Jean le Baptiste, l’Hortus Deliciarum et le Flabellum de Londres
En 1931, le British Museum fait une curieuse acquisition. Il s’agit d’un manuscrit jusqu’alors dans une collection privée à Paris. Ce document se présente sous la forme d’une longue bande de parchemin, couverte d’enluminures anciennes, narrant la vie de Saint Jean-Baptiste. Selon les spécialistes, le Flabellum de Londres provient de l’atelier d’enluminures d’Herrade de Landsberg. Il a été dessiné et peint à la fin du douzième siècle, sur le Mont-Sainte-Odile. Nous nous proposons d’admirer ce document.
Nous vous avons raconté, par ailleurs et en détail, l’histoire de l’ Hortus Deliciarum, codex de l’abbesse Herrade de Landsberg. Comment après avoir traversé les siècles, ce manuscrit fut perdu lors d’un incendie le 24 août 1870. (cliquez sur le lien). Nous avons souligné l’intérêt des images d’Herrade, et publié sur ce site de nombreuses reproductions de celles-ci. Ces miniatures ont été reconstituées, après l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg, à partir de calques relevés peu avant l’accident. Aujourd’hui, dans cet article, nous allons présenter des images qui sortent réellement de l’atelier du Mont-Sainte-Odile.
Le ‘flabellum’, parfois dénommé ‘rotulus’, se présente sous la forme suivante : une bande de papier de 86 centimètres de long sur 16 de large. Deux feuilles de parchemin ont été collées l’une sur l’autre, la frise ainsi formée présente en recto-verso la vie de Jean le Baptiste.
Une large marge avec décor à palmettes et floral remplit la partie basse du parchemin, la vie du saint est représentée sous la forme de huit tableaux. Un texte explicatif court au dessus des images.
Le parchemin présente des pliures verticales, environ tous les 5, 5 centimètres. Leur position hasardeuse montre qu’elles n’étaient pas prévues lors de la création du document, et ont du être nécessitées lors du transport du ‘Flabellum’.
Le document a été légèrement endommagé par le feu.
Il semble qu’il soit incomplet : la terrible fin de Jean n’est pas représentée.
Note : Avant de réapparaître à Londres, le Flabellum semble être passé dans bien des mains.
Schweighäuser dit l’avoir trouvé sur un ‘Gümpelmarkt’, un marché aux puces de Strasbourg. Il copie une des images, qui serait aujourd’hui au Musée de l’ Œuvre Notre-Dame.
Eugène Grasset produit également des copies de plusieurs scènes du Flabellum.
Les quelques 350 aquarelles de l’Hortus Deliciarum sont dessinées, pour la plus part, sur des feuilles grand format ou demi-format. A raison d’une ou de plusieurs enluminures par feuille, selon le thème et l’importance qu’Herrade voulait donner au sujet. Le Flabellum a une toute autre forme.
L’Hortus nous est parvenu grâce aux travaux des copistes tels que le comte Auguste de Bastard d’Estan, l’histoire de Jean le Baptiste y est représentée par deux images.
- Jean baptise un chrétien
- Le baptême de Jésus
Ces deux thèmes sont également présents dans le Flabellum, traités de façon similaire. (Nous étudierons plus avant le baptême du Christ.). Si les détails diffèrent, le personnage de Jean est bien le même, dessiné de la même main. Le Flabellum n’était vraisemblablement pas une partie intégrante de l’Hortus, mais un ajout, une pièce qui devait compléter celui-ci.
Ceci explique qu’ Engelhardt, qui a vu et étudié l’Hortus en 1818, ne parle pas du Flabellum. Tout comme le comte Bastard, les dessins du Flabellum ne semblent pas faire partie de ses relevés sur ses calques.
Certains spécialistes, comme Auguste Christen, considèrent le Flabellum faisant partie intégrante de l’Hortus. La plupart se montrent plus réservés. Quoiqu’il en soit, c’est un détail, les dessins proviennent bien du même atelier, et le Flabellum est la seule œuvre d’Herrade aujourd’hui encore visible.
Scène 1 : Zacharie et Elizabeth
Zacharie est prêtre du temps d’Hérode. Il est marié avec Elizabeth, tous deux habitent Juda, dans la montagne. Longtemps sans descendance, le couple, pourtant âgé, a le bonheur d’avoir un fils. Il leur faut choisir un prénom. L’épisode est raconté dans l’évangile de Luc.
