La chartre de Léon IX, un faux en écriture ?
Au sommet du Mont-Sainte-Odile, le couvent de Hohenburg domine la plaine d’ Alsace, isolé dans un site magnifique au dessus d’Obernai. Pas de village, pas de constructions, pas de châteaux à proximité immédiate, malgré l’importance de l’abbaye de Sainte Odile. L’explication de ce superbe isolement se trouve dans la Chartre de 1050 du pape alsacien Léon IX. Pourtant, ce texte a été manipulé et modifié par Frédéric Barberousse. Le texte fondateur du Mont serait-il un faux en écriture ?
A la suite de sa visite à Hohenburg, Léon IX fait rédiger une chartre par Odon, le bibliothécaire du Saint Siège. Ce texte, signé de sa main, est fort complet. Il donne de façon très précise la ligne de conduite du couvent pour les siècles à venir. Ce document régira tout au long du Moyen Age la politique sur le Mont Sainte Odile.
Le début de la Chartre rapporte la consécration de la nouvelle église de Hohenburg et confirme l’abbesse Berthe dans son rôle. Ensuite, le texte décrit les différents autels de l’abbaye et cite les saints auxquels ils sont dédiés. La troisième partie cite les différentes possessions de l’abbaye en Alsace. La liste en est longue et détaillée. On y trouve aussi bien des vignes, des forêts que des cours dîmières dans les villes et villages d’Alsace. Le point suivant traite des règles de nomination des futures abbesses par l’évêque de Strasbourg. La cinquième partie explicite les limites des biens propres de l’abbaye à l’intérieur du Mur Païen. Viennent ensuite les exemptions d’impôt du couvent et enfin il aborde la gestion du monastère et les conditions d’une possible destitution de l’abbesse.
L’ensemble de ce texte, très structuré, montre la volonté de Léon IX de relever l’abbaye, de la pourvoir des ressources nécessaires à son épanouissement et d’imposer des règles strictes de gestion. On retrouve les mêmes idées directrices dans les chartres traitant des abbayes d’Andlau (1049) et d’ Altorf (mai 1052).
Dans cette bulle, un paragraphe nous paraît, pourtant, bien singulier : celui qui parle du Mur Païen. Cette partie du texte mérite toute notre attention. C’est en effet sur la base de ce document qu’au siècle suivant, les implantations nouvelles sur le Mont seront décidées.
« Et, de fait, nous avons appris qu’aussi bien du temps de Sainte Odile que d’après des récits anciens, toute la superficie du mont a toujours été réservée aux spirituels. Par conséquent, nous avons bien naturellement décidé de placer sous l’autorité de l’abbesse l’ensemble du mont cerné par la forteresse de murs païens. Mais de plus, que personne ne s’avise d’y vivre ou d’occuper la montagne sans l’accord de l’abbesse. Et que personne ne viole, d’une quelconque manière, la paix perpétuelle décrétée par nous même pour ces lieux illustres. »
Traduction PiP, la version originale de paragraphe est donnée en annexe.
Le texte est surprenant à plus d’un titre. Commençons par l’anecdotique. La bulle de Léon IX est le premier texte connu à qualifier le mur protohistorique du Mont Sainte Odile de Mur ‘Païen’. Les termes latins employés sont les suivants : « infra septa gentilis muri ».
Le terme « gentilis » fut parfois mal traduit, c’est un dérivé de mot latin « gens » : la famille. Gentilis est un adjectif qui, dans Suétone, désigne la famille. Pour Cicéron, un peu plus tard, le mot désigne les personnes qui portent le même nom. Bien plus tard, au IVème siècle, le mot a dérivé et on retrouve le terme dans Ausone qui parle alors d’étrangers, de barbares. Dans Prudence, poète chrétien de la fin du même siècle, le mot a bien le sens de païen qu’on retrouvera dans les textes ecclésiastiques du haut moyen âge. Point de doute, Léon IX est l’inventeur du Mur Païen.
