Lantfrid de Landsberg, vu du ciel
Que lit-on dans la Chronique des Dominicains de Colmar pour l’année 1279 ?
‘Lantfrydus de Landisperach suffocatus fuit in tormento in Argentina in aniversario patris sui, qui fuit in precedenti tricesimo anno in eadem civitate et in eodem die hastiludio interfectus a comite Fryburgensi.’
Et à ce point de notre article, comme vous, mes chers lecteurs, je m’interroge. Que s’est-il réellement passé à Strasbourg en 1279 ? Quelle histoire ! On y perd son latin !
Commençons par la traduction du texte des moines dominicains, nous y verrons peut-être plus clair.
‘Lantfrid de Landsberg fut étouffé dans un tournoi qui se donna à Strasbourg le jour anniversaire de la mort de son père. Son père avait été tué, le même jour, dans la même ville, trente ans auparavant par le Comte de Fribourg. C’était également lors d’une telle fête militaire.’
Bigre ! Le maniement des armes était déjà bien dangereux au XIIIème siècle ! Voilà deux membres de la même famille, le père et le fils, qui meurent des suites de deux tournois, à trente ans d’écart. Il est des occupations moins mortelles.
Mais, ceci dit, comment peut-on mourir étouffé lors d’une telle joute ? Démembré, estourbi, brisé, décapité, transpercé, saigné, éventré, certes !… Mais ‘suffocatus’… je ne vois pas. Dites-moi…
Plus sérieusement, que savons nous des Landsberg aux XIIème et XIIIème siècle. ?
- Nous avons déjà rencontré, en 1178 et 1181, Gunther de Vinhege, puis de Landsberg, signataire de la charte de Saint Gorgon et lors de la fondation de la prévôté de
- Notre site ne compte plus les articles consacrés à Herrade de Landsberg et à son merveilleux codex l’ Hortus Deliciarum. Mais Herrade était-elle vraiment une Landsberg ?
- Quelques années plus tard, Edelinde de Landsberg est abbesse de Niedermunster. C’est-elle qui fait rénover la fameuse Croix Reliquaire de Niedermunster. C’est elle également qui, en 1200, cède un terrain de l’abbaye pour l’agrandissement du château de Landsberg. L’heureux bénéficiaire, ‘l’illustre’ Conrad, serait le frère d’Edelinde.
- En 1212, on trouve un Egenolphe, chevalier, il est alors prisonnier du margrave Henri de Hochberg.
Et, ensuite, plus de soixante ans plus tard, voilà notre Lantfrid qui meurt dans un tournoi en 1279.
Curieusement, on ne retrouve pas de Lantfrid dans la généalogie élaborée par Bucelin. Et, il ne semble pas plus cité dans les actes de l’époque. Tout au plus, peut-on se référer à un acte de donation en faveur du prieuré de Feldkirch. (Cet acte est publié par Schoepflin dans Alsatia Diplomatica, pièce DCCXVIII.)
Le curé de Feldkirch est alors Egelolf de Landsberg, Egelolf fonde avec plusieurs membres de sa famille des revenus réguliers en faveur de Feldkirch. Les donateurs sont donc Egelolf, ses quatre frères Conrad, Werner, et deux Gunther, ses cousins Walther et Eberhart, et ses neveux, … fils de son frère Leutfrid.
Leutfrid dans la chartre de Feldkirch en 1279, Lantfrid dans la Chronique de Colmar en 1279… il peut s’agir de la même personne. D’autant plus, que les actes signés par les Landsberg dans les années suivantes sont nombreux et que, si les prénoms des mâles de la famille y sont cités, il n’apparaît plus de Lantfrid, ni de Leutfrid. La charte de Niedernai est signée le 5 février 1279… Le tournoi aurait donc eu lieu en janvier 1279. Quoiqu’il en soit, notre Lantfrid y perd la vie. Peut-être frère du curé de Niedernai, Lantfrid avait atteint l’âge de trente ans, au moins, et laissait des fils, trop jeunes pour que leurs prénoms soient mentionnés sur la charte de Feldkirch.
Pour illustrer ce que fut la mort de Lantfrid, voici quelques images de tournois tirées du Codex Manesse. Ce grand manuscrit de poésie fut rédigé et enluminé à la demande de la famille Manesse au début du XIVème siècle. Sur sept cent pages, le lecteur se délecte d’une anthologie des trouvères allemands, les Minnesänger. Parmi ces poètes, nombre d’entre eux étaient aussi des chevaliers. Les enluminures du Codex nous les présentent, parfois lors de scènes de tournoi.
Commençons par le duel à pied !
Devant les tribunes, où siègent les dames fort intéressées par le déroulement des combats, les chevaliers s’affrontent. Dietmer et son adversaire ont revêtu le haubert, ils se protègent de leur écu orné de leurs couleurs. ils portent des heaumes ne laissant apparaître que les yeux. C’est beau ! Néanmoins, l’efficacité du heaume ne nous semble pas établie : l’adversaire de Dietmer se fait, proprement, fendre le crâne sous les yeux des gentes dames, un rien troublées.
La deuxième image, aux armes des Scharpfenberg, ressemble plutôt à une joute amicale. Les deux chevaliers ne sont guère protégés, têtes nues, en collants et jupettes. Sans doute, il ne s’agit que d’une simple exhibition.
Mais, passons aux choses sérieuses, le duel à cheval.
