L’assassinat de Philippe de Souabe
Juin 1208, Philippe de Souabe, Roi des Allemands, prétendant des Hohenstaufen à la couronne impériale, marie sa nièce Béatrice avec le duc Otton d’Andechs-Meranie. L’affaire est d’importance, Béatrice est l’héritière du Comté de Bourgogne, l’alliance avec un duc bavarois ne peut que renforcer les chances de Philippe face à son rival Otton de Brunswick. Cette année a bien commencé pour Philippe qui s’est réconcilié avec le pape Innocent III et pense toucher enfin au but.
Philippe a choisi la ville de Bamberg, sise au nord de la Bavière sur les bords du Main. Nous sommes le 21 juin, les noces sont célébrées dans la magnifique cathédrale romane. C’est fête, Philippe doit être heureux.
Après le repas de noces, Philippe se retire dans ses appartements. Le roi est logé dans le palais de l’évêque de Bamberg. La ‘Residenz’, proche de la cathédrale, domine le Main ; elle est cernée de remparts. L’armée de Philippe campe hors les murs. Les médecins du roi ont pratiqué une saignée. Philippe avait-il trop festoyé ? Maintenant, en compagnie de son chancelier Hermann de Waldsburg et de l’évêque de Spire Conrad de Scharfenberg, Philippe se repose des fatigues de la matinée.
Vers 15 heures, accompagné de gens en armes, le comte palatin de Bavière, Otton de Wittelsbach se présente à la poterne. Il entre seul dans le palais et demande audience. Otton frappe à la porte de Philippe et entre sur son invitation. Le prince bavarois porte son épée, mais ceci n’inquiète personne. Otton et Philippe sont ‘alliés’ et se sont souvent rencontrés lors de joutes amicales. A peine entré, Otton tire son épée et frappe le roi au cou en s’écriant : ‘Jetzt soll es auch kein Spiel sein’. ‘Cette fois-ci, ce n’est pas un jeu ! ’. Philippe chancèle et s’effondre. Une source affirme qu’Otton aurait, d’un second coup, fendu la tête du roi et que l’évêque aurait reçu un fragment du crâne dans son giron ! Le chancelier cherche à intervenir, il est gravement blessé à son tour. L’évêque de Spire se cache et échappe ainsi au meurtrier. Celui-ci s’enfuit sans être autrement inquiété. Otton de Wittelsbach rejoint son escorte et disparaît. Les gens se précipitent aux cris d’Hermann de Waldsburg. Mais, c’est bien tard ! Philippe de Souabe, prince Hohenstaufen, Roi des Romains, prétendant à la couronne de l’empire est mort. Il avait 32 ans
Devant l’ampleur de la réprobation, Otton se cachera dans une ferme bavaroise de longs mois. Puis il sera appréhendé le 7 mars 1209 près de Kelheim, ville bavaroise située sur le Danube. Dès sa capture, Otton sera décapité et sa tête jetée dans le fleuve. Son corps sera conservé de longs mois dans un tonneau avant d’être enterré dans le cloître d’Indersdorf.
Les chroniqueurs de l’époque et leurs suivants, Specklin, Herzog, s’en tiennent à une vengeance personnelle d’Otton. En 1203, Philippe de Souabe avait fiancé sa fille de cinq ans, Béatrice, avec Otton de Wittelsbach. Mais en 1208, à quelques semaines de l’accession à la couronne, il n’est plus question d’un tel mariage. Otton, conciliant dans un premier temps, aurait voulu profiter de la rencontre de Bamberg pour demander la main de Gertrude, une autre fille de Philippe. Repoussé, aigri, offensé, Otton assassine l’empereur.
(Nota : Quelques années après la mort de son père, Béatrice épousera à l’âge de quatorze ans, Otton de Brunswick, chef du parti opposé aux Hohenstaufen. Elle se suicide trois semaines plus tard.)
Voici le texte de la chronique de Bernhart Herzog, concernant l’assassinat.
En l’an 1208, Philippe quitte la Saxe pour rejoindre la Souabe. En chemin, il s’arrêta quelques jours à Bamberg. Il s’y fit saigner. Visiblement il avait maintenant conquis l’empire et ses affaires étaient en ordre. Après son repas, alors qu’il se promenait dans une chambre ou une salle du palais, le comte palatin Otton de Wittelsbach, qui était son ennemi mortel, se présenta, accompagné de nombreux soldats de l’évêque de Bamberg et du margrave d’ Andechs. Il s’approcha de la pièce, où l’empereur se promenait et frappa à la porte.
