L’ image de la Philosophie dans l’Hortus Deliciarum
La philosophie grecque et la religion catholique faisaient elles bon ménage au douzième siècle au couvent de Hohenburg sur le Mont-Sainte-Odile ? L’abbesse Herrade de Landsberg nous propose une magnifique image qui permet de répondre à cette épineuse question. Herrade va, une nouvelle fois, nous surprendre par l’étendue de ses connaissances et son art didactique de la mise en page.
Au centre de l’œuvre d’ Herrade trône la Philosophie. Majestueuse, richement vêtue, elle semble régner sur le monde entier. La Philosophie est couronnée, et sa couronne porte trois têtes. La légende nous dit qu’il s’agit de l’Ethique, la Logique et la Physique. Herrade avait lu Platon ! Tout du moins, elle connaissait son œuvre.
La philosophie est la source de sept fleuves, trois s’écoulent vers la droite et quatre vers la gauche. Ce sont les Arts Libéraux, que nous détaillerons plus avant.
‘Moi, divine philosophie, je dirige toute chose, je divise les arts qui dépendent de moi en sept catégories.’ nous dit le texte du cercle qui entoure l’image. Certains trouveront une référence dans ce texte de la Bible :
‘ La sagesse a bâti sa demeure,
elle a taillé les sept piliers,
abattu la bête
touillé le vin
elle a dressé la table
elle a envoyé ses jeunes filles
elle a appelé du plus haut des hauteurs de la ville !’
Proverbes, 9, 1-3
Devant la Philosophie, Platon et Socrate travaillent, Socrate taille sa plume, Platon rédige un texte, ils semblent discuter. Les deux philosophes grecs sont bien connus dans tout le monde chrétien depuis les textes d’Augustin d’Hippone. L’absence d’Aristote peut surprendre… mais Herrade rédige l’Hortus au XIIème siècle, avant que Thomas d’Aquin ne fasse connaître les écrits de celui-ci.
Quoiqu’il en soit, admirons l’audace d’Herrade qui place la Philosophie, Socrate et Platon au centre de tout ! Quel modernisme et quelle ouverture d’esprit à une époque que l’on décrit souvent comme obscure et refermée sur ses dogmes et sur elle-même.
Pour atténuer la vision réellement laïque de cette image, Herrade a fort opportunément placé dans les mains de la Philosophie une banderole qui porte le texte suivant : ‘Toute sagesse vient de Dieu, seuls les sages peuvent faire ce qu’ils désirent’. Sans doute, les moniales n’auraient-elles pas compris un éloge trop entier des auteurs païens ?
Autour du médaillon central, sept figures correspondent aux Arts Libéraux. Cette division des apprentissages en sept catégories trouve ses racines chez les Grecs, elle fut théorisée par les auteurs latins et était courante dans toute l’Europe au Moyen Age. Le qualificatif de ‘libéral’ signifiait que ces arts permettent à l’homme qui les pratique de se libérer de sa vie matérielle et ainsi de s’élever.
C’est Boèce, au Vème siècle, qui partage ces Arts en deux groupes : trois arts de la Parole, le Trivium, placé à droite de l’image. Et quatre arts des Mathématiques, le Quadrivium, placé à gauche du dessin d’Herrade. Cette vision des apprentissages est partagée par Béde le Vénérable et bien d’autres auteurs de cette époque.
Herrade explique ainsi sa présentation : ‘La Philosophie enseigne les arts dans sept domaines, elle étudie les éléments et les choses, ensuite, elle les mémorise dans ses écrits et peut ainsi les transmettre.’
‘Les sept sources de la sagesse de la Philosophie créent les arts libéraux, grammaire, rhétorique, dialectique, musique, arithmétique, géométrie et astronomie, et le Saint Esprit en est l’inventeur.’
Les arts de la Parole sont donc au nombre de trois : Grammaire, Rhétorique et Dialectique.
- Herrade présente la Grammaire tenant un livre et une férule.
