L’étrange mort de Walther von Dicke à la bataille de Sempach
Walther von Dicke est le deuxième fils du seigneur de Spesbourg, Heinrich von Dicke. Il ne devait donc pas devenir le chef de famille. Pourtant, son aîné opte pour la carrière écclésiastique et Walther hérite du château familial et de la charge d’avoué de l’abbaye d’Andlau.
(Le nom de Walther von Dicke est souvent francisé : Gauthier de Dicka).
Si on en croit son biographe Charles Nerlinger, c’est alors un jeune homme plein de vie : ‘Homme de son temps, aimant, en bon chevalier, à donner de beaux d'épée et à en recevoir.’ Walther est jaloux de ses droits et prérogatives. Avec d’autres seigneurs alsaciens, il lance en 1356 une lettre de défi à la Ville de Strasbourg ! Pourtant quelques années plus tard, les Grandes Compagnies envahissent l’Alsace, menées par l’Archiprêtre, Arnaut de Cervoles. Il semble que Walther reste bien à l’abri des murs du Spesbourg, sans chercher à intervenir. Il commence sa carrière politique à la conférence de Sélestat, qui régle les suites du conflit.
De fait, Walther se révèle un fin négociateur. 1366, conflit de Freiburg. 1370, conflit chez les Geroldseck. 1371, querelle entre les Ribeaupierre et Kaysersberg. Walther est signataire des actes d’arbitrage. Il devient alors sous-bailli d’Alsace. La même année, se présente un conflit étonnant. Les Andlau disputent à l’ abbesse d ’Andlau quelques prébendes. L’affaire tourne mal. Les six frères Andlau pénètrent en armes dans l'abbaye et enlèvent une nonne. Ils se retirent sur Valff, où ils volent, à l'abbesse, quatre chevaux et un poulain. Les Ribeaupierre s’en mêlent. On parle de guerre. Fort heureusement, Walther von Dicke trouve une solution au conflit : les chevaux, le poulain (et la nonne) sont rendus à l’abbaye.
Walther se rapproche dès lors de Léopold de Habsbourg et devient bailli de Brisgau, puis juge de Haute-Alsace. Il est présent à de multiples négociations et conciliations. Sa signature apparaît sur les nombreux actes qui réglent les conflits incessants de ce temps.
Proche de Léopold de Habsbourg, Duc d’Autriche, Walther va naturellement le suivre lors de son expédition de 1386 contre les Cantons Suisses.
Cinq cantons Zurich, Lucerne, Ury, Schweiz et Unterwalden se soulèvent contre les abus des Habsbourg. Nous sommes au tout début de la future Confédération Helvétique. Léopold d’Autriche réunit la Ligue de Saint Georges pour contrer ces velléités d’autonomie. Plus de trois cents comtes, prélats et barons souabes et alsaciens. En Avril 1386, la petite ville de Sempach passe sous le contrôle du canton de Lucerne. Les châteaux ‘autrichiens’ sont pillés et détruits par les flammes. Selon Koenigshoven, les autrichiens ont déjà perdu ‘Rotenburg, Züge, Sempach, Entelbruch, Glarys un vil andere stette un doerffere …’
Les autrichiens répliquent par le massacre de Reichensee. La guerre est déclarée. Les cantons de Zug et de Glaris rejoignent les confédérés, Bern et Soleure se gardent bien de s’engager contre un ennemi si puissant.
Léopold réunit une armée estimée à 25.000 hommes et entre en Suisse. Selon Specklin, l’armée était si nombreuse que le Duc avait emmené ‘deux cents faucheurs et leurs faux, qui coupaient le foin pour nourrir les chevaux’ ! L’idée première du Duc est de reprendre Sempach qui ne devrait pas opposer une grosse résistance. Il se présente devant les murs avec quelque 6.000 hommes dont la fine fleur de la noblesse de ses états. Nous sommes le 9 juillet 1386.
Face à l’armée autrichienne, les cantons ont réuni 2.000 hommes. Léopold pense tout d’abord attendre le gros de son armée, mais poussé par les jeunes chevaliers impatients d’aller ‘rosser les paysans’, il décide l’attaque. Sur les conseils d’Ochsenstein, chef de guerre du Duc, la bataille se fera à pied. Le vieil Hessenburg se montre circonspect et appelle à la prudence. Selon Specklin, Ochsenstein lui répond : ‘Oh ! Hessenburg ! couard ! nous ne sommes que trop nombreux ! Sus aux paysans !’ Les chevaliers quittent donc leurs montures et se préparent à la rencontre. Les Suisses commencent par prier puis lisent la proclamation suivante. 'Que tout confédéré qui n’ose se faire fort de combattre avec succès quatre ennemis se retire ! Il n’essuiera aucune punition, pas même des reproches à ce sujet’. Trois cent soldats se seraient alors retirés !
