Escapade au Musée de Cluny
Quittons, pour une fois, l’Alsace et courrons visiter le Musée National du Moyen Âge, situé au cœur du Quartier Latin à Paris. Le Musée de Cluny abrite des merveilles. Il expose de nombreuses pierres taillées au Moyen Age. Nous consacrerons néanmoins notre article d’aujourd’hui aux Tapisseries de la Dame à la Licorne, et nous étudierons plus précisément la dernière d’entre elles, la plus énigmatique : ‘A mon seul désir’.
Tissées aux XVème siècle pour la famille Le Viste, les six tapisseries qui forment cette série sont de grandes dimensions (~3m sur ~4m). Elles furent un temps oubliées au château de Boussac, dans la Creuse, avant d’être exposées dans le salon de Monsieur le Préfet. Elles attirent alors l’attention de Georges Sand, qui les cite dans son roman ‘Jeanne’ (1844) puis dans plusieurs articles. George en parle à son amant du moment Prosper Mérimée. Celui-ci les fait transférer à Paris, où elles se trouvent depuis.
Le lecteur intéressé trouvera le détail de cette histoire rocambolesque sous Wikipédia ou sous un autre site spécialisé.
Les six tapisseries conjuguent les mêmes éléments : sur une île aux mille fleurs, une jeune femme accompagnée d'une licorne à droite et d'un lion à gauche, est entourée de quatre arbres, le chêne, l’oranger, le houx et le pin. Ile sombre, fond dans les rouges. Partout des petits lapins, souvent un singe, parfois une belette, un mouton, un renard, un héron, un chien. Les étendards aux armes des Le Viste flottent à tous les vents.
Cinq de ces représentations illustrent un sens : le goût, l’ouïe, la vue, l’odorat et le toucher. Seule l’interprétation de la sixième tenture pose problème. Voyons un peu.
La Dame se saisit d’une dragée dans la coupe que lui tend sa servante. Elle l'offre à un oiseau
La Dame, debout, joue d’un petit orgue posé sur une table. La servante actionne le mécanisme.
La Dame tient un miroir. La Licorne s’est approchée et se regarde dans l’objet. Sur cette tapisserie, la servante est absente, seuls le chêne et le houx sont représentés.
La Dame fabrique une couronne avec les fleurs que lui présente sa servante. A sa droite, un petit singe respire le parfum d'une fleur, prise dans une corbeille.
La Dame caresse la corne de la Licorne. De l’autre main, elle tient fermement la hampe d’un étendard aux armes des Le Viste.
La Dame dépose ses bijoux, son superbe collier, dans un coffret tenu par sa servante, toutes deux se tiennent devant un dais ouvragé qui porte à son fronton la formule « A mon seul désir ». Cette œuvre est encore plus vaste que les précédentes, plus riche en détails. C’est la pièce maîtresse de la série qu’elle semble conclure.
La lecture est difficile et l’érudit s’interroge. Les analyses et les explications sont nombreuses et variées. Selon la plus courante, cette sixième tenture représenterait le renoncement aux plaisirs terrestres et serait la conclusion de la série. ‘A mon seul désir’ se lirait alors ‘Selon ma seule volonté’. Comme preuve de renoncement au monde, la Dame dépose son collier. Mais n’est-ce pas trop simple ?
Autre lecture. Selon certains savants fort doctes, les six tentures représenteraient des allégories des six Vertus du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (~1235). Franchise (le Goût), Liesse (l'Ouïe), Oiseuse (la Vue), Beauté (l'Odorat), Richesse (le Toucher) et Largesse (A mon seul désir). Etes–vous convaincus ? Pas vraiment ? En ce cas, relisez le Roman de la Rose, ce qui représente, quand même, plus de 20.000 vers en vieux français. Vous jugerez par vous même.
Autre explication littéraire de nos tapisseries, l’auteur de notre série tissée se serait inspiré du ‘Livre de Vraye Amour’ de Symphorien Champier, publié en 1503. En bref, ce texte explique que l’homme amoureux dispose de six moyens pour convaincre sa belle : les cinq sens, bien évidemment, mais aussi son intelligence, seule apte à saisir la beauté de l’âme. Bigre ! ‘A mon seul désir’ signifierait donc ‘la seule chose que désire l’amour est la beauté de l’âme’.
Un rien alambiqué, je trouve, comme explication ? Et quel rapport avec le collier déposé dans le coffret ?
