Germain, abbé de Moutier-Granval, assassiné par le Duc Adalric
Les faits que nous vous narrons aujourd’hui se sont déroulés en Suisse, au septième siècle de notre ère, vers l’an 670. Et pourtant, ils sont bel et bien liés au Mont-Sainte-Odile. Il s’agit du meurtre dans une forêt helvète d’un abbé reconnu comme un saint homme, Germain. Et d’un accusé qui n’est autre que le duc d’Alsace Adalric, père de Sainte Odile.
La vie de Germain, né vers 610, nous est connue par les écrits de Bobolène, moine en l’abbaye de Moutier-Granval. Bobolène écrit sa ‘Vita Germani’ quelques dizaines d’années après la mort de l’abbé Germain, les témoins oculaires des faits rapportés sont alors encore vivants. Le texte de Bobolène peut donc être lu avec confiance, les dates et acteurs cités correspondent avec les autres textes connus de l’époque.
(La mort de Germain serait intervenue en 666 si j’en crois Jean Trouillat, en 675 si je suis Christian Pfister.) Mais, voyons le texte de Bobolène…
Rédigée en latin, la Vita Germani’ comporte sept chapitres, qui couvrent huit feuillets dans la retranscription de J. Trouillat. Je résume brièvement les premiers chapitres avant d’en venir au sujet principal : la mort violente de Germain.
- Chapitre I : Germain est né à Trêves dans une famille noble. Son frère Numerianus deviendra évêque de Trêves.
- Chapitre II : Germain quitte trêves pour Remiremont, où il se fait remarquer par sa piété. ‘exemplum humilitatis et caritatis omnibus ostendebat’.
- Chapitre III : Germain rejoint alors Waldebert, abbé de Luxeuil. Le couvent accueille de nombreux moines et Waldebert songe à créer un deuxième monastère.
- Chapitre IV : Gondoin est alors duc d’Alsace. Il offre à Waldebert les terres nécessaires à cette fondation. Ce sera un vallon très fertile nommé ‘Grandis Vallis’, non loin de Bâle. Les terres sont situées le long de la Birse, rivière très poissonneuse, nous précise Bobolène.
- Chapitre V : Germain est nommé abbé de Granval. Il attire de nombreux moines, le couvent prospère grâce au travail de tous. Germain dirige aussi Sainte Ursanne (Doubs) et Schönnenwerth (Aar).
- Chapitre VI : La vie continue ainsi jusqu’à la mort du duc d’Alsace Gondoin, bienfaiteur de Granval, puis celle de Boniface, son successeur. Leur succède alors le duc Adalric ! Oui, c’est bien du papa de Sainte Odile qu’il s’agit. Le texte de Bobolène cite ‘Chatalricus , dit Caticus’. Mais, nous sommes en ces temps où les Clothaire deviennent Lothaire, les Clovis, Louis… et notre Chatalric devient Adalric ou notre Catic devient Athic. Mais, que nous raconte Bobolène ?
‘Adalric commença, de façon indigne, à opprimer ces gens voisins du couvent : il voulut leur faire payer l’impôt, ce que leurs ancêtres avaient toujours refusé de faire’. Bigre ! Nous sommes au VIIème siècle et le fisc semble déjà fort décrié.
La situation s’envenime et Adalric vient occuper la vallée avec ‘ses troupes d’Alamans, de race belliqueuse’. Fichtre ! Devant l’avancée de l’armée d’Adalric, les paysans demandent à Germain d’intercéder, de jouer le rôle de médiateur pour les défendre. Germain accepte de rencontrer le duc et va à son encontre, vêtu de ses vêtements sacerdotaux, muni de livres saints et accompagné du bibliothécaire de l’abbaye, un certain Randoald. Ceci ne va pas sans mal : ‘Mais avant qu’ils ne se rencontrent, des ennemis, inspirés par le diable, le jetèrent à terre.’ Cependant, Germain parvient à rejoindre Adalric, accompagné du comte Eric, et le rencontre dans l’église Saint Maurice à Courtatelle près de Delémont.
- Chapitre VII : Nous vous proposons notre traduction du texte intégral de Bobolène.
‘Germain commence à le haranguer et lui dit : ‘Ennemi de Dieu et de la Vérité, tu agresses des Chrétiens ! Pourquoi ne redoutes-tu pas de conduire au naufrage le couvent que j’ai édifié ?’ Il espérait la demande de pardon après les crimes commis. Adalric fit mine, fausse humilité, de proposer une caution et lui tendit la main pour conclure le marché. Mais Germain refusa, assurant se satisfaire de ce qui avait été dit. Il sortit seul avec son compagnon, nommé Randoald, de l’église Saint-Maurice et y laissa Adalric. Mais voyant que rien ne changeait, mais qu’au contraire, partout dans la vallée, ils déchiraient les voisinages du monastère tels des loups, et livraient aux flammes leurs maisons, il pleura vers Dieu, et tendant ses mains et ses paumes vers le ciel, il s’écria : ‘Regarde, mon Dieu ! Ne garde pas le silence, des barbares nous agressent !’.
