Les Sirènes et l’Hortus Deliciarum
La statuaire des façades des églises romanes présente un riche bestiaire fabuleux. Animaux féroces et monstres fantastiques ornent les tympans et les chapiteaux extérieurs des édifices religieux. Ours, lions, dragons, griffons et centaures symbolisaient les dangers du monde extérieur par opposition au calme, supposé, du sein de l’église. Dans ce cortège, la sirène, monstre marin, tient une place importante. Herrade de Landsberg, dans l’Hortus Deliciarum, nous présente une toute autre version de ce mythe, inattendue.
Les Sirènes du monde antique étaient trois femmes oiseaux. La sirène médiévale est une femme poisson.
Dans l’antiquité grecque, les Sirènes étaient les filles du fleuve Acheloos et des Muses. Selon Ovide, autre version, les Sirènes sont les servantes de Proserpine, métamorphosées en oiseaux pour délivrer leur maîtresse de l’Enfer. Souvent citées dans les légendes mythologiques, elles sont alors toujours mi femme, mi oiseau. Toujours associées aux eaux, à l’enfer et à la musique. Les êtres, mi femmes, mi poissons, étaient également connues des grecs, mais c’étaient les Ondines, filles des fleuves et les Néréides, filles des mers.
Dans la période médiévale, la première mention d’une femme poisson apparaîtrait en Grande Bretagne, dans un manuscrit du VIIIème siècle, le Liber Monstrorum. Aldhem de Malmesbury écrit ‘ piscium cauda habent’ à coté des dessins de ‘sirenae’… ‘pulcherima forma’. On passe de la séduction par la musique à celle du corps. La sirène est alors symbole d’impudicité, de lascivité et de luxure.
A proximité directe du Mont-Sainte-Odile, on trouve deux sculptures romanes reprenant ce thème. La femme impudique d’Andlau chevauche un poisson dont elle tient la queue et en mange un deuxième. Ce thème est repris, dans la même forme, sur le tombeau d’Andeloch, exposé dans l’église Saint Thomas à Strasbourg.
A Rosheim, une sirène bifide orne la façade Nord de l'église Saints Pierre et Paul, à la limite des toits.
La cathédrale de Strasbourg propose également deux images romanes de sirènes. La sirène qui allaite un triton est située étrangement à l’intérieur de l’église, sans doute un réemploi à l’époque gothique. Elle se trouve près du portail Saint Laurent, à proximité des fonts baptismaux. Mal éclairée, elle est difficile à découvrir, comme cachée. Les deux frises attenantes sont également dans l’ombre. Quel dommage, elles sont superbes !
La deuxième sirène est située sur la frise romane de la façade sud, coté ouest, à une quinzaine de mètres du sol. La scène est plus sophistiquée. Un noble chevalier perché sur un lion décoche sa flèche sur une sirène qui tient dans ses bras un enfant emmailloté, fruit vraisemblable de leurs amours. Les spécialistes y voient un symbole de l’adultère.
En pleine période romane, l’abbesse de Hohenburg, Herrade de Landsberg, en rédigeant son codex précieux, prend le contre-pied des sculpteurs de son temps pour revenir au monde grec. Dans l’Hortus, les Sirènes sont celles de l’Odyssée. Herrade traite, à sa façon, la rencontre d’ Ulysse et des Sirènes. La légende est racontée par trois dessins que nous vous proposons ci-après.
Dans l’île d’Ӕa, Ulysse se repose avec ses compagnons auprès de la magicienne Circé. Celle-ci lui expose les dangers qui devra affronter dés qu’il quittera son île. Voici, dans le texte d’ Homère, la prophétie de Circé.
Tu arriveras d’abord chez les Sirènes, qui charment tous les hommes qui arrivent chez elles. Or, quiconque a l’imprudence d’approcher des Sirènes et d’écouter leurs voix, ne voit plus jamais, à son retour au foyer, sa femme et ses petits enfants se tenir près de lui et l’accueillir avec un cœur heureux. Mais alors les Sirènes le charment par leur chant mélodieux. Elles sont assises dans un pré, et l’on voit autour d’elles un grand amas d’ossements humains, de corps décomposés dont la peau se dessèche.
Passe sans t’arrêter !
Le dessin d’Herrade nous montre les Sirènes ailées, vêtues d’amples robes dissimulant tout le corps. Leurs pieds sont des serres acérées. Elles charment les marins imprudents par leur chant, mais aussi à l’aide d’instruments de musique : la flûte traversière et la harpe.
Cette version est assez éloignée des représentations grecques. Voici par exemple le dessin figurant sur un vase grec exposé au British Museum. Herrade semble s’être plutôt inspirée d’images plus récentes, celles qui étaient en sa possession peut-être. Le bas-relief de sarcophage romain qui suit représente également la légende d’Ulysse. Les Sirènes sont vêtues et disposent d’instruments. Curieusement, elles ne sont ni ailées ni griffues. La vision d’Herrade est à mi-chemin entre le texte d’Homère et cette sculpture romaine.
