Les ruines de l’Altkeller à Ottrott
Connaissez vous le Parc du Windeck à Ottrott ? Il est situé au centre du village et sert de cadre au Foyer de Charité. Allez-y ! Marchez dans les allées, sous le feuillage des nombreux arbres centenaires du lieu. Le parc est ouvert au public, les spécimens d’arbres vénérables sont légion. Platanes, pins, chênes, et séquoias immenses. Calme et tranquillité, vous y serez bien. Et puis, au cours de votre promenade, vous découvrirez de belles ruines cernées par un petit étang : vous êtes devant l’ Altkeller, l’autre château d’Ottrott !
L'Altkeller à Ottrott
Certes, nous sommes loin des hautes tours et donjons, du Rathsamhausen qui domine la commune, mais cependant les modestes vestiges de l’Altkeller méritent que vous y arrêtiez un instant. Ne subsiste que le rez-de-chaussée de l’ancien château fort, mais observez bien les particularités architecturales et vous vous poserez des questions. Le château avait un plan rectangulaire de surface limitée : 17 mètres de long, 13.5 mètres de large. Les dimensions du donjon-palais de Rathsamhausen sont de même ordre. L’épaisseur des murs est analogue. Témoin les relevés effectués par H. Zumstein, que voici.
Examinons les rares particularités de l’Altkeller encore présentes : les pierres à bosse des arêtes et les fentes d’éclairage. Ce rez-de-chaussée devait faire office de cave. Les pierres d’angle sont de belles pierres à bosse avec un liseré fin, comme au Rathsamhausen. L’appareil utilisé pour le parement des murs est de petite taille, lisse. Les deux fentes d’éclairage, bien conservées, portent un chanfrein et sont dominées par un demi-cercle, tout comme au Rathsamhausen. Les similitudes sont frappantes.
Selon la datation proposée par H. Zumstein, les deux constructions sont contemporaines : fin du douzième siècle. L’étude T. Biller propose les mêmes dates et confirme l’analogie entre les deux châteaux.
Selon C.L. Salch, le donjon-palais du Rathsamhausen est construit dans les dernières années de ce siècle, suite à l’incendie du Vieux Lutzelbourg.
Peut-on alors imaginer, dans le village d’Ottrott, que l’Altkeller était, lui aussi, une tour forte, à quatre étages, avec 20 mètres de hauteur ? C’est ce que laisse envisager le texte de Hans Zumstein. Etonnant !
Note : Dans son étude du Rathsamhausen, Thomas Biller cite plusieurs 'Wohntürme', ces tours fortes qui ont précédé les châteaux plus classiques avec donjon, logis et enceintes.
- Le Schlössel près de Klingenmünster ( Palatinat )
- L’Altkeller à Nieder-Ottrott
- Le Dagsbourg à Eguisheim
Nous ajouterons à cette liste l'Altensteig, dans la Forêt Noire, non loin de Freudenstadt. Et plus proche, le château de Bucheneck à Soulz.
Pour mieux comprendre la période concernée, voici quelques faits importants des dernières années du 12ème siècle.
- 1190 - L’empereur Frédéric Barberousse se noie en Asie Mineure lors de la croisade. Son fils Henri lui succède, il a 25 ans. Frédéric est cet empereur surnommé le Cruel qui retint séquestré le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion au château du Trifels dans le Palatinat.
- 1195 - Après avoir guerroyé sauvagement et tragiquement en Sicile, Henri VI est de retour en Alsace. Il fait séquestrer la reine de Sicile Sybille et ses filles au couvent d’Hohenburg, sur le Mont Sainte Odile. Herrade est alors abbesse.
- 1196 - Henri VI réside à Obernai et y signe plusieurs chartes.
- 1197- Mort de Henri VI à Messine. C’est le début du Petit Interrègne, période troublée. Les candidats au trône Philippe de Souabe et Otton de Brunswick se livrent une lutte intense. Les seigneurs s’engagent aux côtes de leur champion, renforcent leurs châteaux ou construisent de nouvelles forteresses.
- 1208 – Assassinat de Philippe de Souabe à Bamberg. Fin des troubles, Otton est élu empereur. Il le reste jusqu’en 1214, où après sa défaite à Bouvines, les Hohenstaufen retrouvent le trône impérial avec Frédéric II.
C’est dans cette période troublée, pleine de guerres et de rebondissements que l’ Altkeller et le donjon-palais de Rathsamhausen sont édifiés.
Revenons aux rares documents des archives locales que nous possédions de cette époque et concernant nos châteaux. Ils sont au nombre de deux !
Conrad de Lutzelbourg était surnommé Scezelin. Sa femme s’appelait Tuda et son fils Walther. Conrad avait détourné la dîme qu’il prélevait à Duttlenheim pour le compte des couvents de Sainte Odile. Bigre ! Scezelin évite un procès en dédommageant Herrade. Nous avons décrit cet épisode dans un article, voici quelques mois (cliquez sur le lien : Conrad de Lutzelbourg).
Selon C.L. Salch, Conrad ou un membre de sa famille a pu combattre en Sicile avec Henri VI et aurait rapporté de cette expédition l’idée de ce palais donjon, peu courant en Alsace, mais fort répandu en Sicile. L’idée est séduisante et bien argumentée.
