Le Codex Guta-Sintram et l’ Hortus Deliciarum
Depuis la création de notre site ‘Autour du Mont-Sainte-Odile’, nous avons consacré vingt-cinq articles à l’Hortus Deliciarum, le manuscrit d’Herrade de Landsberg, disparu lors de l’incendie de 1870. Herrade a rédigé son œuvre à la fin du douzième siècle. Le Grand Séminaire de Strasbourg possède un codex plus ancien de quelques années, le Guta-Sintram. Nous allons nous y intéresser!
L’abbaye de Marbach était située près d’Obermorschwihr dans le Haut Rhin. Ancien prieuré, l’abbaye était occupée au Moyen Age par les chanoines de Saint Augustin. Elle gagne en importance au fil des années et devient la maison mère d’autres fondations en Alsace, Allemagne et en Suisse. Curieusement, les chanoines de Marbach ont créé à Wintzfelden un deuxième couvent, occupé par des moniales, le couvent de Schwarzenthann. Le Codex qui nous occupe aujourd’hui est le fruit de la collaboration peu courante entre couvents : d’une part, une moniale, Guta de Schwarzenthann et d’autre part, un chanoine, Sintram de Marbach.
Guta a transcrit d’une belle écriture régulière l’ensemble des textes, Sintram s’est chargé des enluminures et des miniatures qui ornent le manuscrit. Les voici, tout deux, offrant le fruit de leur travail à la Vierge. Nous sommes en 1154.
Les deux ecclésiastiques sont représentés de façon symétrique, sur un pied d’égalité qui peut étonner. Lisez plus avant, ce n’est pas la seule surprise que nous réserve ce codex.
Note : L’abbaye de Marbach a été vendue comme bien national pendant la Révolution Française. Les bâtiments ont été systématiquement démontés. Aujourd’hui, sur place, il ne reste que quelques vestiges.
En fait, comme l’Hortus à Hohenburg, le Codex de Guta devait servir à la formation des moniales de Schwarzenthann. Le manuscrit rassemble une compilation de textes religieux, vraisemblablement choisis par Guta et tous tournés vers la vie ducouvent :
- sermons des évangiles du jour
- règlements du couvent et de l'abbaye de Marbach
- règle de Saint Augustin, commentaires de Hugues de Saint-Victor
- liste des abbés, des abbesses et des chanoines des lieux
- privilèges accordés par le pape à la communauté
326 pages au format 26 sur 35 centimètres.
Le travail de Sintram consiste essentiellement à la création des majuscules qui ornent les têtes de chapitres. Voyons plusieurs exemples.
A gauche, la lettre A est vraiment superbe et montre la finesse du travail du chanoine Sintram. Samson enlève les portes de Gaza, surveillé à gauche par un chevalier en haubert. Quelle imagination !
A droite, la lettre M est formée par deux hommes se prenant la main.
Plus sophistiquées, voici deux autres enluminures de Sintram. L’archange Saint Michel terrasse le dragon : le corps de l’animal forme un S, qui débute le texte latin. A droite, l’homélie en l’honneur du Pape Léon, notre pape, commence par la lettre P. Un homme, sans doute un oriental, prend une posture étonnante, ses bras et son corps forment la majuscule attendue.
Les images en pleine page sont plus rares. Outre la présentation du Codex à la Vierge, déjà présenté, on trouve le pape Calixte conférant une bulle à l’abbé Gerungo et puis, on pouvait s’y attendre, Saint Augustin. Voici cette dernière image.
Guta, Sintram et Herrade étaient contemporains. Certes, Herrade était abbesse de Hohenburg, ce qui n’était pas rien, et Guta et Sintram n’étaient que de simples chanoines. Mais à quelques dizaines de kilomètres, tous trois travaillaient à deux codex d’importance. Se connaissaient-ils, quels étaient leurs liens ?
Nos lecteurs attentifs savent qu’ Herrade de Landsberg ne fut pas seulement l’auteur de l’ Hortus Deliciarum. Elle fut également la maîtresse d’œuvre du renouveau du Mont Sainte Odile au douzième siècle. C’est Herrade qui fit venir les Prémontrés à Saint-Gorgon. C’est elle aussi, qui créa la Prévôté de Truttenhausen. Et qui appela-t-elle pour cette fondation ? Les chanoines de Marbach ! Herrade était en liaison directe avec Marbach pour Truttenhausen. Peut-être s’est-elle rendue à Marbach ou à Schwarzenthann, pour rédiger sa charte de 1181. Peut-être a-t-elle rencontré Guta, comparé ses dessins avec ceux de Sintram. Nous n’en aurons jamais la certitude. Cependant, voyez ! Nous nous sommes amusés à comparer les dessins tirés des deux codex… Nous avons regroupé les mêmes thèmes, dessinés par Sintram dans le Codex et par Herrade dans l’ Hortus. N’est-ce pas saisissant ?
