La prophétie de Sainte Odile
Mai 1916, la guerre entre la France et l’Allemagne dure, perdure. Après la progression rapide des troupes allemandes, lors des premiers mois du conflit, s’est installée une guerre des positions. Les tranchées sont creusées. Dans la boue, à demi enterrés, les jeunes allemands et les jeunes français connaissent les horreurs de cette guerre qui devait être la dernière.
Chez Dorbon Aîné, libraire à Paris, paraît un petit livret des plus étonnants : La Prophétie de Sainte Odile et la fin de la guerre, avec notes et commentaires, par Georges Stoffler. Bigre !
Mais quel peut bien être le rapport entre Odile (~660-~720) et la Grande Guerre ( 1914-1918) ? Voyons un peu.
Georges Stoffler n’est pas un écrivain connu. Avant ce livret, il n’avait rien publié. Son opuscule présente la traduction en français d’un texte latin que Georges prétend avoir découvert. Le bref commentaire qui accompagne le texte de la retranscription commence ainsi :
‘Nous disons bien simplement au lecteur en lui présentant la Prophétie de sainte Odile : Voix de la terre ou voix du ciel ? Prophétie réelle ou simple prévision humaine ? Nous laissons très humblement à l'autorité compétente le soin de se prononcer à ce sujet. Notre tâche consistera donc, sans incrédulité mais aussi sans superstition, à exposer et à développer des prédictions qui, pour le moins, sont surprenantes, sans compter que, dans leur réalisation suprême, elles demeurent pour nous, Français, et pour nos alliés, on ne peut plus encourageantes.’
Georges Stoffler, cité dans le Journal ‘La Croix’
Bon, Georges ne se mouille pas vraiment. Pourtant son texte aura un succès et un retentissement étonnants.
Le 16 juillet 1916, le journal ‘La Croix’ publie la ‘prophétie’ accompagnée d’un long article, certes circonstancié, mais qui accrédite en fait l’authenticité du texte.
Le 24 juillet, un article du journal ‘Les débats’ va plus loin encore. Nous n’avons pas retrouvé le nom du plumitif qui l’a commis… et c’est dommage. En voici les premières lignes :
'Très connue en Alsace, en Allemagne même, où le kaiser en aurait interdit la publication, la prophétie de sainte Odile vient d'être seulement, depuis quelques jours, livrée à la curiosité du public parisien. Cette prophétie remonterait au huitième siècle, alors que sainte Odile, fille d'Adalric, duc d'Alsace, dirigeait le monastère de Hohenbourg ; le moine Roger Bacon, le P.Mabillon l'ont citée, ainsi que plusieurs biographes de la sainte abbesse.'
Journal ‘Les débats’, 24 juillet 1916
Comme nous, je pense, vous avez hâte de découvrir la Prophétie de Sainte Odile.
Voici, in extenso, le texte de la traduction proposée par Georges Stoffler.
Ecoute, écoute, ô mon frère, car j'ai vu la terreur des forêts et des montagnes... L'épouvante a glacé les peuples.
Il est venu le temps où la Germanie sera appelée la nation la plus belliqueuse de la terre. Elle est arrivée l'époque où surgira de son sein le guerrier terrible qui entreprendra la guerre du monde et que les peuples en armes appelleront l'Antéchrist, celui qui sera maudit par les mères pleurant, comme Rachel, leurs enfants, et ne voulant pas être consolées. Vingt peuples divers combattront dans cette guerre. Le conquérant partira des rives du Danube…
La guerre qu'il entreprendra sera la plus effroyable que les humains auront jamais subie. Ses armes seront flamboyantes et les casques de ses soldats seront hérissés de pointes qui lanceront des éclairs, pendant que leurs mains brandiront des torches enflammées…Il remportera des victoires sur terre, sur mer, et jusque dans les airs, car on verra ses guerriers ailés, dans des chevauchées inimaginables, s'élever jusque dans le firmament pour y saisir les étoiles, afin de les projeter sur les villes et y allumer de grands incendies. Les nations seront dans l'étonnement et s'écrieront : D'où vient sa force ? La terre sera bouleversée par le choc des combats, les fleuves seront rougis de sang, et les monstres marins eux-mêmes s'enfuiront épouvantés jusqu'au plus profond des océans. Les générations futures s'étonneront que ses adversaires n'aient pu entraver la marche de ses victoires... Des torrents de sang humain couleront autour de la montagne : ce sera la dernière bataille, ultima pugna. Cependant le conquérant aura atteint l'apogée de ses triomphes vers le milieu du dixième mois de la deuxième année des hostilités : ce sera la fin de la première période dite des victoires sanglantes, cruentarum victoriarum. Il croira alors pouvoir dicter ses conditions…
La seconde partie de la guerre égalera en longueur la moitié de la première : elle sera appelée tempus deminutionis, la période de diminution. Elle sera féconde en surprises, rebus inopinatis, qui feront frémir les peuples. Vers le milieu de ce temps, les peuplades soumises au conquérant diront : la paix! la paix! Mais il n'y aura point de paix. Ce ne sera pas la fin, mais le commencement de la fin, lorsque le combat se livrera dans la ville des villes. Le texte latin dit : Non finis, sed equidem finis, quando in oppido oppidorum de manu certaverint… A ce moment, beaucoup des siens voudront le lapider…Mais il se fera des choses prodigieuses en Orient…
La troisième période sera de courte durée : on l'appellera la période d'invasion, car, par un juste retour des choses, le pays du conquérant sera envahi de toutes parts, ex omnibus partibus. Ses armées seront décimées par un grand mal, et tous diront : le doigt de Dieu est là! Les peuples croiront que sa fin est prochaine ; le sceptre changera de main, et les miens se réjouiront.
