Un Prieuré à Saint-Gorgon ?
Saint-Gorgon est un lieu retiré au fond du vallon qui domine le village de Saint Nabor. Une forêt de châtaigniers borde le Sentier des Pèlerins qui monte vers le couvent de Sainte Odile. Les carrières de Saint Nabor ont, peu à peu, mordu sur les prés de Saint-Gorgon. Le lieu est désert, quelques ruines émergent des ronces, des jeunes arbres nouvellement plantés rendent le lieu moins sauvage. Un simple oratoire porte sur une planchette la mention ‘ apud sanctum Gorgonem’
Qu’est devenu le ‘prieuré’ qu’aurait fondé Herrade de Landsberg ?
Gorgon et son camarade Dorothée habitaient à Nicomédie, ils étaient des officiers de l’empereur Dioclétien. Nicomédie était alors capitale de l’empire, cette ville est située dans l’actuelle Turquie. Elle porte aujourd’hui le nom de Izmit. Tous deux sont chrétiens et refusent de renier leur foi. Les deux jeunes hommes sont torturés et mis à mort. Nous sommes au tout début du IVème siècle. Les corps sont enterrés à Rome.
Quatre cent ans plus tard, Chrodegang est évêque de Metz. Comme beaucoup de ses homologues, il ramène d’un voyage à Rome des reliques destinées à fortifier la ferveur de ses ouailles (765). Les textes citent le transfert des reliques de Saint Gorgon, de Saint Nabor et de Saint Nazaire. Les reliques sont déposées au monastère de Gorze sur les bords de la Moselle. Gorgon, l’officier d’Asie Mineure, est donc vénéré en Lorraine dès le VIIIème siècle.
Comment Gorgon et Nabor sont-il venus jusqu’au pied du Mont-Saint-Odile ? Y a-t-il eu un deuxième transfert des reliques vers Hohenburg ? Nous n’avons pas de réponse à proposer. Toujours est-il que ces deux saints ont donné leur nom à une chapelle et à un village, au pied du Mont.
Le premier texte qui nous parle de Saint-Gorgon, est une donation effectuée par l’abbesse Herrade de Landsberg. Elle est publiée intégralement dans la 'Vie de Sainte Odile' de H. Peltre, en1699. Que lit-on ?
Herrade met à disposition des Prémontrés d’Etival les terres de Saint-Gorgon, charge à eux de s’y installer et de nommer deux chanoines qui viendront dire la messe au couvent d’Hohenburg. Elle s’engage à leur fournir les aides nécessaires à leur établissement : une charrette de vin, quatorze sacs de froment d’hiver, sept sacs d’orge et vingt sols de la monnaie de Strasbourg, un petit bois à Ergersheim, une charrette de vin de Volffgansheim et divers droits de pâturage.
Le vœu d’Herrade semble clair : elle souhaite voir les Prémontrés s’installer à proximité du couvent. Dans la chartre, on relève les mots ‘fratres apud Gorgonium commorantes’. Dans l’esprit de l’abbesse, les frères habiteront bien à Saint-Gorgon. Il semble qu’à cette date, le lieu soit déjà essarté et possède même une petite chapelle.
Les Prémontrés se sont-ils vraiment installés à Saint-Gorgon ?
Si on en croit les historiens anciens de Sainte Odile, H. Peltre et D. Albrecht, Saint Gorgon devient alors le siège d’un prieuré qui sera détruit lors de la guerre de Trente ans par les Suédois.
Les études récentes de M.T. Fischer font preuve de plus de circonspection. Nulle trace de prieur de Saint Gorgon dans les textes. Pas plus que d’accueil des pèlerins. La liste des maisons religieuses d’Alsace établie par H. Gebwiller en 1521 ne mentionne pas Saint-Gorgon. On y trouve la prévôté de Truttenhausen, le prieuré de Feldkirch (Niedernai) mais rien sur Saint-Gorgon.
