La Confrérie de la Corne
Juste au pied du Mont Sainte Odile, le vignoble d’Ottrott propose un excellent vin rouge, chargé d’histoire et renommé. Le Rouge d’Ottrott est célébré par une Confrérie fort ancienne et haute en couleurs. De nos jours, l’apparition des Membres de la Confrérie dans leurs atours du Moyen âge est toujours appréciée, lors des diverses manifestations qu’ils honorent de leur présence et de leur joie de vivre. Nous nous penchons aujourd’hui sur l’histoire de la Confrérie de la Corne. Et pour ce faire, allons retrouver l’évêque de Strasbourg, Jean de Manderscheidt-Blanckenheim au château du Haut-Barr, à Saverne, en 1586.
Jean est élu évêque de Strasbourg le 26 janvier 1569. La période n’est pas facile : la Réforme gagne du terrain et la Ville de Strasbourg se tourne vers les thèses de Luther. Jean devra attendre 1573 et l’intervention du Pape pour être intronisé. Il devra encore attendre cinq ans avant de pouvoir entrer dans ‘sa’ ville.
Pionnier de la Contre-Réforme, c’est Jean de Manderscheidt qui appelle les Jésuites en Alsace et les installe à Molsheim (1580). Il laisse l’image d’un homme austère, procédurier, voire chicanier.
Voici le portrait que dresse de lui notre ami Daniel Specklin, son contemporain.
‘Ce fut un homme raisonnable. Il effectuait lui-même ses recherches dans les textes. De plus, il se déplaçait tout au long de l’année. Ce qui faisait qu’il n’avait aucun goût pour la chasse ou tout autre activité. Par dessus tout, il était un ennemi des excès du manger et du boire, à tel point que personne n’a entendu dire qu’il se soit un jour enivré. Il ne fut jamais dit non plus, qu’il ait, une seule fois, fauté avec une femme. Il mangeait , seul, dans ses appartements, restait seul les jours de fêtes, même lors que des seigneurs étrangers lui rendaient visite. Toujours, il étudiait les textes. De ces recherches, il tirait un tas de vieilles choses, qu’il voulait récupérer de la Ville, mais la Ville avait d’autres textes qui disaient le contraire. Tout cela créait des conflits !’
Dans l’allemand du XVIème de Specklin, la phrase qui nous interpelle sonne ainsi : ‘Darneben ist er sunst allem fressen und saufen feindt gewesen, also dasz man nihe weisz dasz er sich uberdruncken hat.’
Ainsi, ce personnage austère qui ne mangeait et ne buvait guère, cet ami des Jésuites, ce prélat solitaire aurait créé une confrérie de buveurs de vins ! Comment est-ce donc possible ? Et qui peut bien nous proposer une telle affirmation ?
Le chanoine Philippe André Grandidier (1752-1787 ) est un historien des plus sérieux et des plus réputés en ce qui concerne Strasbourg et ses évêques. En 1780, il publie, dans le Journal Littéraire de Nancy, un opuscule qui retrace l’histoire de la Confrérie de la Corne. C’est la principale source de l’histoire de la Corne du Haut-Barr.
Son livret s’intitule ‘Anecdotes relatives à une ancienne confrairie de buveurs’.
Voici ce que nous dit le grand historien de l’Alsace de la fondation de la Confrérie de la Corne :
‘ Pour attirer plus de monde dans ce château et le rendre plus recommandable, l’évêque Jean de Manderscheidt-Blanckenheim, après l’avoir rétabli et fortifié de nouveau en 1583 , y institua, le 27 mai 1586, une confrairie de buveurs, sous le titre de Confrairie de la Corne. On n’y était pas admis sans faire ses preuves, et elles consistaient à vider d’un seul trait une vaste corne qui contenait près de deux pots de vin. Cette corne, qu’on révérait alors comme le symbole de l’alliance des confrères, est encore aujourd’hui conservée dans les caves du château de Saverne, avec le registre qui contient les noms et les devises de ceux qui la vidèrent les premiers et qui furent inscrits dans le nombre des confrères du Haut-Barr.’
