La résurrection de Saint Materne à Ehl
Selon la tradition, dès le premier siècle de notre temps, Materne serait venu de Rome pour évangéliser l’Alsace. Dans le Ried, une humble chapelle nous rappelle la belle légende des premiers chrétiens d’Alsace, baptisés dans la source claire. En quelques lignes, nous allons tenter de raconter, puis de démêler cette étrange histoire. Et pour ce faire, reportons-nous d’abord à ce qu’écrivit, au quinzième siècle, Jakob Twinger de Koenigshoven, notre chroniqueur préféré.
Nous sommes à Rome aux environs de l’an 60. Saint Pierre cherche à évangéliser le monde. Il désigne Apollinaire pour aller à Ravenne, Martial en Aquitaine, Clément à Metz. Pour l’Alsace, ce sera Materne. Voici les mots employés par Koenigshoven ‘… gesant in dütsche lant bi dem Ryne.’ Materne se met donc en route, il est accompagné de Valère et d’Euchère, deux prêtres. Arrivé en Alsace, Materne commence par détruire le temple et les idoles païennes qui se trouvent alors à Ebersmunster, pour le remplacer par une église chrétienne. Il tente de convertir Strasbourg mais repoussé, revient sur ses pas. Son but est de rentrer à Ebersmunster, mais il meurt en chemin ! Materne est enterré par ses compagnons, à Ehl, non loin de l’Ill. Euchère et Valère sont fort affligés du décès subit de leur maître Materne. Ils sont ‘ betruebet’, nous dit Jakob. Tous deux décident alors de retourner à Rome auprès de Pierre. Celui-ci les reçoit cordialement, les réconforte et leur remet son bâton de pasteur avant de les renvoyer en Alsace. Ce qu’ils font, munis du précieux bourdon. Materne est alors déterré, et on met la férule de Pierre entre les mains du cadavre. Selon Koenigshoven, le corps est retrouvé ‘noch do frisch und wol smackende’, frais et sentant bon ! Après trente jours passés dans la tombe, Materne ouvre les yeux et reprend vie au contact du bourdon de Pierre, il se lève et sort de sa tombe devant la foule rassemblée qui demande aussitôt le baptême. La nouvelle du miracle se répand et Materne est, cette fois, bien accueilli à Strasbourg. Materne fonde alors l’église Saint-Pierre (aujourd’hui Saint-Pierre-le-Vieux), puis le Dompeter, près de Molsheim. Maison de Pierre, fondée du vivant de celui-ci par Materne ! Selon le bon chroniqueur, ces évènements ont eu lieu en l’an 63.
Par la suite, Materne continue ses voyages et convertit les villes de Trèves, de Cologne et de Congres. Materne vit encore trente ans avant de s’éteindre.
Koenigshoven termine son récit par une affirmation des plus étonnantes : Materne serait le fils de la veuve de Naïn dont parle l’ Evangile de Luc. Lors de son entrée dans la ville de Naïn, Jésus croise un convoi funéraire : une veuve porte en terre son fils unique. Jésus, ému, touche le cercueil et le jeune homme est ressuscité. ( Luc 7,11-17). Materne serait donc le seul saint arraché par deux fois à la mort. Une fois par le Christ lui-même en Galilée, une seconde fois grâce au bourdon de Saint Pierre, à Ehl, en Alsace.
Le lecteur avisé commencera par s’étonner de voir un Galiléen, qui aurait suivi tout d’abord Pierre à Rome, se retrouver en Alsace. Bigre ! Quel voyage à cette époque et quel dépaysement ! Notre cher Jakob ne donne guère d’explications sur ses sources. D’autres auteurs disent que Materne était fils d’un Comte de Padoue. Certains le disent même membre de la famille du Christ…
Plus sérieusement, ce sont les dates proposées par Koenighoven qui surprennent le plus. Le chroniqueur fait remonter l’évangélisation de l’Alsace au premier siècle, du vivant même de Pierre. Les historiens les plus sérieux se sont posés cette question. Grandidier et Schoepflin donnent un avis concordant : cette version est erronée. Pothin et Irénée sont les premiers évêques de Lyon à la fin du IIème siècle. Et il semble bien qu’ils aient créé le premier évêché de la Gaule Romaine.
