Dietrich de Bern combat un dragon à Andlau et à Rosheim
Deux sculptures romanes distantes de quelques kilomètres narrent le même épisode d’une épopée médiévale. Un dragon dévore un homme. Un chevalier surgit, chauffe son épée au souffle du monstre et délivre son compagnon en tuant la bête.
L’abbatiale d’Andlau et l’église Saint Pierre et Paul de Rosheim présentent dans des styles différents ce récit épique.
Plusieurs livres, brochures et sites Internet présentent le preux chevalier comme Théodoric de Ravenne. Théodoric (453-526) est un personnage historique. Roi des ostrogoths, élevé à Constantinople, nommé consul de Rome en 484 par Zénon, Théodoric enlève la ville de Ravenne en 496 et y fonde un royaume. De confession arienne, donc hérétique, Théodoric est en lutte contre le pape Jean Ier. Il le fait emprisonner et persécute les chrétiens. Théodoric est enterré à Ravenne. Sa mort fut présentée comme un châtiment de Dieu. Deux traditions entourent celle-ci. La première ‘Vulkansturzes’ veut que l’âme de Théodoric soit précipitée dans le Stromboli par le pape Jean Ier. La deuxième ‘Höllenritt’ voit Théodoric se lancer dans une chasse, poursuivre un cerf qui l’entraînera jusqu’en enfer. C’est cette scène qui est représentée sur le portail de la cathédrale de Ravenne.
Bigre ! Pourquoi l’abbesse d’Andlau aurait-elle choisi un tel personnage pour orner la façade de son église ?
En fait, il y a confusion. Le personnage historique de Théodoric a donné naissance à un avatar littéraire Dietrich de Bern. Et c’est à lui que font référence nos deux sculptures.
Dietrich de Bern est le roi légendaire de la ville de Vérone ( Bern en allemand ). Ces premiers exploits sont rapportés dés le IXème siècle dans la Geste d’Hildebrand. (Hildebrandlied ~830, un des tous premiers textes en langue allemande). Très populaire, on retrouve les hauts faits de Dietrich dans de nombreux textes tout au long du moyen âge : Dietrichepik, Heldenbücher, Dietrichs erste Ausfahrt, Sigenot…
Dietrich apparaît également dans le Nibelungenlied, il y combat Siegfried trois jours durant ! Son histoire est reprise et complétée dans la saga scandinave Thidreksaga. Comme dans les légendes celtes du Roi Arthur, on voit Dietrich rassembler une dizaine de chevaliers qualifiés de ‘Tischgenossen’ et accomplir de nombreux exploits grâce à son cheval Falke, et ses épées Nagelring, puis Eckenlied. Les versions et les rebondissements sont nombreux. Dietrich est exilé par son oncle et se réfugie chez Attila. Lors de son bannissement, Dietrich est suivi par le fidèle Hildebrand, son maître d’arme. Après un long exil et de nombreuses aventures, Dietrich revient chez lui et retrouve son royaume.
L’épisode de la lutte avec un dragon se trouve dans Virginal, la première sortie de Dietrich. Ce poème épique écrit à la fin du XIIIe siècle est souvent attribué à Albrecht von Kemenaten.
Il nous est parvenu sous trois versions comportant respectivement 1097, 130 et 866 strophes. C’est dire si la forme et les contenus sont différents, mais la trame reste la même. Virginal, la jeune reine des nains de Tyrol, est harcelée par un roi païen Orkise. Elle est délivrée par Dietrich et son fidèle Hildebrand. Lors de cette épopée Dietrich lutte contre géants et dragons. Un compagnon de Dietrich, nommé Rentwin est à moitié avalé par un dragon et sauvé par nos héros. En fait, dans la version que nous avons pu examiner (Version Heidelberg), c’est Hildebrand qui tue le dragon.
Dietrich, chevalier chrétien, qui tue géants et dragons pour délivrer une reine d’un prince païen, voilà un personnage conforme aux vœux de l’abbesse Hadewitz d’Andlau, lors du choix des sujets de la frise romane de l’abbatiale.
Selon les spécialistes, la frise d’Andlau a été commencée vers 1130. Les sculptures de Rosheim quelques années plus tard. Le manuscrit d’Heidelberg est plus tardif, mais nul doute que des versions orales ou écrites l’ont précédé.
A Andlau, la légende est représentée par deux panneaux.
Sur le premier, le dragon ailé sort d’une grotte, il tend d’énormes griffes qui menacent Dietrich. Rentwin est avalé jusqu’à mi-corps. Dietrich chauffe son épée au souffle du monstre. Sur le panneau voisin, Hildebrand à cheval, protégé par son écu, tient le cheval de Dietrich par la bride. L’ensemble est dans le style si particulier du Maître d’Andlau, bas-relief, traits soignés, soucis du détail.
A Rosheim, la même scène est représentée par un groupe en acrotère situé au dessus du porche de l’église. Le dragon est également ailé, et Rentwin occupe l’angle et le centre de la sculpture. Dietrich, à genoux, semble prendre son compagnon à bras le corps pour le dégager. Il a enfoncé son épée dans la gorge du dragon. On reconnaît le style du Maître des Gémeaux. Les visages des deux hommes sont expressifs, le rendu est exceptionnel.
Bien sûr, il vous faut aller admirer la frise de l’abbatiale d’Andlau ! Bien entendu, la statuaire de Rosheim est exceptionnelle… Allez visiter ces deux sites à quelques kilomètres du Mont-Sainte-Odile. Et puis, si, comme nous, vous êtes fascinés par cette légende, vous pouvez également vous rendre à Bâle. Un des chapiteaux romans de la cathédrale représente la même scène. C’est dire si, dans l’empire des Hohenstaufen, l’épopée de Dietrich de Bern était populaire !
- ‘Virginal’, Manuscrit de Heidelberg, ~1440
- R .Will, Répertoire de la sculpture romane de l’Alsace, 1955
- S. Braun, Alsace Romane, 2010
- La chevauchée vers l’Enfer de Théodoric, San Zeno, Vérone
- Texte du Manuscrit de Heidelberg, strophe 141.
- Andlau, photos FrP
- Rosheim, photos LiD