La généalogie du Christ selon la Bible et selon l’Hortus Deliciarum
Herrade de Landsberg débute la deuxième partie de son codex par une aquarelle étonnante : l’arbre généalogique du Christ. Une fois de plus, Herrade et son Hortus Deliciarum nous surprennent, tant par la valeur artistique de l’image, que par son contenu innovant ! Herrade avait sa lecture des textes et son interprétation reste une source d’interrogation pour chaque lecteur.
La Bible comporte plusieurs passages qui retracent la généalogie du Christ. Dans l’Ancien Testament, il n’est, bien entendu pas question de Jésus, mais plusieurs passages nous racontent la descendance du Roi David. Livre de Samuel, Livre d’Isaïe, Livres des Jours. Nous attirerons plus loin votre attention sur plusieurs détails des plus surprenants.
Parmi les Evangélistes de la Bible, c’est Matthieu qui nous décrit les ascendants de Jésus avec le plus de précisions. L’Evangile de Matthieu commence par ces mots : ‘Livre des origines de Jésus, christ, fils de David fils d’Abraham.’ Dés l’intitulé, Matthieu explique son propos : Jésus est le descendant des Rois d’Israël, et même du prophète Abraham.
Matthieu nous cite alors les aïeuls du Christ. Abraham, Isaac, Jacob, Juda…Au quatorzième nom de la liste, on trouve le roi David, fils de Jessé. La liste se poursuit, encore quatorze noms pour trouver Jéchonias et voir mentionner l’exil à Babylone. Plus loin encore, voici Joseph et enfin, Marie. Matthieu termine ainsi la longue liste des ascendants mâles de Jésus.
‘Et Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie.
C’est par elle que Jésus, le Christ, fut conçu.
D’Abraham à David, quatorze générations en tout.
Et de David à l’exil à Babylone, quatorze encore.
Et de l’exil de Babylone jusqu’au Christ, quatorze aussi.’
A ce stade de la lecture, deux points peuvent étonner le lecteur attentif.
Le premier point est fondamental. Tous les ancêtres de Jésus mentionnés par Matthieu sont en fait les ancêtres de Joseph ! Dans les versets suivants, Matthieu nous explique pourtant l’Annonciation. Ce texte est étonnant ! Sur le même feuillet, une filiation, celle de Joseph, puis sa négation : le Christ serait le Fils de Dieu. Que doit-on comprendre ? Que penser ?
Le deuxième point est plus anecdotique.
Matthieu nous compte quatorze générations d’Abraham à David et cite quatorze noms. Puis, quatorze générations de David à la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor, là encore, quatorze noms. Enfin, quatorze générations pour atteindre la naissance de Jésus. Mais là, lisez, relisez Matthieu, comptez, recomptez les noms, le texte ne comporte que treize noms ! Matthieu a ‘oublié’ un nom, ou bien il a commis une erreur.
Tentons une explication de cette filiation de Jésus avec le roi David. Les Evangiles ont été rédigées plusieurs dizaines d’années après la mort du Christ. Elles furent fort nombreuses, une trentaine. Seules, quatre ont été retenues par l’Eglise. Il importait aux Pères de l’Eglise de lier Ancien et Nouveau Testament. De minimiser les différences, de monter une continuité entre les textes des deux Testaments pour convaincre et convertir. Or, que lisons nous dans le Livre de Samuel ? Nous sommes dans le Livre II. Dieu, par l’intermédiaire du prophète Nathan, s’adresse au roi David.
‘Dis à mon serviteur David…
J’affirmerai pour toujours sa royauté. Je serai son père, il sera mon fils.…
Devant moi, ta maison sera solide, ta royauté définitive, ton trône à jamais stable.’
Le trône de David sera stable à jamais, affirme l’Ancien Testament… Or les Rois d’Israël ont perdu leur pouvoir. Si le règne de Jésus doit arriver, c’est donc qu’il est un descendant de David ! Le Nouveau Testament commence par l’affirmation de la filiation avec David. Le lien est fait !
Terminons cette brève analyse par un détail amusant.
La descendance de David est donnée intégralement dans l’Ancien Testament (Livres des Jours 3, 10-11).
Les noms cités dans ce texte correspondent bien à ceux donnés par Matthieu, du moins quand il s’agit du début de la liste. Une seule différence, notable : pour Matthieu : Joram est le père d’Ozias. Dans les Chroniques, figurent deux générations de plus, Joram, père de Achazyah, père de Yoash, lui même père d’Ozias.
Décidément, le rédacteur de l’Evangile selon Matthieu voulait absolument trouver ses trois cycles de quatorze noms ! Alors, il a tout simplement ‘oublié’ deux ancêtres de Joseph. Matthieu frise la manipulation, non ? Ce devait être fort important pour l’église de l’époque.
Sourions ! Le Livre des Jours donne les noms des épouses et mères, ce que ne fait pas Matthieu. Les filles et sœurs ne sont pas citées, certes, mais, les mères, c’est déjà un point de marqué auprès de nos lectrices féministes. Matthieu était-il misogyne ?
