Tentative de meurtre au pied du Kappelturm
Le petit Augustin, âgé de huit ans, joue avec ses camarades sur la Place du Marché à Obernai. Il est soudain agressé par un homme ! La violence est extrême: Augustin est jeté dans la rivière, où il risque de se noyer. Fort heureusement, le petit garçon est secouru par les passants, qui le sortent de l’Ehn. Ramené sans vie chez ses parents, Augustin reprend enfin connaissance. Il est sauvé.
Nous sommes en l’an 1604. Que s’est-il passé au pied du Kappelturm ?
Vers l’an 1600, la Ville Impériale connaît son âge d’or ! Les revenus du vignoble, son statut de Ville ne dépendant que de l’Empereur assure à Oberehnheim, comme on disait alors, une prospérité et une opulence difficile à imaginer. Le Magistrat de la Ville a entrepris des travaux d’importance, qui soulignent la richesse d’Obernai.
- 1579 Le Puits aux Six Seaux est terminé, merveille de sculpture renaissance.
- 1597 Le Kappelturm est rehaussé d’un étage magnifique. Echauguettes, sculptures, chemin de ronde qui couronne la tour.
- 1604 Le vieil Hôtel de Ville est modernisé, les édiles font ajouter le splendide balcon et sa rambarde ajourée.
Cernée dans sa double ligne de remparts, gérée par les Corporations, Obernai est au sommet de sa splendeur.
Quelques années plus tard, les Guerres de Religion viendront mettre à mal toute l’Alsace. Ce sera la Guerre de Trente Ans. Trente années de luttes terribles entre catholiques et protestants, princes catholiques et princes protestants, au détriment de toutes les petites gens. Ces luttes se termineront par les traités de Westphalie et le rattachement de l’Alsace au Royaume de France.
Mais, sans attendre la guerre, les dissensions religieuses divisent déjà la Ville.
Le petit garçon qui jouait sur la place du Marché s’appelait Augustin Güntzer. Au moment des faits, il s’amuse comme un enfant de son âge, insouciant. Son père qui s’appelle également Augustin, est un artisan aisé : potier d’étain, il possède une maison sur la Place du Marché ! Lié aux Streicher et aux Korn, le père d’Augustin fait partie des gens qui comptent à Obernai. Sa mère, Agnesa Gross, fait également partie d’une lignée de potiers d’étain. Les membres de sa famille sont cités dans les registres des Corporations. Son grand père fut même maire dans le Val de Villé.
La famille d’Augustin est calviniste, alors il le sera aussi. Et çà, à Obernai, en 1604, c’est devenu un véritable problème. Augustin fut le dernier des enfants ‘réformés’ à être baptisé à Obernai. En effet, en 1598, le Magistrat a déclaré la Ville catholique, et les adeptes de la Réforme ont vu, d’année en année, leurs droits reculer. Plus de baptêmes, même dans l’église Saint Jean d’Oberkirch, pourtant acquise aux Réformés. Le petit Augustin ne peut plus accéder à l’école de la Ville et doit se rendre à Barr, la Protestante, pour apprendre à lire.
Mises à l’écart, communautarisme, lois d’exceptions… Nous ne sommes pas loin de la guerre !
Commençons par expliciter nos sources… Augustin Güntzer a, fort heureusement, survécu à cette tentative d’assassinat. Bien plus tard, à la fin de sa vie, il a rédigé un petit livre. ‘Kleines Biechlin von meinem gantzen Leben’. Cet opuscule est déconcertant. Augustin a mené une vie riche, étonnante, pleine de péripéties. Il nous la raconte avec beaucoup de fraîcheur. Nous conseillons à tous la lecture de cet ouvrage. La traduction de Madame Debus Kehr est agréable, bien documentée. N’hésitez pas, le livre est disponible à la Médiathèque d’Obernai. Nos sources proviennent exclusivement des mémoires d’Augustin.
Notre chance vient du fait qu’Augustin, outre un petit texte relatif à cette anecdote, nous a laissé un dessin exceptionnel qui relate les faits.
Voyons le dessin d’Augustin !