Le Duc d’Autriche tient à accompagner ses troupes et met pied à terre, lui aussi. Et c’est la terrible mêlée. Celle-ci commence par le sacrifice courageux d’ Arnold de Winkelried, confédéré, qui, le premier, perce les lignes autrichiennes. La suite est terrible pour la noblesse alsacienne et souabe : trop lourdement armés, trop sûrs de leur victoire, encombrés par leurs armures trop lourdes et inadaptées, accablés par une chaleur étouffante, les chevaliers sont étrillés par les solides soldats suisses, qui ne font pas de quartier. Le Duc d’Autriche est un des premiers à tomber sous les coups. Sa mort ajoute au désordre et à la panique dans les rangs autrichiens.
La Chronique de Herzog nous donne, sur l’image précédente, une idée du harnachement des chevaliers. Au centre, le Duc Léopold ; à sa droite, Jean de Ochsenstein ; à sa gauche, le margrave Otto de Hochberg. Comment pouvaient-ils penser combattre à pied, dans cette tenue et chaussés de telle façon ?
Mais voici le récit de la bataille dans la chronique de Koenigshoven, un contemporain des faits.
Là se trouvaient ceux de Lucerne, de Switze, d’Uri et ceux d’Underwalden, et ils se retrouvèrent ainsi avec deux mille fantassins armés. Et ceux de Bern et de Zürich n’étaient pas là. Et quand les deux armées furent à même de se voir, le Duc et une partie de ses gens étaient impatients de se battre. Ils mirent pied à terre et laissèrent leurs destriers à leurs valets, et se précipitèrent en désordre sur les Suisses. Parmi l’armée du Duc, se trouvait un grand nombre de jeunes nobles qui voulaient montrer leur courage pour être armés chevaliers, et ils se dépêchaient sans se soucier des autres. Ils injuriaient les Suisses : ‘il faut égorger ces manants’. Entre temps, les Suisses avaient pris une formation en forme de pointe, bien en ordre pour le combat, protégés, pour livrer bataille sur un champ à plat situé devant Sempach. Sur les deux côtés se tenait leur cavalerie. Ce jour fut la journée la plus chaude de l’année. Les seigneurs étaient écrasés par la chaleur et leur ardeur à aller au combat. Fatigués et faibles, ils étouffaient sous leurs armures. Alors, bien préparée dans l’attente des seigneurs, la poussée suisse fut victorieuse et beaucoup se trouvèrent renversés.
Alors, le gros des troupes du Duc, dont la majorité était toujours à cheval, tenait conseil pour l’action à mener. Quand ils virent comment se déroulait le combat de leurs compagnons d’armes, bien vite ils tournèrent bride et s’enfuirent. Lorsque les nombreux seigneurs en plein combat virent cela, ils se retirèrent de la mêlée, ils juraient et appelaient leurs destriers, et voulaient aussi s’enfuir. Comme les valets étaient partis avec les chevaux, alors bien des seigneurs ne cherchèrent plus à rejoindre les destriers, ils furent alors abattus par dizaines et achevés par les Suisses. A ce moment, le combat était terminé et les Suisses avaient battu les seigneurs, ils occupaient le champ de bataille. Dans cette bataille, il n’y eut pas de prisonniers. Les Suisses perdirent deux cents hommes, et du côté du Duc, quatre cents grands personnages furent tués, et beaucoup de seigneurs et de nobles.
Dans la liste des victimes établie par Jakob Twinger de Koenigshoven, sont cités : le Duc Léopold d’Autriche, le prévôt Jean d’Ochsenstein et de nombreux noms de la noblesse alsacienne. Parmi eux, des seigneurs possessionnés au pied du Mont-Sainte-Odile : Walther von Dicke, deux chevaliers d’Andlau, trois Rathsamhausen, un Landsberg et un von Stein.
Selon les chroniques suisses, on dénombre 2000 morts autrichiens dont 356 casques couronnés ( princes, prélats, comtes ou barons ). Côté Confédérés, on parle de 130 à 300 morts.
Léopold et trente six gentilshommes seront enterrés au monastère de Königsfelden. Huit cents autres nobles seront ensevelis dans les couvents voisins, et deux fosses communes recevront les cadavres non identifiés. Les murs de la chapelle Saint-Jacques de Sempach portent les blasons des morts. Parmi eux, nous retrouvons les armes de Walther de Dicke : l’écusson de la chapelle porte trois losanges rouges sur fond blanc. Pourtant selon Silbermann qui cite Specklin, les armes des Dicke portaient six fleurs de lys sur champ d’or. Nous vous proposons un essai de reconstitution.
