1196, Conrad de Lutzelbourg
Voici un texte, fort ancien ! Il concerne un certain Conrad, dit Scezelin. Nous sommes en présence de la première citation retrouvée d’un seigneur du château de Lutzelbourg. Le burg de Conrad dominait alors, seul, le village d’Ottrott. Lutzelburg était le ‘petit château’ du Mont-Sainte-Odile, c’était il y a 820 ans.
Si j’en crois Christian Pfister qui a relevé cette charte G1229 aux Archives de la Basse-Alsace en1892, le texte latin commence ainsi ‘Notum sit omnibus tam futuris quam presentibus quod Cunradus de Luzelenburc qui cognominatus est Scezelin diu retinuit censum quem debuit ecclesie in Hohenburc de decimatione in Tutelnheim….’
Et voici la traduction que nous vous proposons de l'ensemble de ce document,
Que soit connu de tous, qu’ils soient présents aujourd’hui ou dans le futur, que Conrad de Lutzelburg, surnommé Scezelin, a gardé depuis longtemps par-devers lui, une redevance qui revenait à l’église de Hohenburg concernant la dîme de Duttlenheim.
Mais aussi, que poussé par l’amour de Dieu, souhaitant racheter le tort que représente envers l’église de Hohenburg de cette redevance longtemps retenue, il concède en tant que propriété, à Sainte Marie et Sainte Odile de Hohenburg, trois champs et un ‘virdegezal’ sis à Rosheim, et ce, en présence de son épouse Tuda et de son fils Walther. Un de ces champs est situé sur le Lutzelberg, les autres sont des pâturages sur les hauteurs.
Les témoins de ces faits sont Egelolf de Mundingen, Burkard de Lapide, Conrad de Rupe, Conrad l’échanson, Ludwig de Rosheim, Conrad intendant de Rosheim, Ludwig intendant de Blendenheim, Siegfried cellérier de la même ville et plusieurs autres.
Ces actes datent de l’année 1196 de l’incarnation du Seigneur, Herrade était abbesse en ces temps.
Deux remarques :
- Christian note que les mots Tuda et Walther, prénoms de l’épouse et du fils, ont été ajoutés sur le texte.
- Ne trouvant pas de traduction 'évidente', nous avons gardé le mot ‘virdegezal’ tel qu’il apparaît dans la charte. Selon Jean Wirth, ce terme pourrait correspondre à Verdingzedel, on parle alors d’un contrat, ou d’un marché.
Selon Bernhard Metz, ce mot (plus tard vierdezal, encore plus tard vierzal) désigne un quart d'acker; l'acker était une mesure agraire qui fait 20 à 50 ares selon les lieux. Conrad aurait cédé quelques ares sis à Rosheim à l'abbesse de Hohenburg.
La transaction fait suite à un différent entre l’abbaye de Hohenburg, au sommet du Mont Sainte Odile, et Conrad de Lutzelbourg, surnommé Scezelin. Notre Conrad ne payait pas l’impôt depuis ‘longtemps’ pour ses biens situés à Duttlenheim. Bigre ! Scezelin-Conrad était un expert de l’évasion fiscale du XIIème siècle !
Poussé par les remords, et peut-être par les relances de l’abbesse, Conrad décide de régulariser. Au titre des dommages, Conrad propose trois champs et un ‘virdegezal’ à Rosheim, tout près du Mont. Sa dette devait être importante ! Notre Conrad percevait la dîme pour Hohenburg, il était propriétaire à Rosheim.
Nous ne pouvons que suivre le raisonnement de Jean Wirth : Conrad devait être un des seigneurs chargés par les Hohenstaufen de protéger les monastères de Sainte Odile. L’empereur est alors Henri VI le Cruel. Il est, comme ses prédécesseurs depuis Frédéric Barberousse, l’avoué de Hohenburg.
Un des champs cité dans la transaction serait sis sur le ‘Lutzelberg’ ! La famille de Conrad aurait donc donné son nom à une ‘montagne’. Ceci souligne son importance et nous amène à faire le lien avec le château homonyme de Lutzelbourg, au dessus d’Ottrott. Conrad était très vraisemblablement le seigneur du premier château d’Ottrott, celui qui fut fouillé par C.L. Salch et D. Fèvre, entre 1970 et 2001. Les vestiges de cette forteresse ont été dégagés et sont encore visibles aujourd’hui entre les deux ruines majestueuses et plus récentes, qui dominent Ottrott. La base du donjon de Conrad de Lutzelburg perdure entre les deux burgs qui lui ont succédé.
Quelques années plus tard, l’incendie ravage la forteresse de Conrad. Accident ou guerre liée au Petit Interrègne, nous ne saurions dire. Le donjon-palais du Rathsamhausen est alors érigé (cliquez sur le lien). La famille de Lutzelbourg prend de l’importance : quarante ans plus tard, Elizabeth de Lutzelburg (+1233) devient abbesse de Hohenburg ! C’est tout dire.
- Parmi les signataires de la transaction, nous relevons deux noms qui portent à réflexion : Burkardus de Lapide et Conradus de Rupe.
Le substantif latin Lapide a donné lapidaire, c’est une traduction de ‘pierre’.
Le substantif latin Rupe a donné rupestre, c’est aussi une traduction de ‘pierre’.
Ces deux noms propres, Lapide et Rupe, se retrouvent dans plusieurs chartes de cette époque concernant le Mont et ses environs. Les historiens ont souvent traduit ces deux noms par Stein et fait le rapprochement avec le Château de la Roche, situé dans la haute vallée de la Bruche, au dessus de Schirmeck. Les propriétaires n’étaient-ils pas les Rathsamhausen zum Stein ?
Pourtant dans notre texte, les deux noms apparaissent. L’un cité juste derrière l’autre… Pourquoi aurait-on utilisé dans le même texte deux noms différents pour les membres d’une même famille ? Etrange, non ?
Nous hasarderons une piste encore peu explorée : l’existence de deux familles distinctes. Les premiers seraient les Stein du château de la Roche, et les autres seraient les Stein du château de Dreistein. Certes, quelques siècles plus tard, les deux châteaux finiront dans la famille de Rathsamhausen zum Stein. Mais au douzième siècle, la situation pouvait être bien différente. Le sujet mériterait le travail d’un véritable historien.
- Les derniers mots de la charte sont les suivants ‘Ces actes datent de l’année 1196 de l’incarnation du Seigneur, Herrade était abbesse en ces temps.’
Herrade vivait donc toujours en 1196. Alors que Gyss nous dit qu’Herrade meurt en 1195. Joseph n’avait pas lu cette charte.
Herrade avait été l’abbesse du renouveau de Hohenburg, la poétesse et l’artiste qui avait créé l’ Hortus Deliciarum. Nous découvrons, ici, une abbesse qui savait gérer son abbaye et n’hésitait à réclamer son dû. Le livre de Christian Pfister propose la retranscription de plusieurs chartes de la même période, même style procédural, contenus analogues : Herrade savait se défendre ! Artiste intelligente et lettrée, Herrade se révèle ici procédurière et chicanière !
- Joseph Gyss, Histoire de la Ville d’Obernai, 1866
- Christian Pfister, Le duché mérovingien d’Alsace et la Légende de Sainte Odile, 1892
- Jean Wirth, Les Châteaux-forts alsaciens, du XIIème au XIVème siècle, 1975
- J. Rothmuller, porte et barbacane du Lutzelbourg, versant est, 1829
- Photographie des châteaux, FrP et ElJ
- Carte des lieux cités, PiP