Tous les peuples spoliés recouvreront ce qu'ils auront perdu et quelque chose de plus... La région de Lutèce sera sauvée elle-même à cause de ses montagnes bénies et de ses femmes dévotes … Pourtant tous auront cru à sa perte… Mais les peuples se rendront sur la montagne et rendront grâces au Seigneur... Car les hommes auront vu de telles abominations dans cette guerre que leurs générations n'en voudront plus jamais... Malheur pourtant encore à ceux qui ne craindront pas l'Antéchrist ! Car il suscitera de nouveaux meurtres !… Mais l'ère de la paix sous le fer sera arrivée, et l'on verra les deux cornes de la lune se réunir à la croix, car en ces jours les hommes effrayés adoreront Dieu en vérité, et le soleil brillera d'un éclat inaccoutumé.
Le texte attribué à notre chère Odile est surprenant !
Notre abbesse mérovingienne prophétise au début du VIIIème siècle les casques à pointes des soldats de Guillaume II. Les ‘torches enflammées’ brandies doivent être des fusils. Du fond des Vosges, au VIIIème siècle, Odile prédit les victoires allemandes sur les mers et même dans les airs ! Et sa prophétie est retrouvée au moment où les sous-marins et l’aviation font leur apparition. Trop forte, notre Odile !
Le texte de la prophétie est publié en 1916. La description du début de la Grande Guerre peut convaincre certains esprits crédules. Pour la fin de la guerre, Odile semble moins clairvoyante. L’Antéchrist Guillaume II est vaincu, certes, et l’Allemagne est alors envahie de toutes parts, ah ? …. Mais l’intervention des états-uniens est omise. Pourtant, sans eux, la guerre aurait pu durer quelque temps encore.
Le texte de Stoffler ne peut pas être pris au sérieux, ne serait-ce qu’un instant.
Pourtant, en ces temps difficiles, printemps 1916, où on cherchait à rehausser le moral des français, la ‘prophétie’ de Georges Stoffler est bien accueillie. Il s’en vend, des mille et des cents. ‘La Croix’ semble approuver, ‘les Débats’ vont plus loin encore. Au moment où tous les français veulent croire à la victoire contre l’allemand, le lecteur, peu averti, est prêt à croire n’importe quoi…
Le texte est sensé être ‘très connu en Alsace’. Mensonge. Mais le lecteur ne viendra pas le vérifier en 1916, au moment où les jeunes alsaciens sont dans les tranchées allemandes. ‘Roger Bacon, Mabillon, et d’autres biographes’ auraient parlé de cette prophétie. Et bien, non ! Mensonge encore. Personne n’a vu ce texte avant le mois de mai 1916. Personne ! Il faudrait faire un procès au journaliste des ‘Débats’ pour faute professionnelle.