Cette bataille a fortement marqué les esprits de l’époque. C’est le début de l’indépendance des cantons.
Les listes des victimes sont nombreuses, et se complètent. Si nous tenons compte de toutes les listes connues, le bilan pour le Mont est plus lourd que ce qu’annonce le bon Koenigshoven.
- La famille d’ Andlau est fortement touchée : Diebolt, Heinrich, Peter et Walther d’Andlau sont nommés.
- Les Berckheim, seigneurs de Mittelbergheim, perdent deux fils : Hermann et Burckhardt.
- Les Rathsamhausen sont les plus nombreux : Benedict, Dietrich, Heinrich, Niclaus, Wolfgang, Peter et son fils Paul.
- Nous avons également trouvé deux Landsberg, Peter et Rudolf.
La noblesse des forteresses du Mont-Sainte-Odile paie bien cher l’aventure suisse des Habsbourg et la bêtise de leurs chefs de guerre !
Parmi les victimes de Sempach, tous les chroniqueurs citent Walther von Dicke ! Et ceci a de quoi surprendre. En effet, si on ne connaît pas exactement la date de naissance de Walther, son nom apparaît à l’occasion d’une vente de biens en 1322, nous dit Nerlinger. Il est alors désigné comme ses frères et sœurs en tant qu’ enfant mineur. C’était soixante quatre ans avant Sempach ! On peut en déduire que Walther avait environ soixante-dix ans au moment de sa mort ! Un âge canonique pour l’époque !
Comment un ‘vieillard’ a-t-il pu être présent sur un champ de bataille ? Et pourquoi s’est-il mêlé d’aller combattre de solides gaillards, à pied, sous une lourde armure ? Voilà des questions sans réponse. Sans doute son attachement au Duc Léopold l’a-t-il conduit à le suivre dans la mêlée. La victoire n’était-elle pas assurée ? Mais, comment un homme que l’on disait sage et avisé n’a-t-il pas compris la terrible erreur de Léopold ?
Quoiqu’il en soit, Walther, aussi présomptueux que tant de nobliaux sans expérience, est mort bien inutilement et sans gloire devant les murs de Sempach.
Son mariage avec Suzanne de Geroldseck, une cousine, n’avait pas apporté d’héritier. Ses frères Heinrich et Hermann sont des ecclésiastiques. La famille von Dicke s’éteint donc lors d’une bataille sanglante, loin du château de Spesbourg. La forteresse et l’avouerie de l’abbaye, selon un arrangement entre les familles, passent alors aux Andlau. Les Dicke possédaient des terres à Barr, des vignes à Andlau, mais le château et ses dépendances relevaient de l'abbaye. Walther von Dicke était également seigneur de Wangenbourg et Freudeneck.
Comme bien souvent, les militaires n’apprendront rien du désastre. Deux années plus tard, les armées autrichiennes se feront à nouveau étriller par les Suisses lors de la bataille de Näfels, près de Glaris. Les Habsbourg devront alors abandonner leurs prétentions sur les Cantons Suisses.
Terminons par une note plus gaie et plus locale. Connaissez vous l’origine du nom ‘Spesbourg’, château familial des von Dicke ? On trouve les orthographes suivantes : ‘Spehtesberg, Spesberg, Spehesberg, Spechsberg’
Selon, C. Nerlinger, Spesburg viendrait de ‘spaehen’ qui signigie guetter : le château du guet. Deuxième proposition que nous préférerons, l’origine serait ‘Specht’, le pic-vert, oiseau courant de nos forêts ! Le Spesbourg est le château des pics-verts.
- J.T. de Koenigshoven, Chroniques, 1419
- D. Specklin, les Collectanées, 1580
- B. Herzog, Chronicon Alsatiae, 1592
- M. May, Histoire militaire de la Suisse, 1788
- C. Nerlinger, Le dernier seigneur de Spesbourg, Gauthier de Dicka, 1896
- Famille de Dicka, PiP
- Façace du château de Spesbourg, FrP
- Le héros suisse Arnold de Winkelried
- Bataille de Sempach
- Le Duc Léopold, Hans d’Ochsenstein et le margrave Otto, Herzog, 1592
- Oculus du château de Spesbourg, FrP
- Blason des Dicka, PiP
- Gravure de A. Touchemolin
- Accès au donjon de Spesbourg, FrP
Pour retrouver le château de Spesbourg et le Krax, cliquez sur le lien.