Dans sa deuxième illustration, Herrade nous décrit les malheurs des marins qui ont écouté le chant des Sirènes. Les trois monstres précipitent les malheureux par dessus bord et les noient ! Bigre ! Nous sommes loin du texte grec. Selon Homère, les Sirènes emmenaient leurs victimes sur leur île, où elles les dévoraient. Témoins , tous ces ossements décrits plus haut par Circé. Herrade prend quelques libertés avec le texte d’Homère.
La suite de la légende d’Homère est bien connue. Ulysse veut entendre le chant et éviter la mort. Il bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire : ceux-ci n’entendront rien et continueront à ramer. Il se fait lier au mât de son navire, et il pourra entendre le chant divin et pourtant échapper aux Sirènes.
Nous ne résisterons pas au plaisir d’entendre, nous aussi, le chant des Sirènes.
Voici le texte d’Homère !
Lorsque la nef parvint à la distance où peut porter la voix, les rameurs redoublèrent de vitesse ; mais le navire qui bondissait sur la mer en passant tout près d’elles, n’échappa point au regard des Sirènes. Elles improvisèrent un chant mélodieux :
‘ Viens ici, Ulysse, si prôné, grande gloire achéenne, arrête ton vaisseau pour écouter nos voix. Jamais un homme avec sa nef noire ne passe près d’ici sans écouter la voix mélodieuse qui sort de notre bouche ; il s’en retourne ensuite charmé et plus instruit. Car nous savons tout ce que, dans la vaste Troade, Argiens et Troyens eurent à souffrir par la volonté des dieux. Et nous savons aussi tout ce qu’il advient sur la terre nourricière.’
Ainsi chantaient les Sirènes, en déployant la beauté de leur voix, Mon cœur était rempli du désir d’écouter.
Si le chant des Sirènes était mélodieux, leur discours semblait aussi être fait pour charmer et endormir la méfiance des voyageurs.
Mais voyons la lecture de notre chère Herrade.
La troisième image va nous mener de surprise en surprise. Si Ulysse est bel et bien attaché au mât de sa nef, Herrade nous dessine le héros armé de pied en cap tel un chevalier du moyen âge. Certes, il est courant dans l’Hortus de voir les Anciens vêtus comme au temps d’Herrade, mais pour Ulysse, c’est vraiment étonnant ! A ses côtés, un compagnon porte le même harnachement . Périmède ou Euryloque ?
A la proue du navire, les ‘rameurs’ armés d’une lance précipitent les Sirènes à la mer pour les noyer. Saperlipopette, nous sommes loin, très loin du texte grec, où il n’est nullement question de s’attaquer aux divinités, mais simplement de leur échapper. Le bon Homère n’en croirait pas ses yeux ! (Mais, on nous dit qu’il était aveugle. ‘Dicitur Homerus caecus fuisse’.) La représentation d’Herrade n’est plus vraiment une licence poétique ; elle frôle le détournement de texte.
Nul doute qu’Herrade visait à l’édification de ses moniales. Elle prend prétexte de la légende grecque pour s’attaquer aux faux-discours charmeurs, sujet maint fois traité dans l’Hortus. Ulysse et Périmède, par leur accoutrement, rappellent les Vertus si présentes dans le Codex d’Herrade. Pour l’abbesse du Mont-Sainte-Odile, ce n’est pas par la ruse mais par ses vertus qu’Ulysse combat et vainc les Sirènes. Les moniales d’Hohenburg étaient bien éduquées.
Nous n’en voudrons pas à Herrade pour cette petite manipulation des textes du poète. Bien au contraire.
Herrade était une femme lettrée qui lisait les Anciens. Platon et Socrate figurent dans l’Hortus ! Elle devait admirer cette civilisation qui nous a tant donné. Qu’elle n’ait pas hésité à faire référence à un auteur païen est une nouvelle preuve de l’indépendance d’Herrade, et de son érudition dans un siècle où ces qualités n’étaient pas si courantes.
Retrouvez nos articles dédiés à l’ Hortus Deliciarum ( cliquez sur le lien )
- Homère, l’Odyssée, ~800 avant J.C.
- Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, ~1180
- R. Will, Répertoire de la sculpture romane de l’ Alsace, 1955
- R. Forst, Décors sacrés et profanes de la cathédrale de Strasbourg, 2011
- Photographies Rosheim, Andlau, Strasbourg, PiP
- Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg
- Céramique grecque, Bristish Museum, Londres
- Sarcophage romain, R. Engelmann, L’œuvre d’Homère, illustrée par les Anciens, 1891
- Tombeau d’ Andeloch, église Saint Thomas, Strasbourg, PiP
Merci à Liliane pour son aide dans la recherche des textes anciens concernant les sirènes.