Le Calvaire du cimetière d’Ottrott-le-Haut et l’Hortus Deliciarum
Dans une région catholique comme l’Alsace, aux croisées de chemin, les calvaires sont nombreux. La plupart présente simplement un Christ sur la croix, un bon nombre propose le Christ entouré de la Vierge et de Saint Jean. Beaucoup plus rares sont les calvaires plus complets. A deux pas du Mont-Sainte-Odile, dans le petit village d’ Ottrott, voici un ensemble de toute beauté, hors du commun. Comme nous, vous serez séduits ! Admirons !
L’actuel village d’Ottrott est né de la réunion de deux village distincts. Pour trouver notre calvaire, il vous faut gagner Ottrott-le-Haut et monter à pied au dessus de l’église. Le calvaire est situé en haut du cimetière, directement à proximité de la forêt.
L’ensemble de la composition est harmonieux. Le Christ, comme au calvaire de Saint-Léonard tout proche, est entouré de Marie et de Jean, éplorés. Ici, les deux larrons complètent le tableau, marquants de vérité. Impressionnants. Le visiteur reste longuement attentif à la composition, avant de s’approcher pour admirer chacun des éléments.
Sur le socle de la croix, la date de 1737 est portée. (1727 pour le calvaire de Saint-Léonard). Le style des sculptures, le rendu des drapés semblent confirmer cette date. Les sculptures des deux larrons sont plus frustres et peuvent être plus anciennes et provenir d’un autre site.
La croix est portée par une colonne de grès, les statues de Marie et Jean par deux pilastres. Les larrons, en retrait, sont également sur des pilastres en pyramide, sans doute, plus récents.
Ottrott le Haut, le Christ du Calvaire
La représentation du Christ est marquante. Contrairement à de nombreuses croix, où Jésus est représenté mort sur la croix, le calvaire d’Ottrott nous montre un homme en proie à la douleur. Le corps est cambré, le dos arqué, le visage exprime les maux du supplicié. Nous assistons aux derniers instants d’une terrible agonie !
Marie, et le bon larron
Le désespoir de Marie et celui de Jean sont très expressifs. Marie tient ses mains serrées sur son cœur, penche la tête en arrière. Jean a une posture analogue, main droite sur la poitrine . Jean tient un livre, symbole de son évangile, à la main gauche. Visages et postures tourmentés, les habits comportent de vastes plis, soulignés par de fines incises.
Jean, et le mauvais larron
Les deux bandits crucifiés avec Jésus sont mentionnés dans les quatre évangiles canoniques. Ils sont, chez nous, à Ottrott, représentés trapus, liés par des cordes aux chevilles et aux poignets sur des croix en tau. La sculpture est moins fine, les mains des deux hommes sont surdimensionnées. Leur présence apporte néanmoins à l’ensemble du calvaire, une harmonie rarement égalée dans notre région.
Oyons ce que disent les évangélistes !
Chez Mathieu, les deux larrons ne sont pas différentiés et raillent Jésus :
‘A gauche et à droite , deux brigands furent crucifiés de la même façon’. Mathieu, 27,38
‘ De chaque côté les brigands crucifiés le raillaient aussi.’ Mathieu, 27,44
La description est de même nature dans l’évangile de Marc :
‘ Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient’, Marc, 15,32
Seul Luc différentie l’attitude des deux hommes lors du calvaire du Christ. Le mauvais larron invective Jésus, alors que le bon larron attend de lui sa montée dans le Royaume de Dieu.
‘L'un des malfaiteurs suspendus à la croix l'injuriait : « N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi.
Mais l'autre, le reprenant, déclara : « Tu n'as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes : mais lui n'a rien fait de mal »
Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras avec ton Royaume. »
Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis. »’
Luc, 23, 39-43
L’évangile de Jean mentionne, lui aussi, les larrons. Ils ne sont pas différenciés.
La mise en perspective du calvaire d’Ottrott va totalement dans le sens de l’évangile de Luc. Le larron situé derrière Marie à la droite du Christ, penche à tête vers Jésus et regarde dans sa direction, comme confiant et dans l’attente de quelque chose. Le larron, situé à la gauche de Jésus, derrière Jean, regarde ostensiblement devant lui. Indifférent au reste de la scène, le regard fixe, cet homme n’attend plus rien !
C’est dans un évangile apocryphe, l’évangile de Nicodème, que les larrons prennent une certaine importance et trouvent leur nom. L’évangile de Nicodème est daté du IVème siècle par les spécialistes, il est écrit en grec, il traite essentiellement du procès, de la mort , de la résurrection et de l’ascension du Christ. C’est dans ce texte que les larrons trouvent leurs noms.
Dismas, le bon larron, premier chrétien accueilli au Paradis, devient le premier saint de l’Eglise.
Gesmas, le mauvais larron, compagnon de Dismas, ne semble pas touché par le témoignage du Christ. Il ne sera pas sauvé.