L’empereur ouvrit et ne vit pas le danger. Alors, le comte palatin Otton dégaina et trancha l’artère du cou de Philippe. Le chancelier Heinrich von Waldburg cria au meurtre, s’élança et voulut couper le chemin du meurtrier et fermer la chambre. Alors Otton le jeta au sol et ouvrit violemment la chambre. Avant que ne fut lancé l’appel aux valets de la cour, Otto était déjà sur son destrier. Et c’est ainsi qu’il put sortir de la ville. Alors les gens du palais trouvèrent l’empereur, couché, mort dans son sang.
Les historiens plus tardifs penchent pour une autre version, plus politique. Le meurtre aurait été commandité par le parti d’Otton de Brunswick, le rival de Philippe de Souabe. L’évêque de Bamberg serait un des affidés, ce qui explique le peu de protection dont jouissait Philippe au palais et la fuite facile du meurtrier. Wittelsbach n’était que le bras armé du complot, plus ou moins manipulé par le parti opposé aux Hohenstaufen. Winkelmann propose cette lecture dés 1873. Dernièrement, le livre de Füchtner, fort complet, va dans la même direction.
Philippe avait été élu Roi des Romains en 1198, il ne fut jamais couronné empereur. Philippe laisse quatre petites filles, âgées de 3 à 10 ans. Ses frères sont tous décédés. En 1208, les Hohenstaufen n’ont plus de prétendant crédible à l’empire. Le fils d’Henri VI le Cruel, Frédéric, n’a que quatorze ans et est retenu par le pape à Rome. Les Welches, soutenus par la papauté, vont gagner la nouvelle élection avec leur candidat Otton de Brunswick ! Il faudra attendre Bouvines, en 1214, pour voir le retour des Hohenstaufen sur le trône. Ce sera le règne étonnant de Frédéric II, ‘Stupor Mundi’.
Les empereurs de la dynastie des Hohenstaufen ont beaucoup fait pour le Mont et ses couvents.
- Frédéric Barberousse a relevé Hohenburg et Niedermunster, mis à mal par Frédéric le Borgne. Il a encouragé et fortement doté les abbesses Relinde de Berg et Herrade de Landsberg. La sécurité du Mont a été garantie par la reconstruction du Lutzelbourg à Ottrott et la mise en place de l’avouerie des couvents au Château de Stein, premier des Dreistein.
- L’action en Alsace de son fils, Henri VI le Cruel, est loin d’être aussi positive. S’il s’est principalement intéressé à son héritage italien, Henri séjourna néanmoins à plusieurs reprises dans le Burg à Obernai. Il choisit Hohenburg comme lieu de captivité de la Reine de Sicile, Sybille.
- Otton de Bourgogne et Philippe de Souabe, dés 1190, remplacent leur frère Henri, en guerre continuelle en Silice, dans la direction des affaires au nord des Alpes. Autant Otton se montre brutal, guerrier et peu avisé dans ses choix, autant Philippe se révèle un bon organisateur et un fin politique.
Même si Philippe n’est jamais venu à Obernai ou à Hohenburg, c’est à son instigation que deux chantiers importants sont lancés sur le Mont : au Nord, le Waldsberg, aujourd’hui appelé Hagelschloss, et à l’Est, le Landsberg. Ces deux nouvelles forteresses s’opposent respectivement au Guirbaden et au Bernstein et doivent asseoir le pouvoir des Hohenstaufen sur le Mont Sainte Odile, face au parti papal représenté en Alsace par l’évêque de Strasbourg.
Parallèlement, les sites d’Ottrott et de Stein sont également renforcés. Les deux burgs ont souffert de la crise de 1197, et sont considérablement remaniés ces mêmes années, sous le principat de Philippe de Souabe.
Avec le meurtre de Bamberg, le Mont-Saint-Odile, Obernai et toute l’Alsace perdent leur meilleur protecteur. Hohenburg et les couvents sont alors à l’apogée de leur puissance et de leur renommée. Les empereurs suivants ne montreront plus la même attention pour le Mont-Sainte-Odile.
De l’avis de ses contemporains, Philippe était un prince courtois, attachant, attentif et avisé. Même ses adversaires lui reconnaissent ces qualités.