Codex Manesse
Les images sont parlantes ! Les chevaliers se sont lancés. Le choc est violent, les lances rompues et un des deux chevaliers est désarçonné ! Dans les tribunes, les dames aux longues tresses blondes prennent parti pour l’un ou l’autre des combattants, elles se trémoussent ou se désolent, des musiciens accompagnent la fête avec flûte et tambourins. La dernière image proposée présente le Chevalier Goesli, notre Minnesänger d’Ehnheim, mon concitoyen ! Dans cette dernière image proposée, le duel à cheval ne se dispute pas à la lance, mais directement à l’épée. Bigre ! Gageons que notre Goesli et son perroquet vert furent les vainqueurs.
Terminons donc par l’image d’un vainqueur de tournoi, fêté comme il se doit, par ces dames ! Il s’agit là du Duc Heinrich de Breslau, nous dit le Codex Manesse.
Les blessés et les morts sont, eux, évacués par l’arrière, loin des yeux de ces gentes dames. Ce dut être le cas de notre cher Lantfrid.
Ces bons Dominicains de Colmar, qui nous content le trépas de Lantfrid, notaient dans leur chronique les faits divers de leur temps. L’année 1279 ne comporte que quelques feuillets. Nous sommes bien loin de l’information en continu qui nous envahit aujourd’hui. Contrairement aux chroniques ‘historiques’ du moine Richer, de Koenigshoven ou de Berler, la Chronique des Dominicains de Colmar est une suite de petites notes qui concernent une grande variété de sujets. Les moines ne se limitent pas aux faits historiques qu’ils connaissent mal, reclus dans leur couvent. Ils notent, par contre, une foule de détails venus jusqu’à eux, et qui nous montrent leurs centres d’intérêts : prix des denrées, faits divers, astronomie, météorologie… Nous avons relevé quelques notules de cette même année 1279.
- Dans le même temps on donnait à Colmar le seigle pour 17 deniers, l’orge pour 18 et l’avoine pour 19. Le viertel de froment valait 30 deniers.
- Un certain batelier prétendait qu’en frottant les pieds ou les mains d’un enfant nouveau né avec de la graisse d’oie, on rendait ses membres absolument insensibles au froid.
- Le vendredi des calendes de mars, la lune parut rouge pendant toute le nuit Le soleil eut le même teinte le jour suivant et la garda jusqu’à midi. La pleine lune avait eu lieu à la quatrième heure du jour précédent.
- Les oies sauvages et le grues ne parurent pas en Alsace à cause de la douceur de l’hiver.
- Vers la fête de la Pentecôte, le vin valait deux sols, parce qu’il était rare et excellent.
- Aux bains qui se trouvent près de Remiremont, un jeune homme rendit un ver qui avait, dit-on, dix pieds de long.
- A Colmar, un individu subit le supplice de la roue, pour avoir trempé dans un complot qui avait pour but le tuer le prévôt et d’autres citoyens.
- Les cigognes vinrent pour la première fois dans la Ville de Berne, en Bourgogne.
Cette dernière note mérite une petite explication : Le Royaume de Bourgogne était en 1279 une terre de l’Empire Germanique. Fort vaste, il s’étendait du Rhône et de la Saône jusqu’au Rhin et à la Rheuss, il atteignait les Alpes. A cette époque, Besançon, Lyon, Arles étaient bourguignonnes….donc germaniques ! Bigre ! Et l’actuelle capitale de la Suisse, aussi !
Où Lantfrid logeait-il ? Bien entendu, nous n’en savons rien… Cependant, il est vraisemblable qu’il habitait le château familial situé sur les flancs du Mont-Sainte-Odile, au dessus de la ville de Barr. Nous vous avons déjà dans plusieurs articles proposé de nombreuses photographies du vieux burg familial des Landsberg. L’anecdote de ce jour est l’occasion de vous présenter quelques vues aériennes des ruines. Elles ont été prises cet hiver à partir d’un drone.
Commençons par le Château Neuf qui fut construit du vivant de notre ami Lantfrid. Nous survolons les deux tours rondes, et admirons le chemin de ronde qui, sur les murailles, traversait les tours.
Le Château Neuf
Poursuivons notre petite visite par le survol du vieux burg, celui de l’an 1200. La façade, l’oriel et le donjon.
Le burg primitif
Terminons des quelques vues inhabituelles des superbes baies romanes.
- Chronique des Dominicains de Colmar 1211-1305, édition de Ch. Gérard et J. Liblin, 1854
- Codex Manesse, ~1310
- J.D. Schoepflin, Alsatia Diplomatica, Egelolfi de Landsberg plebani in Veldkirch ordinario de capella in Ehenhemio inf., pièce 718, 1775
- F.E. Sitzmann, Dictionnaire de biographie des hommes célèbres de l’Alsace, 1909
- Les scènes de tournoi sont tirées du Codex Manesse,~1310
- Photographies aériennes du Landsberg, FrP, ElJ et BrR, hiver 2015-2016
- Les armes des Landsberg, église de Duttlenheim, publiées par SHABDO
- Les armes des Chevaliers dans l’Hortus Deliciarum
- Goesli von Ehenheim
- Hortus Deliciarum
- L’ Abbaye de Niedermunster
- L’histoire de Truttenhausen
- Le Prieuré de Saint Gorgon
- Visitons le château de Landsberg
- Edelinde et le château de Landsberg