Voici la Place du Marché, d’Obernai, en 1604. On y retrouve les différents bâtiments que nous étudierons un peu plus avant. La scène de l’attentat se trouve en haut du dessin, en trois parties, un genre de bande dessinée avant-gardiste. Nous allons vous les détailler, mais lisons d’abord le texte qui accompagne l’image. Texte rédigé par Augustin.
L’année 1604, j’allais sur mes huit ans, je courus un grand danger dans la rivière ; un bourgeois d’Obernai voulut m’y noyer et me tuer. Hans Mosser était un bourgeois et vigneron d’Obernai, ennemi de mon père à cause de la religion. Me voyant gambader avec d’autres jeunes garçons près de la porte de mon père, il me poursuivit et m’attrapa. Dans sa colère, il me précipita dans le courant qui se referma sur moi. Quand il me pensa mort et noyé, il vérifia si je vivais encore : mais par une exceptionnelle grâce divine, plusieurs femmes et hommes vinrent à mon secours. Ensuite, ce malfaisant rentra chez lui tout joyeux, se vanta de son geste, raconta comment il avait jeté à l’eau le garçonnet du potier d’étain , ce huguenot, cet hérétique ; comment il l’avait promptement noyé et même si on avait secouru l’enfant, il pensait qu’il était mort. Mes parents m’emmenèrent à la maison, me mirent la tête en bas et l’eau s’écoula de mon corps. Ils me soignèrent de leur réconfort ; et je retrouvai la santé, grâce à Dieu.
Le récit est bref et précis. Le meurtrier est dénoncé : Hans Mosser. Les registres d’Obernai confirment : Hans Mosser était bien membre de la Corporation des Vignerons à cette date. Hans précipite l’enfant dans le bras de l’Ehn qui traversait la Place à cette époque. Les causes de l’agression sont connues : Hans veut assassiner l’enfant parce qu’il est ‘huguenot’. Bigre ! Et, Augustin est sauvé par les passants, des braves gens, catholiques ou non. On ne dit pas ce qu’il advint de l’agresseur. Gageons qu’ à cette époque, dans une ville ‘catholique’, l’affaire ait été classée sans suite.
Mais, venons-en au dessin d’Augustin qui nous en apprend un peu plus.
1 La noyade
Hans tient le garçonnet par les pieds et le plonge, tête première, dans l’Ehn, canalisée et profonde.
La scène se joue à proximité directe de l’Hôtel de Ville.
Le texte dit : ‘ Gens, aidez-moi ! cet homme veut me noyer. Aidez-moi ! Aidez-moi !’
Derrière la scène, Augustin a dessiné une auberge ‘ Zum Beren’.
Les parents d’Augustin le tiennent par les pieds, tête en bas.
La mère déclare: ‘ Il est mort, portons le sur son lit !’ .
Le père : ‘ Femme, il n’est pas encore mort, l’eau s’écoule de sa bouche’.
Derrière eux, on découvre la maison d’Augustin, sur la gauche, vous discernez un pigeonnier, la famille d’Augustin était aisée ! Indifférents, trois canards nagent sur l’Ehn.
Un peu plus loin, un quidam, suivi d’un petit chien, une houe sur l’épaule, raconte l’histoire.
‘Braves Gens, écoutez, Hans Mosser voulu noyer le garçon de Güntzer devant l’Auberge de l' Ours.’
A l’arrière plan, la maison est dotée d’un puits.
Texte et mise en image, on peut dire qu’Augustin avait du talent. Il écrit et dessine ; bien des années après cette agression, l’événement qui l’avait marqué au plus profond de lui même. Comment un enfant de huit ans aurait-il pu oublier ou comprendre une telle intolérance ?
Augustin était un artisan habile, le plat d’étain qu’il nous reste de lui va dans ce sens. Les quelques dessins de son livre sont pourtant un rien malhabiles. Pas de perspectives, proportions hasardeuses… cependant sa représentation de la Place du Marché est construite avec rigueur, et les nombreux détails ne manquent pas de nous intéresser.
La Place est représentée avec le côté nord en haut du dessin, la partie sud en bas. L’auberge de l'Ours est devenue aujourd’hui, le restaurant la Cloche. La maison des parents d’Augustin serait à l’emplacement actuel du Crédit Mutuel.