‘Le huitième jour, ils viennent pour la circoncision de l’enfant. ils veulent lui donner le nom de son père Zacharie. Sa mère refuse, dit qu’il sera prénommé Jean. Ils répondent : ‘Dans ta famille, personne ne porte ce nom.’ D’un geste, ils demandent au père le nom qu’il veut lui donner. Il réclame une tablette. Il écrit ‘Il se nomme Jean’. Tous s’étonnent.’
Luc 1, 59-64
C’est le premier tableau du Flabellum. Elizabeth et Zacharias se tiennent sous une coupole romane, colonnes et chapiteaux romans. Elizabeth semble s’adresser à son époux. Zacharias, assis devant un lutrin, a déjà écrit les deux premières lettres du prénom : IO pour Johannes.
Le fond noir du dessin peut surprendre. En fait, les fonds du Flabellum étaient soit dorés, soit argentés. L’or est resté, l’argent s’est oxydé et donne cette couleur noire, assez inattendue.
Scène 2 : Jean donne le baptême
Jean est représenté comme un ascète : grande maigreur, cheveux hirsutes, tunique verte en lambeaux. Le baptême est pratiqué par immersion dans un cuveau, comme c’était la coutume pour les adultes au moyen âge. A gauche, deux chrétiens nouvellement baptisés portent un ample vêtement blanc, ils tiennent en main un long cierge. A droite, quatre adeptes portent le vêtement qui couvrira le nouveau baptisé. Fond or, pour les scènes annexes, fond argent pour Jean Baptiste et l’impétrant.
Scène 3 : La rencontre de Jean et de Jésus
Dans un décor arboré, on retrouve Jean Baptiste, tel qu il est représenté tout au long du Flabellum, il porte un bâton surmonté d’une croix, vêtu de sa tunique verte et ses cheveux aux vents. Jésus s’avance vers lui et semble le bénir. Jean, entouré de trois adeptes, désigne le Christ. L’épisode est décrit dans l’évangile de Jean.
‘Le jour suivant, Jean est au même endroit avec deux de ses disciples. Voyant Jésus qui passe, il dit Voici l’agneau de Dieu. Les deux disciples entendent et suivent Jésus’.
Jean, 1,35-36
Scène 4 : Le baptême de Jésus
Le baptême de Jésus par Jean est rapporté par trois des évangélistes. Matthieu 3,13-17, Marc 1,9-11 et Luc 3,21-22. Voici ce que nous dit Marc.
‘ Le temps venu, Jésus vint de Nazareth, en Galilée, et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. Remontant de l’eau, il vit le ciel se déchirer. Le souffle, comme une colombe, descendit sur lui.’
La représentation d’Herrade est proche de celles de son époque. Le christ est immergé dans le Jourdain. Une colombe se pose alors sur sa tête. Trois anges, auréolés d’argent assistent à la scène. Jean Baptiste pose sa main sur la tête du Christ. Auparavant, Jean a accroché sa mince sacoche au tronc d’un palmier.
Scène 5 : Jean Baptiste est amené devant Hérode
L’évangile de Marc nous rapporte la fin de Jean Baptiste. Le roi Hérode, il s’agit en fait d’ Hérode Antipas, avait épousé la femme de son frère Philippe. Bigre ! Et, autour de lui, tous s’en étaient émus. Il semble que, seul, Jean Baptiste se soit élevé publiquement devant ce mariage hors du commun.
Dans le Flabellum, Herrade nous propose l’entrevue des deux hommes. Hérode est assis avec ‘sa’ femme Hérodiade sur un confortable divan, il reçoit le Baptiste et ses adeptes. Jean, toujours échevelé, dénonce le mariage inconvenant du monarque, devant ses trois disciples, visiblement inquiets du comportement de leur maître. Hérodiade tend la main, elle semble vouloir intervenir… Présage de la terrible fin qui s’annonce.
Voici le récit de Marc.
