La chèvre et le loup, tradition d’Innenheim
Si j’en crois Alphonse Daudet les chèvres de Provence, lorsqu’elles rencontrent le loup, connaissent une fin horrible. Elles finissent croquées ! Voici la fin du conte de notre cher Alphonse.
‘Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de Monsieur Séguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair et elle se disait :
- Oh ! pourvu que je tienne jusqu'à l'aube...
L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents...
Une lueur pâle parut dans l'horizon... Le chant du coq enroué monta d'une métairie.
- Enfin ! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour mourir ; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang...
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.’
Alphonse Daudet, La chèvre de Monsieur Seguin, 1870
Terrible histoire ! Et bien, par chez nous, les chèvres se montrent plus astucieuses. Plus malignes que leur sœurs d’Outre-Vosges ! Nous allons aujourd’hui vous conter l’histoire de la chèvre d’Innenheim.
Commençons par la transmission orale de cette étrange histoire, telle qu’elle nous est rapportée par Annie et Madeleine Sommer. C’est en ‘local’, bien entendu, mais nous proposons la version francophone juste après le texte savoureux des deux historiennes d’Innenheim.
Eine Gais weidete an der damalen ofen stehenden capelle
Indessen kam ein Wolf vom Glöckelsberge her,
Dem gefällt die Gais gar wohl,
Dass er sir gliech anpacken will.
Die Gais aber nicht dumm
Thut nach deer Thieren eine gewaltigen Sprung
Und springet in die Capelle.
Der Wolff springet nach,
Die Gais aber nicht faul
Macht einen neuen Capriolensprung
Und springet wieder zur Capellen heraus
Und schliesst mit den Hörnern die Capellenthür
Und der Wolff bliebe innewendig eingeschlossen,
Bis die Leute balde geloffen kamen
Und den gefangenen so frech trafen,
Dass sie ihn zum Fenster hinein arquebusiert haben
Ohn Pardon,
Den er doch als Capellenstürmer doch nicht meritiert hätte.
Nous tenterons une traduction pour d’éventuels lecteurs qui ne liraient pas le dialecte. ( Il y en a, me dit-on !).
‘Une chèvre pâturait près de la chapelle qui était alors toujours ouverte à tous les vents. Dévalant la colline du Glöckelberg, un loup s’approcha. La chèvre lui plaisait tant, qu’il tenta aussitôt de l’attraper pour la croquer. Mais la chèvre n’était pas si bête ! Elle échappa à la bête d’un bond puissant et sauta dans la chapelle. Le loup l’y poursuivit, mais la chèvre n’était pas sotte ! En une cabriole, elle bondit à nouveau, cette fois, hors de la chapelle. De ses cornes, elle fit jouer le loquet de la porte, et le loup se trouva irrémédiablement enfermé.
C’est alors qu’alertés, les gens du village vinrent en courant, et l’entrevue avec le prisonnier fut si mouvementée qu’ils l’arquebusèrent, bel et bien, du haut de la fenêtre ! Sans merci !
Il avait bien mérité, lui qui avait osé profaner une chapelle !’
Cette histoire doit être bien ancienne : les paysans d’Innenheim utilisent encore des arquebuses ! Bigre ! Courageux, nos paysans, mais pas téméraires, ils tirent de la croisée de la nef… Le Loup n’avait aucune chance ! La petite chapelle de la Chèvre d’Innenheim se dresse toujours, à quelque distance du village. Curieusement, aujourd’hui, on l’appelle la Chapelle du Loup !
C’est faire peu de cas de notre biquette ! C’était bien elle, la véritable héroïne de l’histoire ! Non ?
Soignée, bien entretenue, entourée d’ombrages agréables, la petite chapelle est malheureusement close et ne serait d’aucun secours aux chèvres d’aujourd’hui, si d’aventure, un loup nous venait à nouveau de Blaesheim !
Nous n’avons pas trouvé de date de la construction de la chapelle primitive. Les différents écrits parlent du XIIIème siècle, sans apporter ni preuve, ni précision. Sur le site, deux dates sont cependant gravées : 1658 et 1896. Seuls quelques éléments gothiques ( XVème ?) et réemployés dans l’édifice actuel attestent de l’histoire mouvementée de la chapelle. On y honorait alors Wolfgang, saint et évêque de Ratisbonne. La tradition explique que la légende viendrait d’une déformation du nom de l’évêque bavarois. Wolfgang serait devenu ‘Wolf und Geis’ :‘Wolf’, le loup et ‘Geis’, la chèvre.
La chapelle primitive aurait été détruite lors de Guerre de Trente Ans, et la date de 1658 serait celle de la création d’un humble oratoire. Celui-ci a été agrandi en chapelle en 1763 et consacré à la Vierge. Le droit de patronage appartenait alors au couvent Saint- Léonard.
En 1814, nouvelle rénovation, payée par la famille Eschbach-Jehl et la chapelle est consacrée à Notre-Dame des Sept Douleurs. Les transformations furent alors nombreuses,
1896 semble être la date de la création de la nef actuelle.
Aujourd’hui, la chapelle est dédiée à Saint Quirin. Nous avons, dans un article de ce site, raconté l’histoire étonnante de l’arrivée de ce saint en Alsace. ( cliquez sur le lien.). Quirin guérissait des furoncles et des écrouelles ! La chapelle recevait encore, il y a peu, de nombreuses visites de personnes atteintes de ces maux. Pour être certain d'être exaucé, il suffisait de balayer le sol de la chapelle, en allant à reculons de l'autel au seuil du sanctuaire !
Innenheim est facilement accessible en bicyclette. La piste cyclable Obernai-Krautergersheim-Innenheim-Blaesheim-Geispolsheim offre de beaux paysages champêtres. On peut également venir, sur site propre, de Rosheim en passant par Griesheim, parcours pour bonne part ombragé. Bel effort du département et des Communautés de Communes. Profitez-en !
La chapelle se dresse, isolée, à quelques centaines de mètres au nord du village.
Innenheim présente de belles maisons à colombages. Voyez par vous même grâce à ces dessins réalisés, voici quelques années, par Monsieur Henri Sauter.
Augustin Güntzer, potier d’étain obernois, nous a laissé un récit poignant des tristes années de la Guerre de Trente Ans. ( cliquez sur le lien ).
1615 , Augustin, protestant, quitte Obernai pour entreprendre un long voyage qui l’emmènera fort loin de son Alsace natale : Prague, Vienne, Lubiana, Venise, Rome….. Il nous laisse un dessin fort naïf de ses adieux avec son père. A droite de l’image, le village d’Innenheim est dessiné entre Niedernai au sud et Entzheim au nord : ‘Inlen’, juste quelques maisons, un puits à balancier et un petit chien qui se promène dans les champs. Voilà, l’image la plus ancienne que nous ayons trouvée d’Innenheim.
- Dessin d’Augustin Güntzer, 1660
- Plan de situation de la Chapelle, 1756
- Dessins de Monsieur Henri Sauter, 1977
- Photographies de la chapelle, BrR & PiP
- Kleines Biechlin von meinem gantzen Leben, Augustin Güntzer, vers 1660
- Alphonse Daudet, La chèvre de Monsieur Seguin, 1870
- Annie et Madeleine Sommer, Innenheim et son passé, 1986
Merci à Denis qui m’a donné l’idée et la matière de cet article !