Il semble cependant que les Prémontrés se soient installés dans le vallon. La chartre de 1312 signée par l’abbesse Catherine de Stauffenberg augmente les prébendes des Prémontrés de Saint-Gorgon. Vraisemblablement les deux chanoines habitaient les lieux, sans que ceux-ci aient pris l’importance qu’avait souhaitée Herrade.
M.T. Fischer pense que les Prémontrés exploitaient les terres, y possédaient une ferme, rien de plus.
Ce peu d’ampleur de l’établissement des Prémontrés est peut être la raison qui a poussé Herrade, déçue, à fonder Truttenhausen en 1185. Là, l’établissement des moines de Marbach est bien réel, l’accueil des pèlerins assuré.
La présence d’une chapelle à Saint-Gorgon au temps d’Herrade peut-être supposée. Pourquoi ce lieu porterait-il alors un nom de saint, sinon ? Mais pas de texte, ni de trace de cette première chapelle.
L’abbé Hanauer nous rapporte dans son livre ‘Les constitutions des campagnes d’Alsace’ une curieuse tradition. C.A. Hanauer nous donne le texte et la traduction d’une chartre en vingt points, déposée aux archives de l’évêché sous la référence G468. Cette chartre regrouperait les règles sur le Mont-Sainte-Odile XIVème siècle. On y trouve le rappel de textes plus anciens comme la Bulle de Léon IX, mais aussi des détails étonnants. Point 16 : ‘ ceux qui vendent du vin au détail sur la montagne doivent au prévôt quatre pots et un gobelet par foudre vendu ’. Autre exemple, les couvents du Mont offraient le droit d’asile pour les meurtriers qui auraient réussi à rejoindre le 'ruisseau de Saint-Nabor' ou Saint-Gorgon ( point 19 ).
Mais venons-en au vingtième et dernier point qui concerne principalement Saint-Gorgon. Nous vous proposons le texte complet de l’abbé Hanauer.
‘Cette montagne a aussi ce droit. Le procureur de ma dame doit, la veille de la Saint-Nabor, ordonner aux gens domiciliés sur la montagne de se trouver le lendemain de bonne heure à l’église. Ils y prendront la croix, la porteront fidèlement sur la prairie de Saint-Nabor , puis la reporteront en haut et la remettront fidèlement à l’église. Lorsque ces gens descendent avec la croix, les messieurs d’Etival l’attendront à la chapelle de Saint Gorgan ; ils doivent la recevoir au son des cloches avec leur croix et leur bénitier. Ils auront aussi là un demi-quart de vin, et deux gobelets neufs. On versera du vin sur la croix, sur le clou de l’image. Les assistants et les porteurs pourront en boire’.
La ‘dame’ désigne dans l'ensemble du texte de la chartre l’abbesse de Hohenburg. La procession de la croix peut être une des sorties annuelles de la Croix de Niedermunster souvent attestée dans d’autres textes. Le rituel qui consiste à verser du vin sur la croix est plus surprenant… Quoiqu’il en soit, au XIVème siècle, les Prémontrés d’Etival recevaient la visite des gens du Mont devant leur chapelle de Saint-Gorgon qui disposait alors de plusieurs cloches ! Ils étaient présents et l'édifice avait une certaine importance.
Hugo Peltre nous dit cette chapelle en ruines (en 1690) et en attribue la destruction aux Suédois (1632). Or, ce sont les troupes de Mansfeld qui sont montées à Ste Odile en 1622 pour mettre à feu et à sang le couvent, son église, les villages d'Ottrott et de Saint Nabor ! Pas les Suédois !
Dès cette époque, les terres de Saint-Gorgon sont occupées par un métayer.
L’oratoire de Saint Gorgon
Le petit oratoire que nous voyons aujourd’hui à Saint Gorgon est du à Dyonisius Albrecht. Il date de 1746, et fut édifié par le prieur de Sainte Odile qui voulait relever Saint-Gorgon. Il est dessiné sur la première page de son 'History von Hohenburg'. Les terres cultivées semblent importantes et s'étendent sur les deux rives du ruisseau.