De l’anecdote, passons au fond du sujet. Cet article, singulier, de la chartre tendrait à montrer combien Léon IX était choqué de voir sur le Mont, à proximité du couvent, un château avec ses chevaliers et ses reîtres, et même un petit village peuplé de laïcs, qui, pour ce pape rigoureux, n’avaient rien à faire à proximité directe d’une abbaye. Très religieux, le pape Léon a souhaité faire de l’abbaye de Sainte Odile un véritable sanctuaire, il a voulu aussi protéger celui-ci en éloignant laïcs et soldats. En mettant un vaste espace autour du couvent sous l’autorité directe de l’abbesse, sans doute Léon IX espérait-il garantir la paix sur le Mont. Ironie de l’histoire et paradoxe étonnant, c’est à l’abri d’un mur ‘païen’ que le pape Léon a voulu protéger un monastère.
Dans la suite du texte de sa bulle, Léon IX, avec une grande part de lyrisme, met en garde de façon solennelle ceux qui iraient à l’encontre de ses décisions : ‘ … qu’ils soient empereurs, rois, archevêques ou autres personnes, grands ou petits…’ , tous seront frappés de l’anathème apostolique. La volonté d’impressionner est manifeste. Peut-être un peu trop, en cette année 1050…. Quelle est la situation véritable ? Personne ne s’attaque alors à Hohenburg, aucune autre menace que les incendies répétés ne pèse sur l’abbaye. Difficile de trouver une logique dans le texte. Ce paragraphe précis nous interpelle. Le texte de la bulle papale, tel qu’il nous est parvenu, paraît anachronique. Le vieux château d’Adalric est bel et bien présent. Les ministériels, les soldats et les valets habitent également sur le Mont. Le village des semainiers n’est pas un rêve. Et à l’époque personne ne s’en plaint. Alors pourquoi une telle vindicte ? Dans quel but s’attaquer, dans un texte, à des réalités tangibles en 1050 et qui le resteront jusqu’en 1114 ? Léon n’avait certes pas l’intention de raser le village, ni à plus forte raison le château des Eguisheim, ses parents. Alors pourquoi cette envolée ? De fait, le paragraphe entier gêne et tranche avec le reste du texte. Il faut repartir à zéro et tout remettre en question.
La charte de Louis le Pieux, comme le Testament de Sainte Odile avaient été clairement falsifiés, avant l’an mil. Il en est vraisemblablement de même pour le texte de Léon IX. La bulle du 17 décembre 1050 a été manifestement modifiée, l’analyse des encres utilisées et les écritures prouvent pour le moins deux retouches du texte. Tout d’abord et bien naturellement, la liste des biens et terres confirmées par le pape aux deux couvents a été modifiée, augmentée, comme on pouvait s’en douter. Ensuite, le paragraphe consacré au Mur Païen semble bien être un ajout tardif. Tout d’abord, on est surpris par l’utilisation surprenante du ‘namque’ en début de paragraphe, alors qu’il n’y a, de toute évidence, aucun lien avec les lignes précédentes. Les analyses des experts font le reste. Mais une simple lecture critique aurait mené aux mêmes conclusions : le besoin d’un espace libre autour du couvent est une vision politique dont l’utilité immédiate en 1050 n’est pas évidente. Rien ne suppose alors un changement en haut du Mont, et personne n’envisage de déserter le château des comtes d’Eguisheim.
Par contre, cent ans plus tard, au temps des Hohenstaufen, au moment où Frédéric Barberousse voudra relever le couvent de Sainte Odile, la situation sera bien différente, beaucoup plus en rapport avec les mots que nous venons d’étudier.
En résumé, au milieu du XIème siècle, le Mont Sainte Odile n’est pas encore cerné de châteaux forts. Seul le vieux burg du duc Adalric domine le Mont et protège les deux couvents d’Hohenburg et de Niedermunster. Les Comtes d’Eguisheim, seigneurs d’Hohenburg et d’Ehnheim, sont les avoués, protecteurs des couvents.
A cette même époque, les Hohenstaufen, seigneurs souabes, vont commencer leur implantation en Alsace. La lutte entre les deux familles apportera de grands changements sur le Mont Sainte Odile et dans ses environs.
