasbourg, 1776
- J.A. Silbermann, Beschreibung von Hohenburg, 1781
- R. Will, La croix monumentale de Niedermunster, 1988
- C. Wilsdorf, Comment la sainte Croix parvint à Niedermunster, 2012
Nota : Dans l’article ci dessus, nous faisons à plusieurs reprises référence à l’ Historia. Ce texte date de 1439 et est cité dans son entier dans le livre de C. Wilsdorf.