Drame sur le Chemin des Bornes
Nous sommes le 5 février 1804. L’hiver est rigoureux, la nuit est déjà tombée. Les journées sont encore bien courtes en février. A Natzwiller, village du Ban de la Roche, le vent souffle sur les quelques maisons, basses, cernées de neige. De rares lumières brillent dans les fermes perdues et silencieuses. Les familles sont réunies. Dans sa cuisine, Catherine Antoni a mis la table et verse la soupe à ses trois garçons. Son beau-père pose une nouvelle bûche dans la cheminée, où le feu pétille. La jeune femme regarde faire le vieil homme ; il a raison, la soirée sera longue. François Géromé, son mari, ne rentrera pas avant le milieu de la nuit. Elle va l’attendre et veiller sur l’âtre. François voudra se réchauffer et manger en rentrant. Le petit Ferdinand n’a pas deux ans, et Catherine est à nouveau enceinte. Elle pense à son charpentier de mari. Qu’avait-il besoin de monter là-haut, avec toute cette neige ?
Voilà ce qui a du se passer à Natzwiller le soir du drame du 5 février 1804. Ce soir d’hiver où François Léopold Géromé est parti dans la montagne marcher sur le Chemin des Bornes.
En fait, Catherine attendra en vain son François, toute la nuit. Et les journées et toutes les nuits de la semaine qui suivra. François Géromé ne rentrera plus chez lui. Il est retrouvé, mort de froid, entre les prés de la Soutte et la Rothlach, sur la crête des Vosges, à une centaine de mètres du Chemin des Bornes, le 13 février 1804. Ce sont les gens d’armes qui vont avertir Catherine. A la demande du juge d’Obernai, ils viennent chercher le père, Léopold Géromé, et l’emmènent à La Soutte pour qu’il reconnaisse le corps de son fils. A cette époque, la Soutte portait une métairie et le paysan s’appelait Antoine Halter. C’est chez lui que le corps a été déposé. La maison est la plus proche du lieu de l’accident. Curieusement, Léopold se refuse obstinément à reconnaître son fils ! Le juge entérine cependant l’identité du cadavre qui sera enterré à Natzwiller sous ce nom : François Léopold Géromé. François avait 25 ans. Que s’est-il passé ?
Le Chemin des Bornes court sur la crête qui sépare les vallées de l’Ehn et de l’Andlau. Il mène de la Breitmatt à la Rothlach. Parcours aisé malgré le dénivelé, en sous-bois, les essences sont variées. Tout en haut le sapin domine, et puis les prairies de la Soutte apparaissent. Ce chemin est aujourd’hui retiré, des plus calmes. Autrefois, à l’époque où les gens se déplaçaient encore essentiellement à pied, c’était la voie naturelle pour les habitants de la Haute Vallée de la Bruche qui voulaient gagner le Mont-Sainte-Odile ou bien la ville de Barr. Situé sur une crête, c’est la limite naturelle entre les forêts d’Obernai et de Barr et de nombreuses bornes de parcelles longent le chemin. Une croix, récemment rénovée, porte la date de 1697 et rappelle les pèlerins ‘welches’ qui empruntaient cette voie vers les monastères du Mont.
Les liens du Ban de la Roche, protestant, avec la plaine d’Alsace se faisaient plutôt par Barr, protestante, que par la basse vallée de la Bruche, catholique.
L’histoire de François Léopold Géromé serait oubliée sans la Croix du Kufbrunnel !
Lorsque vous terminez de remonter le Chemin des Bornes, à un petit quart d’heure de la Rothlach, obliquez dans le sous-bois à votre droite, en direction des prairies de la Soutte et cherchez ! Cherchez ! Le lieu est désert, la sente qui mène à la croix est à peine tracée. Cherchez ! Dans une parcelle de sapins, voici la Croix du Kufbrunnel.
Cette croix a été retrouvée brisée à cet endroit en 1983. Elle fut restaurée et remise en place par Claude Jérôme, membre de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Dambach – Barr - Obernai, à qui nous devons également l'essentiel de cette histoire.
Le monument de grès rose est élégant, et le texte suivant, finement gravé, couvre l’ensemble d’une face de la croix.
LA PRE / SENTE CRO / IX A ETE / POSE ICI PAR / MOI JEAN BAPTIS. / HAITZ DE RUS / EN L’ HONN / EUR DE / LA MISSION / DE NOTRE / SEIGNE / UR IESUS / CHRIST
REPOSE / L’ AME DE / FRANCO / IS LEOPO / LD GERO / ME DE / NASVILT / MORT EN CETTE / PLACE LE / 5 FEVRIER / 1804 / OU 15 PLU / VIOS AN / XII DITE
La présente croix a été posée ici par moi, Jean-Baptiste Haitz de Russ, en l’honneur de la mission de notre seigneur Jésus Christ.
Ici repose l’âme de François Léopold Géromé de Natzwiller, mort en cette place, le 5 février 1804 ou le 15 du mois de Pluviose de l’an XII. Dites
La fin de la phrase manque, Claude Jérôme propose judicieusement ‘ Dites une prière pour le repos de son âme !’.