Selon T. Biller, qui emploie le terme de ‘Wohnturm’, ce type de tour isolée ne serait pas si rare et se retrouverait disséminé dans l’espace Rhénan. Les Wohntürme ne seraient qu’une étape de l’évolution entre les châteaux de bois de l’an mil et les châteaux forts classiques avec enceinte, logis et donjon.
Selon H. Zumstein, Rathsamhausen et Altkeller sont contemporains et fort proches dans leur conception. L’idée d’un même maître d’œuvre n’est pas écarté. Ils seraient les deux châteaux d’une même famille de ministériels de Sainte Odile, qui prend le nom de Lutzelbourg. Les thèses de Biller et Zumstein sont fort proches.
Eberhard d’Andlau avait épousé en deuxième noce Gertrude de Rathsamhausen. Dans son testament, il lègue ses droits sur la chapelle Saint Nicolas d’Ottrott à l’abbaye de Niedermunster, ce, en accord avec Hartmann de Rathsamhausen, fils d’un premier lit de Gertrude. Nous vous avons proposé, il y a peu, une lecture complète de ce document (cliquez sur le lien : Eberhard d’Andlau).
La chapelle Saint Nicolas est située à quelques dizaines de mètres de l’Altkeller. Elle possède une porte versant sud, directement en face de l’entrée de l’Altkeller. Le lien entre les deux bâtiments est évident. Le document nous apprend que la chapelle fut construite par les parents de Gertrude, sans citer leurs noms. On peut augurer que la chapelle et l’Altkeller ont été édifiés par les mêmes personnes : les parents de Gertrude. Sans doute étaient-ils de la seule famille connue dans les textes à Niederottrott : les Lutzelbourg. Peut-être, par Walther de Lutzelbourg, le fils de Conrad. Gertrude serait alors une Gertrude de Lutzelbourg, mariée à un Rathsamhausen puis à un Andlau. Avec elle, le nom de Lutzelbourg semble s’éteindre au profit des deux familles bien connues en Alsace. Malheureusement, nous ne possédons pas de texte pour corroborer ces hypothèses.
1230 – Elisabeth de Lutzelbourg devient abbesse de Hohenburg, abbaye du Mont Sainte Odile
L’Altkeller va connaître au 19ème siècle une deuxième vie, bien différente de la première.
Armand de Dartein acquiert les ruines en 1835, elles font partie du parc magnifique, riche de multiples essences. Homme de son époque, monsieur de Dartein décide de donner une touche romantique à son immense jardin en ‘arrangeant’ les ruines de l’Altkeller selon le goût de l’époque.
De l’ancien château ne subsiste que le rez-de-chaussée, avec ses belles fentes d’éclairage mentionnées ci avant. Alors Armand cherche à enrichir le site de curiosités plus en vue. Deux fenêtres doubles avec leurs colonnettes à chapiteaux ouvragés sont transportées du logis d’apparat du château de Guirbaden pour rejoindre l’Altkeller. En voici quelques images.
Les baies du Guirbaden à Ottrott
D’autres pierres sculptées sont ‘empruntées’ à l’abbaye de Niedermunster alors à l’abandon : bases de colonnes de la nef de l’abbatiale, portion de frise lombarde et pierre tombale ornée d’un blason. Il nous semble reconnaître les armes de Rosine de Stein, dernière abbesse de Niedermunster. ( pour lire notre article consacré à Rosine de Stein, cliquez sur le lien ).
Niedermunster à Ottrott
Ces pratiques peuvent surprendre aujourd’hui. A l’époque l’engouement pour les ruines vosgiennes est récent, et cette forme de mise en valeur ne choque personne.
En 1843, Louis Laurent-Atthalin, beau frère d’Armand, peint une belle aquarelle de l’Altkeller. Là voici, tirée du livre de Dominique Demenge.
On le voit, la restauration se voulait respectueuse des lieux : les ruines restaient des ruines. Les deux fenêtres du Guirbaden étaient alors ‘entières’ : les colonnettes sont toutes présentes, les deux meneaux également. Le mur est plus élevé et protège les baies. (Aujourd’hui l’Altkeller mériterait, pour le moins, un toilettage.)
En arrière plan, on reconnaît au centre, le mont Hohenburg et l’Elsberg. A droite, l’amateur médiéviste distingue les trois donjons des châteaux de Rathsamhausen et de Lutzelbourg.
Retrouvez nos articles concernant les Châteaux d’Ottrott
Cliquez sur le lien
- Plans de masse comparés Rathsamhausen - Altkeller, PiP
- Photographies, PiP
- Henri VI le Cruel, miniature tirée du Codex Manesse
- Aquarelle d’Altkeller, Louis Laurent-Atthalin, 1843
- Hans Zumstein, Châteaux forts de l'époque romane tardive en Alsace, CAAAH 1971
- Charles Laurent Salch, Le château de Rathsamhausen-Ottrott, 1974
- Jean Wirth, Note sur les châteaux forts d’Ottrott, 1974
- Thomas Biller, die Ottrotter Schloesser Band 2, 1975
- Dominique Demenge, Louis Laurent-Atthalin au Pays de Sainte Odile,2007
Cet article est dédié à mon ami Dominique.