De plus, si on se reporte à l’ histoire des églises de Trèves et de Cologne, les dates proposées sont différentes, Materne, évêque de Cologne se rend à Rome en 313 et en Arles en 314. Constantin est devenu empereur romain en 306. C’est sous son règne que le christianisme prend réellement son essor dans le monde romain et plus particulièrement en Gaule et, par suite en Germanie.
Il semble que Koenighoven se soit abusé lorsqu’il parle de Materne ‘du vivant de Pierre’. En fait, les premiers évêques de Rome, successeurs de Pierre, étaient souvent désignés sous ce même prénom pour montrer la continuité de la pensée de l’apôtre. C’est suite à cette première erreur que se serait forgée la légende.
Le Materne ‘historique’ serait mort à Trèves vers 325-328.
Le lecteur intéressé se reportera pour plus de détails au texte de l’abbé Grandidier, très complet et d’un accès aisé. ( Histoire de l’Eglise d’Alsace, Tome 1, Dissertations 1 & 2 )
Le retour à la vie de Materne, grâce au bourdon de Pierre, apporte une touche miraculeuse et bienvenue. Cet épisode sied au lecteur assidu de la chronique de Koenigshoven. Malheureusement, on retrouve cette belle anecdote, un peu partout, dans les villes de France. Austriclinien retrouve la vie par le même truchement à Limoges. Même miracle pour Saint Clément dans la ville de Metz. Saint Front ressuscite de la même façon Georges, évêque du Velay, à Périgueux. Et, Menge, évêque de Châlons, ramène à la vie son compagnon grâce à la robe de Pierre.
En ces temps de crédulité où les miracles étaient surtout destinés à attirer les fidèles et leurs dons, les auteurs de l’Eglise aimaient à recopier les belles légendes en l’honneur de leurs saints ‘locaux’.
Dans le cas de Materne cependant, on peut suivre la trace de la férule de Pierre. Alors, qu’il était évêque de Cologne, le bâton fut conservé dans son église. Au dixième siècle, Trêves demanda et obtint le partage du bourdon entre les deux cathédrales. Le bâton de Pierre fut scindé en deux ! En 1356, l’empereur Charles IV obtint la précieuse relique et l’emporta à Prague pour en orner sa cathédrale toute neuve, ainsi qu’il avait agi sur le Mont en s’appropriant le bras de Sainte Odile. Charles était un collectionneur ! ( se reporter à notre article consacré à Charles IV ). La férule serait toujours à Prague.
Terminons ce paragraphe lié à la légende de Materne par une question des plus intéressantes. Materne est resté, mort et enterré, quarante jours à Ehl selon Koenighoven. Qu’advint-il de son âme durant ce laps de temps ? Materne n’en souffla mot de son vivant. Par contre, en 1138, Materne apparaît à Gérard, abbé de Clairvaux ! Materne vient pour lui annoncer sa mort prochaine. Bigre ! Et Gérard a la présence d’esprit de lui poser la question de son passage dans l’au-delà. Et bien, la réponse de Materne est fort simple, durant ces quarante jours, Materne était au paradis ! Malheureusement, la chronique de Césaire de Heisterbach, qui rapporte ce fait, ne nous en dit guère sur l’aspect et la localisation du paradis….Jugez par vous même !
Si maints épisodes du texte de Koenigshoven peuvent nous faire sourire, il n’en reste pas moins qu’un dénommé Materne est bel et bien venu en Alsace, afin d’évangéliser la contrée. Les dates, certes, semblent hasardeuses, mais pourquoi remettre en cause l’ensemble du récit ?
Rendons nous à Ehl, près de Benfeld, pour admirer le petit sanctuaire dédié à Saint Materne.
Le lieu est retiré, calme, une humble chapelle se reflète dans une source limpide et fraîche. L’édifice actuel a été reconstruit après la dernière guerre. La statue de Materne qui domine le porche a été posée récemment (2007).
