Des profiteurs et des fraudeurs, à Andlau ?
Pour débuter notre article, nous avons retenu une enluminure tirée d’un traité rédigé en 1256 par un médecin italien : Aldebrandino de Sienne. Nous ne saurions juger du docte contenu de l’ouvrage, pourtant rédigé en français, mais la malice d’Aldebrandino est évidente.
Armé de ses énormes clefs, un moine cellérier est descendu dans la cave de son couvent pour soutirer un pichet de vin, vraisemblablement destiné à accompagner le repas de ses compagnons. Certes, notre bon moine emplit consciencieusement la cruche commune, mais il ne manque pas de goûter le vin. Il semble même le goûter abondamment ! Prosit !
Mais venons-en à notre sujet ! La longue et magnifique fresque qui orne la tour romane de l’abbatiale d’Andlau propose une image insolite. La voici !
Une dame, les cheveux nattés, vient acheter deux mesures de vin, vraisemblablement chez un vigneron du village, peut-être chez un négociant. On voit le ‘brave’ homme emplir un des deux tonnelets de bois à l’aide d’un cruchon. Derrière lui, un diablotin perché sur le tonneau, lui a déjà passé la corde au cou. Nul doute, le vin est frelaté ! Bigre ! Le vigneron a-t-il simplement coupé son vin ? A-t-il procédé à des ajouts douteux ? Blanc d’œuf, plantain, sauge, baies rouges pour modifier son apparence ? On ne sait ! Toujours est-il que la fresque d’Andlau est explicite, il ne l’emportera pas en Paradis.
L’image suivante de la frise traite également de la fraude. Un homme muni d’un grand bâton et d’une petite sacoche vient changer son argent. On peut supposer qu’il s’agit d’un pèlerin venu se recueillir sur la tombe de Sainte Richarde. Muni de sa balance, le changeur effectue dans le plus grand sérieux l’opération financière. Il est assis sur un grand coffre qui doit contenir son or. Tout semble normal, mais pourtant les pièces sont-elles fausses ? la balance déséquilibrée ? Allez savoir ! Un diable ailé est perché sur l’épaule du changeur et semble lui prodiguer des conseils à l’oreille. Voilà encore un fraudeur démasqué !
La frise romane de l’abbatiale d’Andlau a été commencée vers 1130. L’abbesse Hadewitz était alors en titre et a vraisemblablement choisi les thèmes des 48 panneaux qui courent sur une trentaine de mètres. Nous avons décrit cet ensemble étonnant dans un précédant article et en avons dédié un second au thème du chevalier Dietrich de Bern.
Mais, pourquoi Hadewitz a-t-elle commandé au Maître d’Andlau ces deux tableaux visant les malversations des marchands de son époque. Les vignerons et les financiers d’Andlau avaient-ils particulièrement mauvaise réputation ? Ou bien, la bonne abbesse voulait-elle simplement prévenir un mal courant à son époque et l’éloigner de son abbaye ? Toujours est-il que ce thème est rarement traité sur les murs de nos églises. Il trouve ici, avec l’art du Maître d’Andlau, deux représentations de qualité. N’y avait-il pas un certain courage et un peu de malice de la part de l’abbesse et du sculpteur d’attaquer ainsi deux corporations puissantes et riches ?
L'abbesse Hadewitz menace les auteurs de malversations des foudres de l’Enfer ! Mais, dans ce bas monde, qu’en était-il des peines encourues par les contrevenants ? Si j’en crois l’article de Claude Muller, la fraude sur les vins était courante et fort combattue par les édiles. Voici l’illustration qui accompagne son article du printemps dernier.
Les vignerons et négociants démasqués étaient enfermés dans des cages de bois et plongés dans les eaux nauséabondes de l’Ill à proximité du pont du Corbeau à Strasbourg. Bigre, voilà une boisson encore plus dangereuse que le vin trafiqué.
A Obernai, au pied du Kappelturm, un croc de fer rappelle une autre punition infligée alors aux délinquants : le pilori ! Les condamnés pour escroquerie étaient attachés, la tête et les mains et les pieds pris dans un carcan et exposés ainsi de longues heures à la vindicte des passants.
Que voilà une bien belle tradition malheureusement tombée en désuétude… Nos évadés fiscaux, nos autres professionnels de l’optimisation, leurs conseillers, pourraient réfléchir des journées entières à leurs pratiques condamnables, sous le regard goguenard de leurs concitoyens.
- C. Muller, Commerce du Vin d’Alsace, Les Saisons d’Alsace, printemps 2016
- M.T. Fischer, Mettre de l’eau dans son vin, DNA, juin 2016
- Photographies de la fresque d’Andlau, LiD
- Le cellérier, Aldebrandino de Sienne, 1256
- Le carcan d’Obernai, dessin de C. Spindler
- Autres photographies, PiP
- Diablotin, tiré de l’Enfer dans l' Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg
(Nous avons ajouté cette dernière image pour montrer la similitude des représentations du diable à Andlau et dans l’Hortus )
Cet article est dédié à mon ami Gérard Eber,
viticulteur de qualité,
membre de la Confrérie de la Corne à Ottrott.
Insoupçonnable !