Le tracé du canal de l’Ehn ne manque pas de surprendre. Il passerait au sud de l’Hôtel de Ville, mais au nord de la Halle aux Blés. Ceci ne semble pas réaliste et ne correspond pas au dernier tracé du canal. On notera la passerelle à hauteur de la Halle, qui semble dénoter une certaine largeur du cours d’eau de l’époque.
Sur la partie sud, Augustin indique de gauche à droite : le poêle des tonneliers, et les auberges de la Hache et de la Couronne, dotée d’une belle enseigne.
Selon Augustin, la façade sud était composée de vastes arcades romanes en plein cintre, surmontées de colombages. Pourtant, le dessin de Louis Laurent-Atthalin nous présente, deux siècles plus tard, des arcades gothiques. La Rathaus a-t-elle été modifiée entre temps ?
Ce siège de la corporation des vignerons nous est connu par une lithographie de Woelfele (1840). Il a été détruit par la municipalité… Il avait pourtant belle allure avec ses deux oriels.
Augustin nous présente un bâtiment qui comporte un étage de plus que l’édifice actuel. Cet étage à colombage a été remplacé par une toiture plus tombante. La façade, côté place, est dessinée avec des détails que nous pouvons retrouver aujourd’hui : balcon, acrotères. Ceci prouve la qualité des détails apportés par Augustin qui pourtant a dû dessiner notre place, de mémoire, bien des années après son départ d’Obernai. Deux escaliers descendent du balcon vers la place. On se croirait à Molsheim, à la Metzig. Pourtant Augustin n’invente rien. Voyez plutôt le dessin de Winckler, daté de 1880. Un projet projetait alors de ‘reconstruire’ les escaliers de notre Halle aux Blés.
Vous pouvez déchiffrer : 'Halle aux blés, douane - sous l'entrepot se trouvent la boucherie et le grenier au sel'. L'édifice communal avait de multiples fonctions.
Lorsqu’il écrit son livre, Augustin est un vieil homme ruiné, il a fui l’Alsace, trop catholique et intolérante, pour se réfugier à Bâle, où il subsiste en vendant des confiseries… Le vieil homme a conservé la jeunesse de l’enfant qu’il était à Obernai. Trois canards nagent sur l’Ehn, une cigogne est perchée sur la Halle aux Blés, un chien croque son os devant le poêle des Vignerons, coq et poules picorent sur la place, où un bouc est attaché. Deux vignerons traversent la place, l’un d’eux porte une hotte, le deuxième une serpette. Il nous dit : ‘Je suis un vieux vigneron sans barbe’.
Augustin a traversé un siècle difficile, a énormément souffert, mené une vie des plus étonnantes. A la fin de sa vie, il savait toujours s’attacher aux détails amusants qui nous font oublier tout le reste. Bravo, l’artiste !
Articles connexes sur notre site
Cette période de l’ histoire d’Obernai déborde d’histoires et anecdotes. Nous avons déjà tenté de les retracer :
- 1579 - Le Puits aux six seaux
- 1597 - Couronnement du Kappelturm
- 1600 - Les Corporations à Obernai
- 1604 - Le balcon de l'Hôtel de Ville d'Obernai
- 1622 - Ernest de Mansfeld assiège Obernai
- 1635 - Les Impériaux s'emparent d'Obernai
- 1657 - Kleines Biechlin von meinem gantzen Leben d'Augustin Güntzer
Ce dernier article donne une idée plus complète de la vie étonnante d’Augustin.
- Kleines Biechlin von meinem gantzen Leben, Augustin Güntzer, vers 1660
- Deux dessins d’Augustin Güntzer, C. Müller, SHABDO 1983
- Das Buch im Schaufenster, J.M. Boehler, SHABDO 2004
- L’histoire de toute ma vie, autobiographie d’un potier d’étain calviniste, M. Debus Kehr, 2010
- Dessin d’Augustin, tiré de son livre, ~1657
- L’Hôtel de Ville et le Puits aux Six Seaux, Dessin de oui Laurent-Atthalin, 1836
- Le poêle des Vignerons, Lithographie de J. Woelfele, 1840
- La Halle aux Blés avec ses escaliers, W. Winckler, projet de restitution des escaliers extérieurs, 1880
- Pichet d'étain, 'musée' d'Obernai