Le fait que l’évêque Jean ait reconstruit le château du Haut-Barr est une vérité historique indiscutable. La porte Renaissance qui orne l’entrée de la vieille forteresse porte deux cartouches d’époque, sculptés, qui confirment les faits.
Le texte est le suivant :
JOANNES DEI GRATIA HAC DIV NEGLECTA RVI
EPS ARGENTINENSIS NOSA ARCE AD SVBDI
ALSATIAE LADTGRAVIVS TORVM TVTELA NVLLI
EX FAMILIA COMITVM INNIMICA RESTAVRAVIT
DE MANDERSCHEIDT MUNIVIT FIRMAVIT
BLANKENHEIM ANNO DMI. MDLXXXIII
Comme moi, vous lisez : ‘ Jean, évêque de Strasbourg, par la grâce de Dieu, landgrave d’Alsace, de la famille des comtes de Manderscheidt-Blankenheim, a restauré, fortifié et armé cette forteresse, depuis longtemps négligée et en ruines, pour protéger ses sujets et sans intention inamicale, en l’an de grâce 1583 ’.
L’abbé Philippe-André nous dit que l’évêque Jean a institué la confrérie trois ans plus tard, donc acte. Mais gageons que l’évêque n’ait vidé jamais ladite Corne. La contenance indiquée par Grandidier est de deux pots de vins ! Je me suis laissé dire que nous n’étions pas loin de quatre litres ! Bigre !
Monsieur le chanoine Grandidier nous raconte, dans son livret, l’histoire de la Corne et son Livre d’ Or. Ecoutons-le !
La Corne, aujourd’hui disparue, n’est décrite que succinctement par Philippe-André, qui nous dit l’avoir vue alors qu’elle était dans les sous-sols du Palais des Rohan à Saverne. Elle était cerclée de trois anneaux de cuivre, gravés des textes suivants.
‘India remota cornu dedit, da, Deus, praesens, praesidium huic arci, tuoque favore cornu illius evehe.’
Cette corne est un présent du pays lointain de l’Inde. Mon Dieu, daigne accorder ta protection à ce château, et, par ta faveur, rends célèbre la corne qu’il possède.
‘Reperi destitutum, reliqui munitum, maneat tibi tuta custodia’
Je t’ai trouvé délabré, je te laisse fortifié, reste sous bonne garde !
La corne d’aurochs viendrait des Indes ! On sourit à cette affirmation. Le reste du texte semble dicté par l’évêque Jean, lui-même, et fait bien référence à la restauration des murailles de la forteresse du Haut Barr. Par contre, pas question ni de vin, ni de confrérie.
Le troisième cercle porte un vers des plus curieux.
‘Non minor est virtus, quam quaerere parta tueri.’
Proposons cette traduction : S’il est glorieux de faire des conquêtes, il ne l’est pas moins de savoir les garder.
Ce vers latin est emprunté à Ovide, l’Art d’Aimer, Livre II,14. Le poète Ovide parlait alors de conquêtes féminines : difficile de conquérir une femme, mais bien plus difficile encore de la garder. Ici, le vers d’Ovide est détourné, et il concerne une forteresse que l’on souhaite conserver. L’allusion est fine et courtoise, bien dans l’esprit de la Renaissance, mais a-t-on expliqué à Jean de Manderscheidt cette lecture libertine ? Pas sûr !….
En en-tête de son livret, l’éditeur de Grandidier a imprimé un petit dessin du Haut-Barr et de sa corne. Nous vous le proposons. Il y a peu, le Musée de Saverne exposait une copie de la Corne, qui aurait été effectuée par le forestier Winckelmann, juste avant la disparition de ce superbe emblème. Je ne sais si elle est encore exposée. Allez-y voir ! La collection archéologique du Musée est intéressante, et la visite de la ‘Kloriett’ des princes de Rohan reste inoubliable
Notre cher chanoine se penche longuement sur le Livre d’Or qui accompagnait la Corne du Haut-Barr.
Voici les paragraphes qui nous ont semblés les plus marquants.
- Pour la fondation de la confrérie, en 1586, sont cités : Henri de Baubenhausen, Grand maître des Chevaliers Teutoniques, Christophe, comte de Nellenbourg et Grand Prévôt de Strasbourg, Frédéric, duc de Saxe, Thiéry de Raitnau, Jean-Guillaume de Landsberg et Philippe de Fleckenstein.