‘ Hérode avait fait arrêter et enchaîner Jean en prison à cause d’ Hérodiade, la femme de son frère Philippe, qu’il avait épousée. Car Jean disait à Hérode. ‘Il ne t’est pas permis de prendre la femme de ton frère !’. Hérodiade était acharnée contre lui. Elle aurait voulu le tuer mais ne le pouvait pas car Hérode, sachant que Jean était un homme juste et saint, le craignait et le ménageait. Plus il l’écoutait, plus il était mal à l’aise. Mais il aimait quand même l’écouter.'
Marc, 6,17-20
Scène 6 : Jean est jeté en prison
A gauche, Jean, à l’entrée dans sa geôle, se retourne vers deux de ses disciples qui l’ont accompagné. A droite , derrière des barreaux de bois, Jean-Baptiste se morfond. Les murailles sont crénelées, les portes sont ornées des ferrures que l’on retrouve sur nos vantaux de l’époque d’Herrade. ( voyez l’ église Saint-Nicolas d’Ottrott, par exemple).
Scène 7 : Deux chasseurs
Le septième tableau représente deux hommes, vêtus de vert et de rouge. L’un d’eux bande un arc et vise un oiseau perché dans un arbre. Le second personnage observe son camarade. Dans sa main gauche, il tient un premier oiseau, première victime de cette chasse. Même mise en page, mêmes fonds or et argent. La scène médiévale ne semble pas avoir de rapport avec la vie du Baptiste. Sans doute, Herrade a-t-elle voulu marquer le temps de la détention de Jean. Jean se languit dans sa geôle, et dehors, la vie quotidienne continue.
Scène 8 : La danse de Salomé
Dernier tableau du Flabellum qui nous est parvenu, Hérode et son épouse donnent un banquet. Salomé, leur fille, semble tout d’abord s’entretenir avec sa mère Hérodiade. Sont-ce les prémices du complot contre Jean ? Ensuite, Salomé se livre à une gymnastique étonnante, qui semble tenir plus à l’acrobatie qu’à la danse. Salomé marche sur les mains, ou bien, elle fait le’ poirier’… La table, couverte d’un drap blanc, est dressée sous un toit de tuiles, comme on en voit tant chez nous. A gauche, une tour de forteresse médiévale.
C’est encore Marc, qui nous raconte cette histoire étonnante.
‘ Une occasion se trouva le jour où Hérode, fêtant son anniversaire, donna un banquet pour les dignitaires, les officiers et les notables de Galilée. La fille d’Hérodiade y vint. Elle dansa. Cette danse plut à Hérode et aux convives. Le roi dit à la jeune fille : Demande moi ce que tu veux, et je te le donnerai. Et il fit ce serment. Quoique tu me demandes, je te le donnerai , serait-ce la moitié de mon royaume…’
Marc, 6, 21-23
Ici s’arrête le Flabellum, l’histoire de Saint Jean-Baptiste selon Herrade, telle qu’elle nous est parvenue… Il nous manque la fin de l’histoire. Sans doute, comme le pensent les spécialistes, le Flabellum était-il plus long et comportait-il, pour le moins, un tableau supplémentaire. Essayons de l’imaginer.
Scène 9 , le tableau manquant : La fin de Jean, le Baptiste
Lisons le récit de l’évangéliste Marc.
‘ La jeune fille sortit. ‘Que dois-je demander ?’ dit-elle à sa mère. ‘La tête de Jean le Baptiste !’ La jeune fille se dépêcha auprès du roi. ‘Je veux que tout de suite, tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiseur’. Le roi devint très triste. Mais il avait juré devant ses convives et ne voulut pas trahir son serment. Il envoya un garde avec ordre de rapporter la tête de Jean. Le garde alla le décapiter dans sa prison, rapporta la tête sur un plat et la donna à la jeune fille qui la donna à sa mère.’
Marc, 6, 24-27
Un dernier tableau aurait pu représenter le supplice de Jean, ou bien la présentation de son chef à la jeune fille. Et il aurait disparu ou été enlevé… on ne sait. Nous vous proposons la fin de Jean, telle qu’elle est illustrée sur la façade de la cathédrale de Rouen. Vous distinguez, le banquet d’Hérode, la décapitation de Jean et la présentation à Salomé.