Dans cet ouvrage, Albrecht nous dit que la chapelle de Saint-Gorgon se trouvait à proximité immédiate du lieu choisi pour l’oratoire et que les fondations étaient encore visibles à son époque. ( pars III, chapitre VI )
Le petit édifice était alors orné d’un tableau représentant le martyre de Gorgon et qui portait l’inscription suivante, relevée en 1750 par Silbermann.
Sankt Gorgonius ist zu Nicomedy in Gegenwart des Kaisers Diocletiani in seinem ganzen Leib mit Geisseln zerfleischt, mit Essig une Salz übergossen und also auf einem Rost gebraten worden, und letzlich durch den Strang zur Marterkrone gelangt.
'Le corps de Saint Gorgon a été entièrement déchiré sous le fouet à Nicomédie du temps de l’empereur Dioclétien. Couvert de vinaigre et de sel, il fut brûlé sur le gril, et enfin il mourut étranglé. Il attînt ainsi la couronne des martyrs.'
A la Révolution, les Prémontrés doivent quitter le Mont. Le domaine de Saint-Gorgon est mis en vente comme bien national. Plusieurs métayers s’y succèdent jusqu’à l’abandon des lieux.
- 303 - Martyre de Gorgon à Nicomédie
- 765 - Transfert des reliques de Gorgon à Metz
- 1178 – Chartre de Saint-Gorgon, accord entre Herrade de Landsberg et Warnier, abbé d’Etival.
- 1312 – Chartre de l’abbesse Catherine de Stauffenberg en faveur de Prémontrés de Saint-Gorgon
- 1546 – Incendie du couvent de Sainte Odile, les sœurs quittent le Mont, les Prémontrés de Saint-Gorgon rentrent à Etival.
- 1570 – Renouvellement de la ‘Chapellenie’ de Saint-Gorgon.
- 1622 – Guerre de trente ans, les troupes de Mansfeld dévastent le Mont-Sainte-Odile. Saint-Gorgon semble faire partie des sites dévastés.
- 1733 – Les Prémontrés installent une métairie à Saint-Gorgon.
- 1746 – Dionysius Albrecht, prieur du Mont-Sainte-Odile, fait édifier l’oratoire de Saint-Gorgon.
- 1797 – Saint-Gorgon est vendu comme bien national.
Nous vous proposons de laisser votre véhicule au parking situé sous les ruines de Niedermunster. Les sentiers du Club Vosgien vous mènent à Saint-Gorgon dans une magnifique forêt de feuillus, riche en champignons.
Les prés et les ruines de la métairie sont délaissés, envahis par la végétation. L’oratoire de Dyonisius a été couvert d’un toit de tuiles, les abords ne sont guère entretenus. Espérons que le programme de réhabilitation du site des Carrières de Saint-Nabor mettra en valeur ce lieu oublié.
A proximité, allez voir les restes de la Voie Romaine, le Teufelspflaster du Moyen Age. Pour revenir vers Niedermunster, vous irez apprécier le site de la Fontaine Lucie. Sa rigole, nous dit-on, amenait l’eau claire au ‘prieur’ de Saint-Gorgon.
- Oratoire de Saint-Gorgon
- Lithographie du chanoine Schir, 1856
- Miniature de l’Hortus Deliciarum, codex d’Herrade de Landsberg
- Ruines de la métairie de Saint-Gorgon
- Saint-Gorgon, frontispice du livre de D. Albrecht, 1751
- Aquarelle de J.N. Karth, 1840
- Schéma d’accès à Saint-Gorgon, PiP
- Rigole de la fontaine Lucie
- H. Peltre, Vie de Sainte Odile, 1699
- D. Albrecht, History von Hohenburg, 1751
- J.A. Silbermann, Beschriebung von Hohenburg, 1781
- C.A. Hanauer, Les constitutions des campagnes d’Alsace, 1864
- M.T. Fischer, Connaissez-vous Saint-Gorgon ?, SHABDO 2000
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