- Les années suivantes, Herman Adolphe comte de Salm, Jean, comte de Manderscheidt et chanoine des églises de Cologne, Trèves et Strasbourg, François, baron de Créhange, Otton de Sultz, Jean de Bergheim.
On note que l’évêque Jean n’est pas parmi les signataires, alors que son jeune frère l’est.
La liste est longue, on y trouve des comtes palatins, un évêque de Strasbourg, Léopold d’Autriche, et maints grands noms de la noblesse alsacienne.
- Histoire du maréchal de Bassompierre… Pâques 1604. Intronisé par le doyen de Créhange, le comte de Quesle et le comte de Salm, le maréchal se trouve mal après avoir bu au château de Saverne. On aurait ajouté de l’eau de vie dans son vin ! Bassompierre perd connaissance, on doit le saigner, lui poser des ventouses, lui lier les jambes, il reste malade pendant cinq jours et repart dégoûté du vin…. pendant deux ans, il ne boira plus ! Bassompierre est le seul, dans ses Mémoires, qui nous dit quel vin lui fut servi à Saverne. ‘Un vin de Lesperg, qui était si fort et si fumeux…’ dit le Maréchal dans ses Mémoires. Ce ‘Lesperg’ serait, selon les recherches de Charles Gérard, un Lüppelsperger de Riquewihr, vin favori de Jean de Manderscheidt, toujours en cave, à cette époque, dans les caves des évêques de Strasbourg dans leur château de Saverne.
‘Ô Katzenthaler und Lüppelsperger von Reichenweyer,
Wie halten euch mein Lippen so theuer.’
- En 1632, l’année compte quatre récipiendaires. L’abbé de Neubourg, Adolphe Brunn, fait précéder sa signature de ces quelques mots : ‘Anno 1632 die 29 septembris cornu exhausit qui infra nomen suum apposuit, Frater Adolpus, Abbas novi Castri.’ Christophe de Wangen, François et Jean-Christophe de Landsberg ajoutent: ‘Cornu quod quondam repetita vice biberunt, insignes scribunt nobilitate viri’…. Après avoir vidé la corne plusieurs fois et vivement, ces nobles personnes ont signé !
- En 1634, fin de la Guerre de Trente Ans, le Haut-Barr passe au Roi de France. Lors de la cérémonie, le nouveau gouverneur de la place, le duc de Saint-Simon boit dans la Corne en l’honneur du ‘vidercomme’, le retour à la France. Les officiers français vont alors se succéder au Haut-Barr et rendre fort souvent honneur à la Corne. Le registre en témoigne. Voici, par exemple, les vers laissés, le 8 juin 1644, par le lieutenant La Chapelle.
‘ La Chapelle, lieutenant du sieur de Vauxiennes,
Voulant suivre les lois anciennes,
Chérissant les soupirs de la corne,
S’en mettant de la confrairie
de ceux qui la boiront souvent,
Afin de maintenir le courant.’
Les anecdotes relatées par Philippe-André Grandidier sont nombreuses et hautes en couleurs. Selon lui, la liste du Livre d’Or était beaucoup plus longue encore.
En 1650, les fortifications du château du Haut Barr sont rasées par les Français. La forteresse est délaissée et la Corne du Haut-Barr est transférée dans la plaine. Elle rejoint la ville de Saverne, où elle est ‘mise en sécurité’ dans le château des Rohan. L’activité de la confrérie et l’utilisation de la Corne semble alors cesser. En tout cas, le registre de la Corne reste muet plusieurs dizaines d’années. Jusqu’à la date du 18 juillet 1729, jour où la Maréchale de Noailles, accompagnée de l’évêque de Langres, visite la Ville et signe le Livre d’Or. Ce seront les dernières dédicaces du livre.
‘Arrivée à Saverne par un hasard personnel, j’ai vu la Corne et n’y ai point bu, ce 18 juillet 1729, signé, la maréchale de Noailles.
Nous, évêque, duc de Langres, pair de France, certifions que l’aveu ci-dessus n’est que trop vrai, mais qu’on y a beaucoup bu pour féliciter madame la Maréchale. Ce 18 juillet 1729, signé l’évêque de Langres.’