Germain veut rejoindre son monastère, ils sont suivis par des hommes habités par le diable. Lorsqu’il les voit, Germain , martyr et prêtre de Dieu, leur adresse ces paroles bienveillantes : ‘ Mes enfants, ne perpétuez pas ce qui est contraire à la volonté de Dieu !’. Mais ceux-ci, poussés par le diable, lui avaient retiré ses vêtements. En cette circonstance, Germain reconnut que son martyr était proche et il dit à son frère Randoald, : ‘Nous sommes les victimes de la paix, mon frère, parce que, aujourd’hui, nous touchons le fruit de nos bonnes actions’. Alors ils le dépouillèrent. Germain dit : ‘Je te rends grâce, Bon Pasteur, de ne pas m’avoir spolié de tes biens. Daigne me recevoir avec mon frère dans la cohorte de tes saints’. Ensuite une voix venue du ciel dit : ‘ Viens, créateur de paix, les cieux te sont ouverts, mes anges te louent et te mènent à la Jérusalem Céleste’. Alors l’un d’eux, le plus audacieux, animé par le diable, le transperça de sa lance, ainsi que Randoald. Le corps reste sans vie, l’âme monte aux cieux.
Alors, ces actes accomplis, ses frères vinrent le chercher, lui et celui qui lui était proche. Ils le trouvèrent à la troisième heure de la nuit, ainsi que son compagnon. Avec des pleurs, ils le transportèrent en l’église Saint-Urcisin qu’il avait fait bâtir, et se prosternèrent devant le corps nu, sous l’œil de Dieu….’
Le moine de Granval signe ainsi son texte : ‘Bobolenus exiguus omnium presbyterorus’. Bobolène, le plus petit d’entre les prêtres. Voilà un garçon bien modeste.
Ainsi vécut Germain selon la Vita écrite par notre ami Bobolène. Nous y découvrons un Adalric âpre au gain, violent, n’hésitant pas à faire assassiner un abbé après avoir conclu avec lui un accord de paix. Nous sommes bien loin du duc décrit dans la Vita d’Odile, manuscrit de Saint -Gall, qui nous décrit Adalric, un homme, certes ‘un rien’ violent, mais très pieux. Adalric repousse sa fille aveugle à la naissance, puis frappe son fils qui meurt de ses blessures lors du retour d’Odile à Hohenburg. Certes, mais le manuscrit de Saint-Gall nous raconte aussi comment Adalric avait d’abord construit une église sur le Mont Sainte Odile, et puis comment il termine sa vie pieusement après avoir offert le couvent d’ Hohenburg à Odile. Personnage complexe, Adalric est au centre de la légende de Sainte Odile. Mais que savons-nous du personnage historique ?
Sous les rois mérovingiens, les royaumes étaient essentiellement divisés en comtés.
Il en fut ainsi de l’Alsace qui depuis l’occupation romaine était divisée en deux entités. L’Alsace du Nord avait pour capitale Argentoratum (Strasbourg). Elle est située dans la province de la Germanie Première, capitale Moguntiacum (Mayence). L’Alsace du Sud a pour capitale Augusta Rauricorum (Bâle). Elle est partie de la Maxima Sequanorum, capitale Vesontio (Besançon).
En 496, les Allamans sont vaincus par Clovis, et l’Alsace fait alors partie du royaume franc. Les Mérovingiens placent un comte dans chaque cité : Bâle et Strasbourg.
Ce n’est qu’ au septième siècle qu’ apparaît le premier duché d’Alsace qui regroupe les deux comtés. Le Duc exerce le commandement militaire, l’administration des comtes, il fait lever l’impôt. Son seul chef est le roi des francs. Il est nommé et révoqué par lui. A ses côtés, un fonctionnaire, le ‘domesticus’ administre les biens du roi.
Voici la liste des Ducs d’Alsace, établie par C. Pfister :
- Gondoin ( Sigisbert est alors roi d’Austrasie 638-656).
- Boniface ( cité vers 660 dans un acte de Childéric II )
- Caldaric ou Catic, nommé encore Adalric ou Atic
- Adalbert, fils d’Adalric, cité duc en 722
- Liutfrid, fils d’Adalbert, duc d’Alsace en 722 également. Son frère Eberhard est alors ‘domesticus’ dans le duché.( les deux frères sont cités en 723,726, 728,733,737 et739 ). Eugénie, leur sœur, est alors abbesse de Hohenburg.
Après Liutfrid, petit fils d’Adalric, le titre de duc d’Alsace disparaît de l’histoire. Le Duché n’aura duré qu’une centaine d’années.