Codex Guta-Sintram & Hortus Deliciarum
- Guta et Herrade, telles qu’elles se font représenter elles-mêmes dans leurs ouvrages.
- Musicienne jouant de la viole dans le Codex, de la lyre dans l’Hortus
- Deux moissonneurs, même mouvement, même outil.
- Cavaliers dans les deux ouvrages
- La vierge Marie
Chez Sintram, le trait se veut simple. L’artiste va à l’essentiel, ne cherche pas à rendre le détail. Les visages, les drapés sont simplifiés à l’extrême. Les couleurs sont brutales, les rendus se limitent aux à-plats. L’idée l’emporte sur le côté artistique.
Chez Herrade, beaucoup plus de nuances, de soucis du détail. L’ambition est toute autre. Encore ne présentons nous ici que des détails de dessins : les mises en page des planches d’Herrade sont beaucoup plus élaborées, emplies de sens.
La partie la plus étonnante du Codex de Guta est son calendrier ‘de santé’. Genre d’almanach avant l’heure, le texte de Guta nous donne conseils et recommandations : Quelles plantes médicinales utiliser ? Quand pratiquer la diète ? Une saignée est-elle utile ? Quelle alimentation pour notre santé ? Très étonnant, surtout à cette époque. Le peintre Sintram agrémente chaque mois d’une illustration de qualité. Pour vous, nous avons choisi le mois de Janvier et le mois d’Août !
Le conseil de Guta pour Janvier : « Boire à jeun du vin, du gingembre et du rhapontic, prendre l’électuaire et la potion contre les suffocations, ne pas faire de saignées. »
Quelques explications. Le rhapondic est un genre de rhubarbe. Purgatif au moyen age, il reste utilisé de nos jours pour stimuler la pousse des cheveux. Le rhapondic était alors absorbé mélangé à un sirop ou à du miel, d’où le terme d’électuaire.
Le dessin de Sintram donne un exemple d’architecture romane : colonnes torsadées, voûtes en plein cintre. Le personnage de gauche semble vouloir absorber les potions préconisées par Guta, elles doivent se trouver dans le vase qu’il tient en main.
Le conseil de Guta pour Août : « Pas de saignées en août, s’abstenir de chou et de mauve qui alimentent la bile noire. L’hydromel , le cidre et la bière ne conviennent pas, à moins qu’ils ne soient récemment préparés. Boire l’absinthe et le pouliot. »
Le personnage central tient un parchemin qui porte les préceptes de Guta. Celui de gauche, en août, rentre la moisson : le blé est porté à dos d’homme, une botte à chaque extrémité d’une perche. Le personnage de droite semble souffrir de l’œil. Va-t-il boire de l’absinthe ? Le pouliot est une variété de menthe, autrefois conseillée comme astringente, voire abortive. Aujourd’hui, elle est considérée comme toxique. N’en abusez pas !
L’Hortus, quoique disparu, reste le manuscrit alsacien le plus célèbre de ces temps anciens. Outre le Codex Guta-Sintram, les abbayes de l’ordre des Augustins nous ont laissé d’autres œuvres décorées de miniatures.
- les manuscrits MS128 & MS203 de la Bibliothèque de Colmar. ( majuscules enluminées)
- le Regelbuch de Saint Arbogast ( cod. 1291 ) aux Archives Municipales de Strasbourg. (majuscules enluminées)
- l’évangéliaire de Marbach-Schwarzenthann ( cod. 243 ) à la Bibliothèque Municipale de Laon
- l’évangéliaire de Saint Pierre( perg 7 ) à la Bibliothèque du Land de Karlsruhe
Terminons cette liste par un document étonnant, le Flabellum de Londres. Sous le code Add 24.497, le British Museum possède un document qui nous narre, sous forme de dessins, la vie de Saint Jean Baptiste. Les miniatures du Flabellum sont de la même main que celles de l’Hortus. Il existe, à Londres, un manuscrit de la main d’Herrade ! L’œuvre est magnifique, et nous vous la présenterons sous peu.
- Le Codex Guta-Sintram de Strasbourg, Revue d'histoire de la pharmacie, 1963.
- G. Cames, Les Grands Ateliers de l’Enluminure Religieuse en Alsace à l’ Epoque Romane, Cahiers de l’Art Médiéval, 1967
- Hortus Deliciarum, présenté par Auguste Christen, 1990
- Hortus Deliciarum, présenté par Jean-Claude Wey, 2004