Note : La fresque de la chapelle Saint Jean dans le couvent du Mont-Sainte-Odile comporte une représentation de cette scène qui ne figure pas dans le Flabellum. Si une personne avisée pouvait m’expliquer la source de cette image, je lui en serais reconnaissant.
Nous l’avons dit plus haut, l’ Hortus présente deux aquarelles dédiées à Jean le Baptiste. Voici celle qui retrace le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain.
Si nous comparons cette scène avec celle du Flabellum…
La composition générale est la même : mêmes personnages principaux, même disposition. Le Christ est dans la même position. Les rochers qui cernent le Jourdain ont la même découpe. La posture de Jean est identique, si ce n’est son bras gauche. Un des deux dessins a été copié sur l’autre et ils sont de la même main.
Dans les détails même, la parenté est évidente : le personnage de Jean est particulièrement frappant de similitude.
Cependant, dans l’image de l’Hortus, Herrade a profité de l’espace donné par le support pour donner plus de relief et d’équilibre à son œuvre. Les trois anges, montés sur un rocher, forment un groupe plus agréable, équilibré. La position de Jean, légèrement plus haute est plus réaliste. Et surtout, Herrade en a profité pour ajouter les symboles qui faisaient la force de son enseignement : au dessus de la colombe, commune aux deux dessins, neuf anges ouvrent ici les portes du paradis, explicitant ainsi la valeur du baptême. A gauche, les disciples de Jean sont présents, ils sont là pour encourager les moniales à l’étude. Dans la source, le Jourdain est personnifié, devant lui, la croix est représentée.
Curieusement, un des anges porte des chaussures. Peu courant !
Un dernier détail peut surprendre, dans le palmier, l’humble sacoche de Jean a disparu, elle a été remplacée, au pied de l’arbre par une hache. Herrade ne manque pas de rappeler l’enseignement de Jean-Baptiste.
‘ D’ores et déjà, une hache frôle la racine des arbres ! Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera abattu et jeté aux flammes’
Luc, 3,8-9
Gageons que ce deuxième dessin, plus abouti, ait été effectué en second.
La présence de Jean le Baptiste autour du Mont vient de loin, elle remonte à Sainte Odile.
- La vie d’Odile, telle qu’elle nous ait rapportée par le manuscrit de Saint Gall, comporte l’apparition de Jean à Hohenburg. A l’endroit de cette vision, Odile avait fait dresser une croix, aujourd’hui disparue. La tapisserie de Sainte Odile, exposée au musée de l’ Œuvre Notre Dame, nous montre Saint Jean-Baptiste conseillant Odile lors de la construction du couvent. Aujourd’hui encore, les murs de la chapelle dédiée à Saint Jean-Baptiste sont ornés de fresques tirées du Flabellum de Londres.
- Toutes proches, dans la ville d’Obernai, l’église d’Oberkirch était dédiée à Jean. Aujourd’hui, les ruines de l’église romane sont attachantes, lorsque le soleil se couche sur le Mont. Un peu plus loin, à Eichhoffen, la petite chapelle romane, qui a reçu la visite du pape Léon, est, elle aussi, sous la protection de saint Jean. Non loin de Dambach, une troisième chapelle, de toute beauté mais souvent oubliée, porte ce nom.
- Terminons par une sculpture issue du cloître d’Eschau. Un des chapiteaux représente le baptême du Christ. Même époque que l’Hortus et le Flabellum, même type de représentation. Jésus immergé dans le Jourdain, présence des anges… Jean semble cependant, un rien moins échevelé…
- Christian-Maurice Engelhardt, Herrad von Landsberg und ihr Werk; Hortus Deliciarum, 1818
- Georges Cames, Les grands ateliers d'enluminure religieuse en Alsace à l'époque romane, 1962
- Auguste Christen, Hortus deliciarum, 1990
- Jean-Claude Wey, Hortus deliciarum, 2004
- Marie-Thérèse Fischer, La vie de Sainte Odile, 2006
- Les images du Flabellum sont tirées du site du British Museum. Présentation et mise en forme, PiP
- Décollation de Jean, Cathédrale de Rouen.
- Baptême du Christ, Hortus Deliciarum, extrait du livre de Jean-Claude Wey.
- Chapiteau de Saint Jean Baptiste, cloître d’Eschau, Musée de l’Œuvre Notre Dame, Strasbourg