Cependant, dès sa parution, l’authenticité de la prophétie fut mise en doute par des gens plus sérieux que le journaliste cité. Christian Pfister, historien, n’ y voit qu’un ‘prétexte de dire leur vérité aux allemands’. Henri Welschinger, membre de l’Institut, qualifie la prophétie de ‘fantaisiste’. L’abbé Coupé la juge ‘impressionnante, mais suspecte’…
Plus sérieux encore, Prosper Alfaric va plus loin. Il obtient une copie du texte latin de la prophétie de Stoffler et l’étudie. Pour lui, le latin utilisé par Odile n’a rien d’ancien, il serait plutôt scolaire, et la traduction proposée par Stoffler n’est pas correcte… Sa conclusion : la prophétie de Sainte Odile est un texte récent, qui vise à attaquer Guillaume II, rien de plus. De la simple propagande. Tout est dit. Georges Stoffler ou un de ses proches, a créé un texte de anti-allemand, et il a utilisé Sainte Odile, emblème alsacien, pour tenir son discours. Et beaucoup ont pris le message au pied de la lettre…
Trente ans plus tard, lors de la deuxième guerre mondiale, le texte de Stoffler reprendra du service. La France est de nouveau en guerre contre l ‘Allemagne. Et le vieux ‘manuscrit’ latin d’Odile refait surface. L’Antéchrist n’est plus l’empereur Guillaume, mais bien entendu Adolf Hitler… La crédulité reste la même, et le fascicule circule sous le manteau. Dans son étude, très intéressante, Albocicade cite deux exemples de personnes arrêtées et déportées pour avoir fait circuler ce texte.
Terminons ces quelques lignes par une citation qui peut surprendre, elle est tirée du livre ‘La Peste’ d’Albert Camus. Le père Paneloux emménage chez une vieille dame qui accepte de le loger malgré la maladie présente sur la ville.
Pendant le déménagement, le père avait senti croître sa fatigue et son angoisse. Et c’est ainsi qu’il perdit l’estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayant chaleureusement vanté les mérites de la prophétie de sainte Odile, le prêtre lui avait marqué une très légère impatience, due sans doute à sa lassitude. Quelque effort qu’il fît ensuite pour obtenir de la vieille dame au moins une bienveillante neutralité, il n’y parvint pas. Il avait fait mauvaise impression. Et, tous les soirs, avant de regagner sa chambre remplie par des flots de dentelles au crochet, il devait contempler le dos de son hôtesse, assise dans son salon, en même temps qu’il emportait le souvenir du « Bonsoir, mon père » qu’elle lui adressait sèchement et sans se retourner. C’est par un soir pareil qu’au moment de se coucher, la tête battante, il sentit se libérer à ses poignets et à ses tempes les flots déchaînés d’une fièvre qui couvait depuis plusieurs jours.
La Prophétie de Sainte Odile avait encore ses partisans à Oran en 1945…
Terminons cet article dédié à une prophétie par une image, tirée de l’Hortus Deliciarum de notre chère Herrade de Landsberg. Herrade nous propose sur deux planches la représentation des seize prophètes de la Bible. Voici les ‘grands prophètes’ : Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel. Chacun d’entre eux possède un livre à son nom dans l’ Ancien Testament. Herrade leur fait porter un parchemin où figure un verset de ce livre.
Isaïe ‘Une pousse sortira de la souche de Jessé, sur ses racines un rameau refleurira.’ Isaïe 11-1
Jérémie ‘Je vois une tige qui dort, je susciterai à David un descendant juste’ Jérémie, 23-5
Ezéchiel ‘J’ai vu une porte fermée dans la maison du Seigneur’ .. Ezéchiel, 44-2
Daniel ‘Vision parmi les visions de la nuit, c’est comme un homme qui vient’.. Daniel 7-13
Les prophéties de l’Ancien Testament ont souvent bien difficiles à interpréter, Herrade a choisi les passages qui semblent annoncer le Christ descendant de David.
- La prophétie de Sainte Odile et la fin de la guerre, Georges Stoffler, 1916
- Journal ‘La Croix’, dimanche 16 et lundi 17 juillet 1916
- Journal des Débats, lundi 24 juillet 1916
- Albert Camus, la Peste, 1947
- Hortus Deliciarum, édition de Jean-Claude Wey, 2009
- Etude de la prophétie par Albocicade, 2013
L’article d’Albocicade est consultable sur Internet. Très complet, bien documenté, nous y avons puisé l’essentiel de notre propos.
- Photographies Sainte Odile, PiP
- Le front en 1916, PiP
- Couverture de l’opuscule de Georges Stoffler
- Les prophètes par Herrade de Landsberg, Hortus Deliciarum, XIIème siècle
Le dessin présenté provient du livre de Jean-Claude Wey