Plus curieux est le texte de l’évangile de l’Enfance, souvent dite ‘Evangile Arabe de l’Enfance’, parce qu’elle nous est parvenue sous forme de sa traduction tardive en cette langue.
Au Chapitre 23, le texte rapporte la fuite en Egypte de Joseph et Marie. C’est lors de cet épisode de l’enfance de Jésus, que Marie aurait rencontré, une première fois, les deux larrons.
‘Partis de là, ils arrivèrent dans une terre déserte, et ils apprirent qu'elle n'était pas sûre. Joseph et Marie eurent l'idée de traverser ce pays durant la nuit. Tandis qu'ils cheminaient, ils aperçurent, sur leur route, deux brigands qui dormaient, et avec eux se trouvait toute une bande d'autres brigands, leurs compagnons, qui dormaient eux aussi. Ces deux brigands qu'ils venaient de rencontrer étaient Titus et Dumachus. Titus dit à Dumachus : "Laisse à ces gens le chemin libre pour qu'ils passent, et que nos compagnons ne les remarquent pas !" Dumachus n'y consentit pas. Titus lui dit: "Je te donne quarante drachmes, et prends ceci comme gage." Et il lui présenta la ceinture qu'il avait aux reins, pour le décider à se taire et à ne dire mot.
Quand Marie vit la belle conduite de ce brigand envers eux, elle lui dit : "Le Seigneur vous protégera de sa droite et il vous accordera le pardon de vos péchés." Jésus prit la parole et dit à sa mère : "O ma mère, dans trente ans, les Juifs me crucifieront en la ville de Jérusalem et, avec moi, ils crucifieront ces deux brigands, Titus à ma droite et Dumachus à ma gauche; et, après ce jour, Titus me précédera dans le paradis." Elle lui dit : "Que cela vous soit épargné, mon fils !"’
Titus, alias Dismas, serait le bon larron, Dumachus, alias Gesmas, le mauvais, celui qui se tient à la gauche de Jésus.
Nous ne terminerons cet article sans nous pencher sur l’Hortus Deliciarum pour voir comment notre chère Herrade a traité le même sujet. Voici l’image de la crucifixion par Herrade de Landsberg !
C’est une des images les plus élaborées de l’Hortus. Herrade y rassemble tous les détails cités dans les textes qui concernent la mort du Christ.
- En haut, le rideau du temple qui s’ouvre lors de la mort de Jésus.
- Au dessus de la croix, le soleil qui s’obscurcit, et la lune.
- A droite de Jésus, le soldat romain Longinus.
- A gauche, l’épisode de l’éponge mouillée de vinaigre par Stephaton Judeus.
- En bas de l’image, les tombeaux qui s’ouvrent à la mort de Jésus. Celui d’Adam ne contient plus qu’un squelette.
- De part et d’autre de la croix, l’Eglise et la Synagogue. L’Eglise est couronnée, triomphante, elle reçoit le sang du Christ dans un calice. Elle monte un animal étrange dont les quatre têtes représentent les symboles des évangélistes. La Synagogue a les yeux voilés, elle est montée sur un âne rétif. Sa bannière est tombée par terre.
Tous ses éléments sont autant de symboles que la bonne Herrade devait utiliser pour former ses chères moniales. Leur montrer la voie qui lui semblait la bonne.
Mais retirons, un instant, ces éléments de bonne pédagogue de la foi. Que voyons nous ?
La même image, dans la même disposition, du calvaire d’Ottrott !
A droite, Marie éplorée, et le bon larron qui regarde le Christ.
A gauche, Jean en larmes, et le mauvais larron qui ignore ses compagnons.
Au centre, le corps du Christ, arqué, en fin d’agonie…
La similitude est troublante ! Non ?
Terminons par la lecture des textes qui explicitent, dans le dessin d’Herrade, la présence des larrons.
A droite du Christ, ‘ Tismas, le larron, dit ‘ Seigneur, souviens-toi de moi, quand tu arriveras dans ton royaume. Le repentir un peu tardif du larron nous apprend que jamais un juste ne doit désespérer, même à son heure dernière’.
A gauche du Christ, ‘ Gesmas, le larron, dit ‘Si tu es le messie, sauve-toi et nous aussi ! Nous ne voulons pas de la science de tes voies.’
Herrade ne s’en tenait pas au texte de la Bible, elle avait lu, aussi, l’évangile de Nicodème !
Hortus Deliciarum, Jean-Claude Wey, 2004
- Photographies du calvaire, PiP
- La crucifixion selon Herrade, Hortus Deliciarum, édition A. Christen
Merci à Angèle, qui m’a ramené au calvaire d’Ottrott-le-Haut
Merci à Jean, qui a eu l’idée de cet article
Un vœu : le calvaire d’Ottrott est une merveille.
Surtout ! Ne touchons à rien ! Laissons sur la pierre s’imprimer le passage du temps !
Nous avons vu tant de pseudo réhabilitations ou rénovations qui abîmaient les sculptures anciennes.
Ayons, ici, l’humilité de ne pas toucher ce témoin magnifique.
Nous ne saurions que le détériorer.