Dernière explication passée entre mes mains, l’analyse de Jean-Patrice Boudet est, de loin, la plus convaincante. Auteur de nombreux ouvrages, médiéviste reconnu, J-P-B est un homme sérieux qui connaît et aime le Moyen Âge. J-P-B fait référence dans son analyse à de nombreux textes médiévaux qui crédibilisent son explication. Selon Jean Gerson, François Villon, Olivier de la Marche…et bien d’autres, le sixième sens serait tout simplement le cœur. Cette association des cinq sens et du cœur, qui doit dominer les cinq autres et régir notre vie, était courante dans les poèmes et dans les sermons de l’époque. La sixième tapisserie peut alors se lire de deux façons. Et c’est ce qui fait son mystère et son intérêt !
Lecture Un. Le cœur est le siège des passions et du désir, mais aussi de l’âme et du libre arbitre. La jeune femme renonce aux illusions générées par les cinq autres sens en écoutant son cœur ! C’est bien pensant et édifiant à souhait !
Lecture Deux. Version plus légère. Bigre !
Tout d’abord, regardez le texte de la tapisserie avec attention ! Derrière la devise ‘ A mon seul plaisir’, à moitié dissimulée par les cordes du dais, se cache une dernière lettre qui serait, d’après J-P-B, un Y.
Pour les rares incultes qui se seraient glissés par inadvertance dans le cercle de nos lecteurs, précisons que le Y est le symbole pythagoricien du bivium : ce moment privilégié de la jeunesse où chacun doit choisir la voie de sa vie. La droite ou la gauche ? Le bien ou le mal ? Le P.S.G.ou l’O.M. ? Le célibat ou la luxure ?… Présent dans nombre de représentations du Moyen Age, le Y indique ici que la Dame va effectuer le choix primordial de sa vie.
Et, c’est à cet instant précis que l’intelligence machiavélique et coquine de l’auteur des tapisseries se révèle.
Certes, la Dame à la Licorne peut renoncer aux futilités de ce monde. Certes ! Mais, cette jeune femme ne renoncerait-elle pas plutôt au monde futile que pour se retirer sous la tente de l’amour ? Ce pavillon, orné des flammes de la passion, et propice aux jeux de l’amour, ne porte-t-il pas une sentence tirée d’une chanson de Charles d’Orléans (~1450)?
De loyal cœur, content de joie
Ma maîtresse, mon seul désir
Plus que quiconque vous veuille servir,
En quelque place que je soye
Tout prêt en ce que je pourroye,
Pour votre vouloir accomplir,
De loyal cœur, content de joie
Ma maîtresse, mon seul désir !
Le Y nous indique la double lecture de la tapisserie… Première version, le cœur, bien pensant, amène la jeune femme à renoncer aux richesses de ce bas monde. Et puis, seconde version, le cœur, siège des passions, cède à Eros et donne une toute autre lecture de l’ensemble des six tableaux !
Chacun de vous regardera la Dame à la Licorne d’un œil nouveau et se fera sa propre idée. Une interprétation précise est bien difficile, plus de cinq cents ans après les faits. Pour moi, mon opinion est faite .Jean Le Viste, président à la Cour des Aides de Paris, était un catholique fervent, prêchant la tempérance, certes. Mais, Jean était aussi un homme de son temps pratiquant l’amour courtois et aimant les plaisirs de la vie. De plus, il avait une maîtresse ! ‘A mon seul désir’ présente, sous forme énigmatique et saisissante, la dualité du mot COEUR.
Terminons cette démonstration par un petit jeu…. Prenez les lettres de ‘A MON SEVL DESIR’ et puis tournez les en tous sens, cherchez un anagramme. Que trouverez vous ? ‘LE VIème SENS D AMOR’…. Je vous le disais, Jean Le Viste était un fieffé coquin !
N.B. : pour nos jeunes lecteurs..
Dans les films adaptés des romans Harry Potter, plusieurs Tapisseries de la série La Dame à la Licorne ornent les murs de la salle commune des élèves de la maison Gryffondor
Vous pouvez vérifier !
Voici trois représentations de licornes de chez nous.
- La Licorne, symbole de la ville de Saverne. (juste pour Marius)
- La chasse à la Licorne, sculpture de la cathédrale de Strasbourg
- La Licorne dessinée par Herrade de Landsberg dans l’Hortus Deliciarum
Merci à Ellioth, Elsa et François !