Saint Materne à Ehl
La tradition populaire raconte que les premiers chrétiens auraient été baptisés dans l’eau de la source par Materne. La source est ombragée, des petits poissons peuplent les deux bassins aux eaux claires. Il s’agit d’une source phréatique : la couche d’argile a cédé sous la pression de la nappe et l’eau s’écoule calmement, aux pieds des vieux platanes.
Koenigshoven nous dit que Materne avait détruit un temple païen à Ebersmunster. Les fouilles entreprises sur le site romain de Ehl ont permis la découverte d’une statue décapitée de Mercure, ainsi que de nombreuses monnaies romaines datant de Constantin. Ainsi tout ne serait pas légende. Et un fond de vérité serait-il à la base de cette belle histoire ?
Nota : Mercure a remplacé sous l’occupation romaine d’anciennes divinités germaniques, le plus souvent Wotan. On retrouve des représentations de ce ‘Mercure’ dans toute l’Alsace. Laguille, dans son Histoire de la province d’Alsace, nous propose la représentation étonnante d’un bronze de ces ‘Mercure-Wotan’. Cette statue était exposée, encore en 1525, dans la Cathédrale de Strasbourg.
Sur le site d’Ehl, à proximité du lieu de la première sépulture de Materne, plusieurs églises et couvents se sont succédés au cours des siècles. Notre pape Léon IX aurait même consacré l’église de l’an 1002. Les derniers occupants des lieux furent les frères de la congrégation de Matzenheim. L’église et les bâtiments ont malheureusement disparu lors de la dernière guerre (1945). Nous vous proposons une vue du couvent réalisée par Winckler en 1884, qui montre l’importance du pèlerinage d’alors.
Voici un dessin de Merian qui nous montre la chapelle qui précéda l’édifice actuel, ainsi qu’une vue de la source à la même époque.
La fondation de Saint Pierre le Vieux à Strasbourg par Materne est remise en cause par la plupart des historiens. Il semble bien difficile de se prononcer également sur le Dompeter proche de Molsheim. Quoique… Nous reviendrons prochainement sur le Dompeter et sa source de Sainte Pétronille. Aujourd’hui, nous nous contenterons de vous proposer quelques images de ce site bien connu de tous les Alsaciens. Allez-y ! Courrez-y !
Le Dompeter à Avolsheim
Quant à Ebersmunster, où, selon Koenigshoven, Materne détruisit un temple païen…. Les fouilles confirment que Novientum était bien le lieu d’un camp retranché des romains. On ne sait si Jules César y est vraiment venu, encore moins, s’il fut le fondateur du mystérieux temple dédié à Mercure. Par contre, la présence romaine est attestée par la découverte de monnaies romaines, des traces de la voie romaine et de tumuli. Beatus Rhenanus ( 1485-1547 ) parle de ruines romaines et d’une statue de Diane gardée dans le sanctuaire de l’abbaye, jusqu’à sa destruction par les Rustauds lors du sac de l’abbaye en 1525.
Décidément, il y a du vrai dans la légende de Materne !
- Vitrail de Saint Materne, cathédrale de Cologne
- Photographies de la chapelle d’Ehl et du Dompeter, PiP
- Schéma Materne en Alsace, PiP
- Mercure- Wotan, présenté par Laguille
- Statue de Mercure, fouilles de Ehl, J.J. Hatt
- Extraits des livres de Koenigshoven et du moine Césarius
- Plan du Couvent Saint Pierre des Recollets, Winckler, 1884
- Dessin de l’ancienne chapelle Saint Materne d’Ehl, d’après Merian
- Césaire de Heisterbach, dit ‘le moine Césarius’, Dialogues,~1210
- Jakob Twinger de Koenigshoven, Chronique, 1419
- Louis Laguille, Histoire de la Province d’Alsace, 1727
- Jean Daniel Schoepflin, Alsatia Illustrata, 1761
- Philippe Grandidier, Histoire de l’Eglise de Strasbourg, 1777
- Hunckler, Histoire des Saints d’Alsace, 1837
- Xavier Ohresser, Histoire de l’abbaye d’Ebersmunster, 1963
- J.J. Hatt, Gallia, Tome 26, fasc 2, 1968