Le Grand Sapin de Strasbourg, au Hohwald
La stèle qui borde le sentier au dessus de la cascade du Hohwald est fort érodée presque illisible. Fort heureusement, j’étais accompagné d’un germaniste distingué. Il a su, sous ses doigts agiles, parcourir les lettres gothiques et déchiffrer : "Hier stand die von F. Rückert besungene Strassburger Tanne"
Bigre, la stèle est dédiée à un arbre disparu ! Mais qui était Rückert ? et que nous a-t-il dit ?
Friedrich est né en 1788. C’était un spécialiste des langues orientales, disons-le, un génie, un phénomène. Friedrich parlait, parait-il, 45 langues. La liste serait longue, citons cependant les plus exotiques : l’afghan, l’arménien, l’azéri, l’hawaïen, le copte, le letton, le malais, le persan, le sanskrit et l’araméen…
Rückert a passé sa vie à traduire les textes les plus étonnants. De plus, Friedrich était un poète reconnu et apprécié des compositeurs de son temps. Plusieurs de ses textes ont été mis en musique par les grands noms d'alors : Gustav Mahler, Robert Schumann et Franz Schubert.
Le Grand Sapin de Strasbourg était situé près de la cascade du Hohwald, ce devait être un arbre remarquable puisque son souvenir est venu jusqu’à nous. Il était tricentenaire et fut abattu en 1816. Friedrich a écrit à cette occasion, à 28 ans, un long poème plein de charme certes, mais aussi teinté de nationalisme allemand.
La stèle qui rappelle le poète et le résineux fut dressée lors du rattachement de l’Alsace à l’Allemagne. Lors du retour à la France, elle n’a pas été détruite ou endommagée.
Sans elle, nous ne parlerions aujourd’hui pas du Grand Sapin.
Voici le texte de Friedrich, et une tentative de traduction pour nos amis des DOV-TOV ( départements et territoires d’Outre-Vosges).
Bei Straßburg eine Tanne Près de Strasbourg, se dressait un sapin
Im Bergforst, alt und groß, Dans la forêt, sur la montagne, vieux et haut
Genannt bei jedermanne Tout le monde l’appelait simplement
Die große Tanne bloß, Le Grand Sapin.
Ein Rest aus jenen Tagen, Souvenir des ces temps
Als dort noch Deutschland lag; Où ces lieux étaient allemands.
Die ward nun abgeschlagen Maintenant, il est abattu
An diesem Pfingstmontag. C’était un lundi de Pentecôte.
Da kamen wie zum Feste Alors ils étaient venus comme à la fête
Zusammen fern und nah Tous ensemble, de loin, de près
In ganzen Scharen Gäste, Tout un groupe de participants
Und sahn das Schauspiel da. Qui ont assisté au spectacle.
Sie jauchzeten mit Schalle, Ils exultaient bruyamment
Als niedersank ihr Kranz, Quand sa couronne est tombée,
Und hielten nach dem Falle Et après sa chute, dans la maison forestière
Im Forsthaus einen Tanz. Ils ont dansé.
Hat einer wohl vernommen, L’un d’entre eux a-t-il bien compris
Was, als die Wurzel brach, Lorsque, la racine s’est rompue,
Im Herzen tief beklommen Angoissé au fond de son cœur,
Zuletzt die Tanne sprach? Ce que le sapin a dit à sa dernière heure ?
Ein Widerhall vernahm es, L’écho l’a entendu
Der trug von Ziel zu Ziel Il l’a porté de place en place
Es weiter, und so kam es De loin en loin, et ainsi
Hier in mein Saitenspiel. Il a atteint mes couplets.
So sprach die alte Tanne: Voici ce que dit le vieux sapin :
Ich stehe nun der Zeit Je suis ici
Hier eine lange Spanne Depuis si longtemps
In dieser Einsamkeit, Dans cette solitude,
Von dieses Berges Gipfel Me dressant dans la brise
Mich streckend in die Luft; De ce sommet de montagne ;
Es webt um meine Wipfel Elle tourne autour de ma cime,
Noch der Erinn'rung Duft. Parfum de mes souvenirs.
Ich sah in alten Zeiten J’ai vu dans les temps anciens
Die Kaiser und die Herrn Les empereurs et les puissants
Im Lande ziehn und reiten; Qui parcouraient le pays à cheval
Wie liegt das heut so fern! Comme tout cela est loin !
Da mocht' ich wohl mit Rauschen Alors, je voudrais les saluer
Sie grüßen in der Nacht, D’un murmure dans la nuit
Und mit den Winden tauschen Et partager avec les vents
Gespräch von deutscher Macht. Le discours de la force allemande.
Dann kam die Zeit der Irrung, Ensuite est venu le temps des erreurs,
Des Abfalls in das Land, Du déclin du pays,
Voll schmählicher Verwirrung, Rempli d’un désarroi honteux,
Da ich gar traurig stand; Je restai là, triste ;
Es klirrten fremde Waffen, On entendait sonner les armes étrangères,
Es zuckte mir durchs Mark, Je frémissais jusqu’à la sève,
Ich sah die Zeit erschlaffen, Je voyais le temps mollir,
Und blieb kaum selber stark. Et moi, j’avais peine à rester fort.
Den Himmel sah ich säumen Dans le ciel, une nouvelle aurore
Ein neues Morgenrot, Tardait à paraître,
Es scholl aus fernen Räumen De lointaines régions
Der Freiheit Aufgebot; Louchait une promesse de liberté ;
Ich sah auf alten Bahnen Je voyais les nouveaux allemands
Die neuen Deutschen gehn, Marcher sur les vieilles voies,
Die lang entwohnten Fahnen Les drapeaux oubliés depuis longtemps
Vom Rheinstrom her mir wehn. Flottaient depuis le Rhin, vers moi.