Le lieu est sombre, romantique, impressionnant voire fantasmagorique. La lumière des sous-bois et le profond silence ajoutent à l’impression étrange et surnaturelle qui entoure l’endroit. Mais comment et pourquoi un homme de 25 ans est-il mort à cet endroit, dans la nuit et dans la neige, au cœur de la forêt, après avoir pris la peine de s’éloigner de quelques cent mètres du chemin principal ?
Deux questions se posent ! Quelle idée que de monter de nuit, en hiver, par temps de neige et de grand froid, dans des lieux aussi isolés ? Et pourquoi le père de François n’a-t-il pas reconnu le corps de son enfant ?
Il semble bien que les deux questions aient la même réponse… François n’avait aucune raison ‘licite’ de se trouver, où il était ! Les bois de la Rothlach, de nuit, en février ! Que diable allait-il y faire ? Deux explications possibles, soit François était venu braconner, soit il se livrait à une activité bien plus rémunératrice… la contrebande d’alcool ! Dans les deux cas, sous l’œil des policiers, on comprend la réaction du vieux père, qui ne voulait pas se voir mêlé à une sombre histoire. Le braconnage en plein hiver est possible, mais la piste de la contrebande nocturne loin des chemins de la vallée, soumis aux contrôles, semble plus probable. Les Vosgiens venaient fréquemment se fournir en goutte comme on dit en welsch, en Schnaps comme on dit chez nous, dans le vignoble de la plaine. Bonbonnes d’eau de vie portées à dos d’homme, courses folles devant les contrôleurs, les histoires de ce type sont légion. Sans que nous en ayons la preuve, il est possible que François ait bravé les frimas pour ravitailler la famille ou le village…. Alors que s’est-il passé ? S’il était sur le chemin du retour, François avait gravi, bien chargé, toute la pente qui culmine à 960 mètres, quand même ! Et il ne lui restait qu’à redescendre sur Natzwiller. Fatigué, ou blessé, a-t-il voulu éviter la métairie de la Soutte et se serait-il reposé, un instant, avant d’entreprendre la descente ? A-t-il voulu se réchauffer à l’aide de son précieux chargement ? S’est-il alors laissé aller à un engourdissement fatal ? On ne sait ! Le procès verbal ne dit mot, mais d’ailleurs, ceux qui ont découvert le corps de François n’auraient pas laissé de tels indices avant de prévenir les gens d’armes. Si bonbonne il y avait, elle et son contenu ont disparu avant l'arrivée de la maréchaussée de l'An XII !
Revenons au texte de la Croix du Kufbrunnel. La croix fut érigée par Jean Baptiste Haitz de la commune de Russ, située en aval de Natzwiller dans le val de Bruche. Selon les recherches de Claude Jérôme, Jean Baptiste était paysan et sa femme s’appelait Marguerite. Claude Jérôme n’a pas trouvé de lien de parenté entre les deux hommes. Peut-être des amis ? Sans doute beaucoup plus, pour que Jean Baptiste, simple paysan, ait pris le soin de faire tailler et sculpter une telle pierre et de la mettre en place tout là-haut, dans la montagne... Nous ne savons pas tout.
Terminons cette sombre histoire par un sourire et une dernière question, vraisemblablement la plus perturbante de cette affaire.
Un an, jour pour jour, après la mort de François Léopold Géromé, sa jeune sœur Marie Adélaïde épouse à Natzwiller le dénommé François Halter, fils du métayer de la Soutte !
Ainsi, tout le monde se connaissait et se connaissait fort bien dans cette histoire. Et nous ne saurons pas le fin mot de cette mort tragique ! Pourquoi François Léopold n’a-t-il pas tout simplement cherché refuge chez l’ami de sa sœur ?
L’histoire ne serait-elle pas tout autre que nous l’avons imaginée ? Jalousie ? Inimitié ? Règlement de compte ?
Les chemins du Club Vosgien permettent de belles promenades dans ces coins retirés. N’hésitez pas ! La ferme auberge de la Rothlach est accueillante, les tartes sont succulentes, mais, le dimanche, il faut venir de bonne heure ! Vous chercherez et trouverez la Croix du Kufbrunnel. Et puis montez au Neuntelstein, la vue est unique sur la plaine d’Alsace et les Vosges du Sud.
Terminons cet article par l’explication du nom de l’endroit : Kufbrunnel. Les prés de la Soutte sont marécageux, l’Ehn y prend sa source dans les tourbières. Le Kufbrunnel, c’est la Source du Cuveau de Bois. Sans doute une des sources, proche de la forêt, était délimitée par un cercle de bois. Le nom s’est gardé.
Cet article a été écrit sur la proposition de notre ami Edy. Merci à lui.
Edy a placé une petite pancarte sur le Chemin des Bornes à hauteur de la Croix du Kufbrunnel. Ce qui facilite grandement sa découverte.
Retrouvez, sur notre site, la Soutte et le Chemin des Bornes : Remonter l’ Ehn et déguster une tourte aux cèpes (cliquez sur le lien)
- Carte des lieux cités, PiP
- Photographies des lieux BrR, PiP
- Claude Jérôme, La Croix d’accident du Kufbrunnel, SHADBO, 1984
Tous les renseignements historiques, dates, noms, proviennent du travail de Claude Jérôme. Son texte est fort agréable et très complet, nous conseillons sa lecture à tous.