‘J’enseigne les mots, les syllabes et les lettres’
- La Rhétorique tient ses tablettes de cire et le stylet
‘Grâce à moi, fier orateur, ta parole connaîtra sa force’
- La Dialectique est curieusement représentée avec une tête de chien, que nous explique la légende.
‘Mes arguments se suivent comme les cris d’un chien’
Le Trivium selon Herrade de Landsberg
Ils sont au nombre de quatre et correspondent aux arts liés à la Physique selon Platon : Musique, Arithmétique, Géométrie et Astronomie
- La Musique est une jeune femme blonde munie de trois instruments : la cithare, le monocorde et la vielle.
‘J’enseigne mon art sur plusieurs instruments’
- l’Arithmétique tient un boulier un rien surprenant. Certains spécialistes y voient plutôt un instrument de géomètre.
‘Basée sur les nombres, je montre leurs différences et leurs liens’
- la Géométrie manie adroitement règle et compas.
‘Je mesure les terres avec méthode’
- l’Astronomie nous montre les astres.
‘Je tire mon nom des astres que j’étudie pour prédire l’avenir’
Le Quadrivium, selon Herrade de Landsberg
L’image d’Herrade nous montre un monde parfait, deux cercles concentriques, sagesse et harmonie, dans un univers bien réglé. Et pour terminer cette présentation idéale, en bas de l’image, tout en bas, en dehors du monde parfait, quatre personnages. Ces exclus, qui sont-ils ? Les poètes et les magiciens !
Herrade acceptait la sagesse des philosophes païens, mais se méfiait des artistes plus légers. Les illusionnistes et les rêveurs n’avaient pas leur place au couvent de Hohenburg. Herrade nous les présente cependant plutôt semblables à Socrate et Platon : assis à leurs tables, ils écrivent, discutent, taillent leur calames…. Mais, ne nous y fions pas ! Sur leurs épaules, à leurs oreilles, de noirs corbeaux semblent dicter leurs discours et leurs textes ! Bigre ! La poésie et la magie n’étaient pas les bienvenues sur le Mont-Sainte-Odile !
Pour cette œuvre étonnante, Herrade a choisi le cercle. L’ensemble et chaque détail de son monde parfait sont enserrés dans un cercle qui symbolise l’harmonie et la cohérence de la Philosophie. Dans l’Hortus, deux autres dessins ont adopté cette présentation : ils représentent les sacrifices de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans les trois cas, Herrade a sans doute souhaité une construction logique et forte. Belle image que ce cercle !
Ne dirait-on pas les rosaces des cathédrales qui s’élèvent à cette époque sur l’ensemble de l’Europe ? Curieusement, dans les années où Herrade rédige l’Hortus et dessine cette image des ‘Arts Libéraux’, l’architecte et le maître verrier de la cathédrale de Laon, dans l’Aisne, choisissent le même argument pour les vitraux de la façade nord. Mais observez bien cette rosace ! Peut-être l’architecte a-t-il craint la division par sept ? Toujours est-il qu’à Laon, les Arts Libéraux sont huit ! Le huitième vitrail représente la Médecine, vision peu orthodoxe des textes de l’époque. Les deux créations sont contemporaines, les rendus du thème sont fort différents.
Ultime remarque : La Philosophie est une des rares images du codex d’Herrade qui aient été colorisées selon l’original par le préfet Engelhardt vers 1815. Les couleurs que vous admirez dans le magnifique travail de Madame Tisserant-Maurer sont réalistes.
- La première image proposée présente l’ensemble du dessin d’Herrade. Elle est tirée de l’opuscule des éditions Braun (1945).
- Les détails sont extraits de la reconstitution de Claudia Tisserant-Maurer publiée dans l’ouvrage d’Auguste Christen (1990).
- Hortus Deliciarum, présenté par les éditions Braun, 1945
- Hortus Deliciarum, présenté par Auguste Christen, 1990
- Hortus Deliciarum, présenté par Jean-Claude Wey, 2004
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