Da schüttelten die Winde Alors, les vents ont secoué
Mein altes Haupt im Sturm; Ma vieille peau dans la tempête ;
Vor Schreck entsank der Rinde, De peur, l’écorce a éclaté
Der sie genagt, der Wurm: Elle, que le ver avait rongée :
Nun werden deutsch die Gauen, Bientôt ces terres seront allemandes
Vom Wasgau bis zur Pfalz; Du Wasgau au Palatinat
Und wieder wird man bauen Et on reconstruira
Hier eine Kaiserpfalz. Ici, une terre d’empire
Doch als das große Wetter Pourtant quand la tempête
Eilfertig, ohne Spur, Diligente, Sans laisser de traces,
Wie Windeshauch durch Blätter, Comme le souffle du vent dans le feuillage,
Dahier vorüberfuhr: Passait par ici ;
Mein Wipfel ist geborsten, Ma cime frémissait,
Es wird nicht mehr der Aar L’Aar ne sera plus le socle
In diesen Forsten horsten, De cette forêt,
Der meine Hoffnung war. Lui qui était mon espoir.
Lebt, Adler, wohl und Falken! Aigles, vivez bien, et vous aussi faucons !
Ich fall' in Schmach und Graus, Je tombe, dans l’ignominie, le cauchemar
Und gebe keinen Balken Et ne deviendrais pas une poutre
Zu einem deutschen Haus; Dans une maison allemande ;
Man wird hinab mich schleppen, Ils vont me traîner là, en bas,
Und drunten aus mir nur Et probablement ils ne feront de moi
Versehn mit neuen Treppen Qu’ un escalier neuf
Mairie und Präfektur. Pour la ‘mairie’ et la préfecture.
Doch, jüngre Waldgeschwister, Pourtant, vous, mes frères cadets de la forêt,
Ihr hauchet frischbelaubt Vous murmurez de vos jeunes feuilles,
Teilnehmendes Geflister Ce chuchotement accompagne
Um mein erstorb'nes Haupt; Ma mort ;
Euch alle sterbend weih' ich A vous tous, en mourant, je vous prédis
Zu schönrer Zukunft ein, Un avenir meilleur,
Und also prophezei' ich, Et je prophétise,
Wie fern die Zeit mag sein: Quelque soit le temps où ceci viendra :
Einst einer von euch allen, Un jour, un de vous,
Wenn er so altergrau Lorsqu’il sera très âgé,
Wird, wie ich falle, fallen, Tombera comme je le fais aujourd’hui,
Gibt Stoff zu anderm Bau, Il donnera matière à d’autres travaux
Da wohnen wird und wachen Là, où habitera un prince
Ein Fürst auf deutscher Flur; Qui veillera sur le sol allemand ;
Dann wird mein Holz noch krachen Alors, mon bois craquera un nouvelle fois,
Im Bau der Präfektur. Dans leur préfecture.
Si Friedrich décrit avec brio et nostalgie la peine ressentie lors de la disparition d’un de ces colosses de nos forêts, ses vers donnent une image qui surprendrait les paisibles promeneurs qui découvrent la stèle au fond de la forêt. Quelques années avant la guerre de 1870, le poète montre un sentiment nationaliste et revanchard très marqué à l’encontre de ces français qui, pour lui, occupent un sol ‘allemand’. Friedrich prophétise et annonce la guerre et le retour de l’Alsace au Reich. Il n’apprécient pas les français qui sont juste bons à construire des escaliers…
Les années ont passé, ce nationalisme semble aujourd’hui hors de propos, dépassé, incongru. Il a causé, après la guerre de 1870, deux autres conflits qui ont fait tant de mal et perpétré tant d’horreurs. La France et l’Allemagne sont aujourd’hui deux pays amis, nul conflit ne saurait aujourd’hui les séparer. L’Alsace connaît depuis soixante-dix ans la paix qu’elle attendait depuis des siècles. Marchons dans la forêt vosgienne, admirons les sapins, oublions les haines passées.
Le Grand Sapin était le plus âgé des Vosges, il donnait des signes de dépérissement et devait être abattu. Les autorités ont décidé d'organiser une véritable fête pour la chute du Grand Sapin. Plus d’un millier de spectateurs…hautbois, cors et violons… repas tiré du sac, les badauds ont emporté en souvenir des morceaux d’écorces, des lichens, des petits rameaux…
Voici quelques chiffres qui donnent une idée de qui était le Grand Sapin
- Diamètre à la base :1,65 mètres
- Circonférence : 5,20 mètres
- Hauteur : 31 mètres
Il ne fallait pas moins de seize hommes pour l’entourer
Age estimé 325 ans !
Le Grand Sapin poussait au Hohwald avant que Christophe Colomb ne découvre l’Amérique !
Merci à notre lecteur et ami Edy qui nous a communiqué l'article de Claude Jérome, paru dans L’Essor, N° 123 de juin 1984. Nous lui devons ces précisions !
Le Hohwald est un village de montagne des plus agréables. Nous vous proposons une courte promenade qui vous permettra d’admirer le Parc du Séquoia, le stèle du Grand Sapin, la cascade du Hohwald et de tremper vous pieds dans un magnifique pédiluve.
Dans le rôle du médiéviste germaniste, mon ami Jean-François. Dans le rôle du Haut Sapin, celui de mon ami Gérard. Merci à eux!
Terminons par un autre poème de Friedrich, cité par Jules Michelet : L’aile.
Des ailes, des ailes, pour voler
Par montagne et par vallée !
Des ailes pour bercer mon cœur
Sur le rayon de l’aurore !
Des ailes pour planer sur la mer
Dans la pourpre du matin !
Des ailes au-dessus de la vie !
Des ailes par delà la mort !