Le texte de l’abbé historien s’arrête brutalement sur cette déclaration de l’évêque de Langres. Grandidier n’en dira pas plus long. Subitement la Corne et son Livre d’Or disparaissent ! Longtemps, il se disait que le duc de Feltre, devenu propriétaire des ruines du Haut Barr, était en possession de la Corne. Elle serait alors passée à son gendre, le duc de Fezensac. Toutes les recherches récentes dans cette direction sont cependant restées infructueuses. La Corne du Haut-Barr et son Livre d’Or ont disparu lors de la Révolution Française.
La renommée de la Confrérie est cependant restée bien vivante, témoin ce dessin humoristique représentant les ruines du Haut-Barr sous la forme des Compagnons de la Corne.
(dessin imprimé sous forme de carte postale vers les années 1900).
Et puis, le souvenir se perdait.
Fort heureusement, à partir de 1963, un groupe de joyeux compagnons a décidé de rétablir la tradition de la Corne. Leur noble devoir est d’apporter la paix et l’amitié, à tous ceux qui viendront boire le vin de la Corne. Le siège de la Confrérie s’est alors déplacé de Saverne à Ottrott. A cela, deux raisons primordiales.
Le livret de l’abbé Grandidier cite, au travers des siècles, les noms des affiliés de la Confrérie de la Corne. Les noms qui reviennent le plus souvent sont ceux des seigneurs des alentours du Mont Sainte Odile. Les patronymes de Lutzelbourg et de Landsberg sont les plus cités. Quatre Landsberg et deux Lutzelbourg sont nommés par Grandidier. On trouve aussi un Bergheim, un Ortenburg. Les seigneurs de Rathsamhausen et de Lutzelbourg, les deux châteaux d’Ottrott, étaient membres de la Confrérie.
La Confrérie de la Corne
Les repas festifs du Haut-Barr réunissaient les compagnons de la Corne autour de tables bien garnies. Nul doute que le gibier des forêts voisines avaient une place prépondérante dans les libations de nos ‘confrères’. Quel vin était alors proposé pour accompagner ses viandes puissantes ? Le Rouge d’Ottrott, bien entendu ! Quel vin pourrait mieux accompagner cuissot de sanglier et rôti de biche ?
Issu d’un cépage bourguignon, le pinot noir, introduit dés le haut Moyen âge par les moines bénédictins de Saint Léonard, le Rouge d’Ottrott était alors le seul vin rouge alsacien. Quoi de plus naturel que de faire revivre la Confrérie de la Corne à Ottrott pour la plus grande gloire du Rouge d’Ottrott ! La Confrérie et ses membres se portent bien. Longue vie à la Confrérie de la Corne !
( Nous détaillerons l’histoire du Rouge d’Ottrott dans un prochain article ).
- D. Specklin, les Collectanées, notule 2472, 1580
- Maréchal de Bassompierre, Mémoires, 1666
- P.A. Grandidier, Anecdotes relatives à une ancienne confrairie de buveurs, 1780
- C. Gérard, Revue d’Alsace, 1862
- H. Heitz, La Corne du Haut-Barr, SHA Saverne, 1979
- H. Zumstein, Le Haut-Barr de l’évêque Jean de Manderscheid, SHA Saverne, 1979
Notons bien, avec Monsieur le Maréchal de Bassompierre, que les vins du Haut-Rhin peuvent être qualifiés de ‘fumeux’.
Ah ! Méfiez vous des vins du Haut-Rhin !
Préférons le fameux Rouge d’Ottrott.
- Armoiries de l’évêque Jean, publiées par B.Herzog, 1592
- Fronton du château de Haut Barr, AlL
- Le château du Haut Barr, Merian, Topographia Alsatiae, 1644
- La corne, gravure du livret de P.A. Grandidier, 1780
- Carte postale humoristique : les compagnons du Haut Barr
- Photographies de la Confrérie de la Corne, GaD et MaS ( merci, Gaby, merci, Marcel !)
Notre conseil du jour pour le Rouge d’Ottrott: voyez chez Eber, à Ottrott