L’Evangile de Luc tente également une généalogie du Christ. (Evangile de Luc 3,23-38). Exclusivement masculine, la liste comporte quarante deux noms entre Joseph et le Roi David. Jésus est décrit comme le fils de Joseph. Puis quinze noms pour remonter à Abraham. On le voit que le but recherché est le même : établir la continuité entre les textes anciens et les évangiles. Seuls quelques noms correspondent entre les deux listes : Joseph, David, Jessé, Abraham.
Si Matthieu se contente de remonter jusqu’à Abraham, Luc va beaucoup plus loin. Vingt générations plus avant, en passant par Sem et Noé, Luc remonte jusqu’au premier homme, Adam. Fichtre !
Au douzième siècle, au temps de notre douce Herrade, il ne semble pas que la généalogie lointaine du Christ ait été un sujet d’études fort courant. Le thème était traité cependant, mais différemment. Jessé était le père du Roi David. Dans les représentations du Moyen Âge, l’Arbre de Jessé tient une place reconnue. Les auteurs se bornent à montrer la filiation David-Jésus. On trouve ce thème dans les manuscrits du Moyen Âge, sur les vitraux de nombreuses cathédrales. Plus rares sont les Arbres de Jessé sculptés. Citons les deux arbres de la chapelle Saint Roch à Issoudun, exceptionnels.
Plus proche de nous, voici, sur le même thème, un manuscrit tiré du Psautier de Scherenberg, Strasbourg 1260.
Le Livre d’Isaïe donne un texte, particulièrement attachant de la descendance de Jessé.
A sa lecture, vous comprendrez que les artistes se soient attachés à lui rendre hommage.
Une pousse a percé la souche de Jessé
Des racines un rameau refleurit
…
Il ne va pas juger à l’œil nu
Ni trancher par ouï dire
Mais rendre justice aux plus faibles
Et trancher franchement pour les courbés de la terre.
…
Loup et agneau vivront ensemble
Léopard et chevreau dans la même tanière
…
L’abbesse Herrade innove lorsqu’elle traite ce thème. Elle ne s’en tient pas à Jessé et David, mais remontre plus loin dans le temps, elle est une des premières à le faire. Comme pour chaque thème qu’elle juge important, Herrade fait preuve de créativité et d’une rare intelligence.
La mise en page est magnifique, équilibrée et pleine de grâce. Comme toujours Herrade choisit et désigne clairement l’idée qu’elle veut représenter. Des versions proposées par la Bible, Herrade a choisi celle de Matthieu. Et elle s’y tient.
En bas de l’image, Dieu plante un arbre. Dans son tronc se tient Abraham. A sa hauteur, se tient un ange qui lui désigne des étoiles dans le ciel. Fine allusion d’Herrade à une phrase de l’Ancien Testament.
Il pousse Abraham dehors et dit : ‘Regarde bien le ciel. Compte les étoiles si tu peux les compter. Telle sera ta postérité.’ Genèse 15, 5
Plus haut, dans l’arbre, on retrouve les descendants d’Abraham tels que cités par Matthieu. Dans l’image proposée plus haut dans notre article, nous avons entouré de deux cercles le roi David et Jéchonias, afin que vous puissiez dénombrer les générations. Herrade est habile ! Tous sont représentés ! Dans le texte qui jouxte l’image, tous sont cités, mais notre docte abbesse prend bien soin de ne pas citer le verset 17… elle, qui a dessiné toutes ces têtes couronnées ou non, elle sait bien qu’il en manque un…alors, Herrade ‘oublie’ le texte.
Encore plus haut, Joseph paraît bien seul. Marie semble une personnification de l’Eglise. Jésus émerge d’une corolle. Une colombe vole au dessus de lui.
Herrade complète son œuvre par la représentation des divers composants de l’Eglise.
- Les prophètes et les patriarches, entourés de rameaux sont en bas de l’image de part et d’autre d’Abraham et de ces descendants.
- Au dessus, viennent les Princes chrétiens qui défendent l’Eglise.
- Plus haut encore, à droite, les Juifs, et à gauche, les évêques et les pontifes.
- Tout en haut, de part et d’autre du Christ, le Peuple de Dieu sur un parterre de fleurs.
Dans l’arbre généalogique, Marie est la seule femme présente.
Dans les groupes représentés, bien entendu, pas de femme parmi les prophètes, ni parmi les puissants, pas de princesse, pas plus de juive, ou bien de femme pontife…. Les choses n’ont guère évolué entre la rédaction des Evangiles et celle de l’Hortus Deliciarum ! Pourtant, regardez bien… Le dessin d’Herrade comporte cent treize personnages masculins. Et puis, tout en haut, au dernier rang, du peuple, regardez bien, Herrade a représenté trois femmes ! Une innovation, Herrade était féministe, je vous le dis !
- La Bible, traduction publiée par Frédéric Boyer, 2001
- Hortus Deliciarum, présenté par Auguste Christen, 1990
- Hortus Deliciarum, présenté par Jean-Claude Wey, 2004
- L’ultime secret du Christ, J.R. Dos Santos, 2015
Le livre de Dos Santos nous a mis sur la piste des différents passages de la Bible concernant cet article.
- Les représentations des dessins de l’ Hortus sont tirées des livres de messieurs Weyl et Christen.
- L’arbre de Jessé présenté provient du Codex Sankt Peter, écrit à Strasbourg vers 1250.