Sur le duc Adalric lui-même, Christian Pfister juge comme historiquement prouvés les faits suivants.
Un diplôme signé de Childéric II, daté de 673, cite Adalric, duc d’Alsace, ainsi qu’un comte Robert. La même année, Childéric est assassiné. Lors des troubles liés à la succession du roi, Adalric prend le parti d’ Ebroïn, maire du palais influent, qui s’oppose au frère de Childéric, Thierry. Thierry est défait à Mont Sainte Maxence et son ministre Leudésius est assassiné. Réconciliation entre Thierry et Ebroïn qui reprend la charge de Maire du Palais.
La succession de Childéric semble enfin résolue. Bien isolé, Léger, évêque d’Autun, s’oppose au nouveau pouvoir. Il est emprisonné et Ebroïn lui fait crever les yeux, Adalric pourrait être impliqué, mais Pfister ne trouve pas de texte historique pour l’attester.
Lyon résiste encore à l’appel de son évêque. Adalric participe à l’expédition hasardeuse contre Lyon. Ebroïn et Adalric sont défaits, et c’est Dagobert II qui accède enfin au trône en 674. Adalric rejoint, pour un temps, le camp du vainqueur.
C. Pfister atteste encore plusieurs épisodes du règne d’Adalric.
- Adalric commandite l’assassinat de Germain, abbé de Moutiers, et de son bibliothécaire Randoald. (vers 675 selon Pfister) avant de dévaster le Sorngau.
- Adalbert, fils d’Adalric, est nommé comte par Thierry. Adalric est alors le seul maître de toute l’Alsace.
- Persécuteur de Saint Léger, assassin de l’abbé Germain, Adalric fonde deux couvents.
- 1 Hohenburg, couvent de femmes, qu’il confie à sa fille Odile
- 2 Novientum, qu’il donne à un certain Eberhard, disciple de Saint Dié, et qui prendra bientôt le nom d’Ebermunster. (diplôme signé de Thierry, 683) - Il est probable qu’Adalric ait participé à la bataille de Testry, avec Pépin le Bref. En effet, le duché d’Alsace reste acquis à sa famille. En 722, une charte de l’abbaye d’Honau porte le nom d’Adalbert, duc d’Alsace.
Voilà ce que nous disent les textes historiques. Si nous ajoutons la description du Manuscrit de Saint Gall, nous sommes en face d’un homme violent, guerrier, voulant asseoir la puissance de sa famille dans son duché, par tous les moyens imaginables, ne reculant pas devant un meurtre, mais aussi, un homme croyant, pieux, dépensant une part de sa fortune pour créer deux couvent Hohenburg et Ebersmunster.
Comme beaucoup de seigneurs de son temps, Adalric régnait par la force, et n’hésitait guère sur moyens d’affirmer sa puissance. Comme beaucoup de puissants, il craignait Dieu et voulut à la fin de sa vie assurer son salut par des dons importants à l’Eglise.
Les faits historiques et la Vita d’Odile montrent les deux visages du Duc d’Alsace. Histoire et légende tracent le portait contrasté du même homme.
- Bobolène, Vita Germani, ~700
- Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, 1738
- J.M.Pardessus, Diplomata, 1848
- J. Trouillat, Monuments de l’histoire de l’ancien évêché de Bâle, 1852
- Christian Pfister, Le Duché Mérovingien d’Alsace et la Légende de Sainte Odile, suivis d’une étude sur les anciens monuments du Sainte-Odile, 1892
- M.T. Fischer, La vie de Sainte Odile, 2006
- Localisation des lieux évoqués, PiP
- La mort de Germain et Randoald, Hunckler, publiée par M.Th. Fischer
- Adalric et Bereswinde, peinture de Spindler
- Enluminure tirée de la Bible de Moutiers-Granval, ~800
- Adalric dans l’Hortus Deliciarum d’Herrade de Landsberg
- Le duc Adalric portait-il des tresses ?
- Hohenburg, le château du duc Adalric
- La tapisserie de Sainte Odile
- Le Mont Sainte Odile selon Herrade de Landsberg
Germain, assassiné par Adalric fut élevé au rand des saints de l’Eglise. Il lui fallait un miracle ! Notre ami Bobolène nous rapporte ‘le’ miracle de Saint Germain.
Un des moines du couvent de Moutiers-Granval retrouve, sur la scène du meurtre, la ceinture de Germain (en latin, le terme employé est ‘bracillis’). La dite ceinture est placée au sein des reliques de Germain. Un malade de la peste se présente au couvent, il demande à toucher la dite ceinture. Le diacre plonge alors la relique dans l’eau d’un calice, et fait boire le breuvage au malade qui se trouve guéri !
Si ce n’est pas un miracle….
Alors notre bon Germain devint Saint Germain.