Voici le portrait qu’en faisait Winkelmann, l’historien de Philippe de Souabe.
Pourtant le clergé, si on se réfère aux historiens de ce milieu et de l’époque, chante ses louanges. Les clercs savaient faire la différence entre ce qu’il pouvait faire, bien limité par les conditions d’alors, et ce qu’il aurait voulu réaliser : l’impression merveilleuse laissée par cette personnalité attachante ne laissait aucun doute. Philippe était de taille moyenne, de constitution délicate, sans être efféminé. S’il n’atteignait pas l’impression de puissance de son rival, il l’égalait en bravoure. Des boucles blondes entouraient un beau visage, sur lequel régnait une douceur et une amabilité appréciées de tous ses contemporains. Les opinions bienveillantes et l’affabilité de Philippe lui ouvraient le cœur de tous ceux qu’il rencontrait. Avec des plaisanteries bien amenées et un humour ravageur, qu’il pouvait à l’occasion retourner contre lui- même, il savait, même dans des temps difficiles, maintenir dans son entourage d’une franche cordialité. En comparaison de son frère Henri, comme de bien d’autres, il était vraiment différent : « un jeune homme charmant » comme l’appelait Walter von Vogelweide.
Bien que Philippe se soit opposé au pape de longues années sur le plan politique, il avait même été excommunié, il était reconnu en général comme un homme vraiment pieux et vivant dans le crainte de Dieu. Innocent III, lui même, a reconnu ses qualités. On le voyait souvent à l’église, où il prenait sa place parmi les clercs sans aucune suffisance, lui même avait été autrefois élevé pour être ordonné. Parmi eux, il chantait les psaumes et les répons. Sur son parcours, aucune tâche. Son union avec Marie, fille de l’empereur byzantin, dont il eut quatre filles, semble avoir été des plus heureux. Et à cette époque, c’était rare, puisque les puissants avaient l’habitude de répudier leurs épouses selon leur humeur ou bien pour raisons politiques. Son action en tant que roi est devenue la confirmation de la présentation qui précède. Au moment de son élection, on a pu déceler une certaine indécision qui l’affaiblissait. Cependant, sa volonté s’est imposée au fur et à mesure de son règne. Ainsi, il ne faut pas méconnaître ses progrès politiques et son habileté. Défenseur inflexible des droits de l’Empire, il a fini par être vainqueur, aussi bien dans les guerres menées, que sur le plan de la diplomatie. L’empire allemand se trouvait avec Philippe à l’aube d’un avenir radieux. L’un des juges des plus sévères de ce temps a déclaré à raison que Philippe était le meilleur de tous les Hohenstaufen…
…L’assassinat par le comte palatin de Bavière a interrompu, dans ces jeunes années. la vie prometteuse de Philippe et a jeté l’empire dans une nouvelle période d’insécurité. C’est pourquoi le deuil autour de Philippe fut si profond et tant partagé.
Laissons le dernier mot au moine Gallus de Salmannsweiler, dont le couvent avait pourtant eu beaucoup à souffrir des luttes de Philippe :
‘Wie ein glänzender Stern vom Himmel sinkt, so bist du, edler Spross, Perle unter den Königen, gefallen. Untergegangen ist die Sonne und die Nacht hat den Sieg behalten.’
L’histoire du Mont-Sainte-Odile aurait-elle été différente si Philippe avait vécu ?
On peut le supposer.
- B. Herzog, Chronicon Alsatiae, 1592
- D. Specklin, les Collectanées, ~1560
- E. Winkelmann, Philipp von Schwaben und Otto von Braunschweig, 1873
- R. Füchtner, Der Mord an König Philipp von Schwaben, Privatsache oder Staatsstreich, 2006
- Philippe de Souabe, miniature
- Meurtre de Philippe à Bamberg, miniature
- Les deux prétendants à la couronne impériale, (Philippe est à gauche, Otton à droite ), miniature.
- Filiation des Hohenstaufen, PiP
- Construction de remparts, miniature
- Le meurtre de Bamberg, miniature extraite de la Sächsischen Chronik
- Vitraux de la Cathédrale de Strasbourg (Henri IV, Henri V, Philippe de Souabe et Frédéric II)
(Les termes soulignés en bleus sont des liens vers d’autres articles qui peuvent compléter celui-ci. Il suffit de cliquer sur le mot.)