Un siècle après la bulle de Léon, l’empereur Frédéric Barberousse vient relever l’abbaye d’Hohenburg, détruite par son père Frédéric le Borgne lors de la lutte entre les Eguisheim et les Hohenstaufen. L’abbaye est en déshérence, le vieux château des Eguisheim a été rasé, l’église vient d’être reconstruite. Frédéric affirme sa volonté de relever le couvent, de lui restituer le prestige d’antan. Sa première décision à Hohenburg est de nommer une nouvelle abbesse, l’abbesse Relinde qui serait sa parente. C’est avec elle et par elle qu’il fera renaître de ses cendres l’abbaye détruite par son père. Relinde adopte la règle des augustines pour le couvent et cherche à reconstituer le patrimoine du couvent. Avec l’aide de l’évêque Burckhardt de Strasbourg, Relinde s’occupera de reconstruire aussi bien Hohenburg que Niedermunster.
Sans en avoir les preuves formelles, on peut raisonnablement penser que c’est à cette occasion que la bulle du pape Léon IX aurait été ‘falsifiée’. En effet, à la lumière de la situation en 1153, le texte attribué à Léon IX prend tout son sens : les Eguisheim, vaincus, ne sont plus un souci pour les Hohenstaufen. L’empereur possède en biens propres Obernai et Rosheim, où son père a érigé deux châteaux. Au-dessus d’Ottrott, le château de Lutzelbourg a été reconstruit. Ce que Relinde et Frédéric veulent, c’est relever Hohenburg et asseoir le couvent dans la durée. Quoi de plus naturel alors que de ‘remettre à jour’, en l’augmentant, la liste des possessions des deux couvents. Et puis, pour assurer la sécurité du sanctuaire, il est de bonne politique de créer autour d’Hohenburg cette zone ‘préservée’ où nul ne pourra construire… à l’intérieur de l’enceinte du Mur Païen. Cette question des biens propres était primordiale aux yeux du monarque et surtout de l’abbesse. En effet, celle-ci pouvait craindre de voir un jour revenir une armée devant ses murs. Alors on ne se contente pas de compléter la bulle de 1050, on demande à l’évêque de Strasbourg une confirmation du texte. Et on retrouve, en effet, un équivalent de la déclaration papale dans un texte de l’évêque Conrad de Strasbourg, rédigé quelques années plus tard.
‘Il a été décidé clairement d’interdire à tout laïc de posséder une parcelle ou de construire une maison sur le mont d’Hohenburg sans la permission expresse de l’abbesse, parce que la totalité de la surface du mont jusqu’à la chapelle de Saint Jean l’évangéliste est cimetière des morts d’après les règlements les plus anciens. C’est en partant de ces faits qu’il est interdit à quiconque de cultiver la terre ou de construire une maison à l’abri des sept murs païens, ni même d’y pénétrer sans la permission de l’abbesse, car cette terre est salique'.
Cité par Wentzcke. Reg I368 – Traduction PiP
Fortement dotés par Frédéric, retrouvant une bonne partie de leurs biens et de leurs revenus passés, protégés par l’empereur, les couvents d’ Hohenburg et de Niedermunster vont renaître. Hohenburg va connaître un développement conséquent sous l’impulsion de Relinde et quelques années plus tard de celle que Relinde aura désignée pour lui succéder, Herrade de Landsberg.
Le texte de Léon IX, remodelé par Frédéric, a fortement influencé des siècles durant la vie sur le Mont Sainte Odile. Les villageois sont déplacés à Hohenburgweiler, un hameau situé hors de l’enceinte du mur païen sur le site de Willerhof. La défense des couvents sera assurée par des châteaux forts qui seront tous construits en dehors du Mur : château de Stein, puis Landsberg, Hagelschloss, enfin Birkenfels et Kagenfels. Malheureusement, les précautions de Relinde ne garderont pas le Mont de nombreuses guerres et vicissitudes !
Bulle du 17 décembre 1050 – JL 4244
Citation du texte de Léon IX, passage concernant les biens propres du couvent de Hohenburg.
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« Omnem namque aream montis, que tempore beate Odilie sicut antiqua relatione accepimus a solis spiritalibus possidebatur, ita subiacere prefate abbatisse decrevismus, silicet ut omnem ipsius montem infra septra gentilis muri nullus hominum colere aut possidere sine permissionne abbatisse audeat nullusque aliqua inquietudine pacem perpetuo locis in illis a nobis indictam violare presumat. »