La Bible des Croisades et l’Hortus Deliciarum
La bibliothèque Pierpont Morgan, située à New-york, recèle une bible étonnante que les spécialistes datent du milieu du 13ème siècle. Quarante quatre folios ornés de belles enluminures retracent des épisodes de l’ Ancien Testament. Nous vous proposons quelques unes de ces images, ainsi qu ‘un parallèle avec les représentations des mêmes thèmes traités par Herrade dans son Hortus Deliciarum.
Commençons par une première illustration :
*La Bible des Croisades comporte de nombreuses scènes de combats. Ci-dessus, le combat d’Israël contre les Syriens (Samuel II, 10,15-19). Le prince des Syriens, couronné, couché sur son cheval blanc s’appelait Shovak, il meurt lors de ce combat. La tenue des combattants, leurs armes et l’ harnachement des chevaux correspondent à la première moitié du 13ème siècle.
Quelques mots d’histoire à propos de la Bible des Croisades
La majorité des historiens considère que la Bible des Croisades a été réalisée à Paris pour le roi de France, Louis IX(~1250). Les décors, les armes, les habits, le rendu des paysages confirment cette datation. Saint Louis aurait offert cette bible à son frère Charles d’Anjou qui l’aurait emmenée en Italie, lors de sa conquête de la Sicile. Le manuscrit aurait été acheté trois siècles plus tard en Italie par le Cardinal Maciejowski, qui l’emporte à Cracovie (~1550). Quelques décennies plus tard, lors d’une mission diplomatique, les envoyés du pape Clément VIII offrent cette bible au Shah d’Iran (1604) Abbas-le-Grand. En 1722, les Afghans pillent Ispahan et le manuscrit disparaît. Il reparaît au Caire où il est acquis par un collectionneur d’antiquités pour la somme de trois shillings. Après un passage à Londres, le manuscrit est acheté en 1916 par la famille Morgan pour ses collections. La Bible est alors transférée à New-York, où elle est restée jusqu’à ce jour.
Adam et Eve, chassés du paradis terrestre
La Bible des Croisades débute par les scènes de la Genèse. La création du monde occupe le premier feuillet. Chaque folio comporte deux ou quatre dessins selon les thèmes abordés, le recto et le verso sont utilisés. Nous avons choisi le tableau où Adam et Eve sont expulsés d’ Eden. (Génèse, 3 :22-24). La même scène a été traitée par Herrade avec plus de douceur. Dans l’Hortus, le Christ semble accompagner Adam et Eve jusqu’à la porte du paradis, alors que dans la Bible des Croisades, un ange armé d’une épée les expulse bel et bien.
Noé et ses fils
L’histoire de Noé comporte cinq images. Nous avons choisi la dernière : Noé a planté la vigne, il a inventé le vin et s’est enivré. Ses trois fils Japeth, Sem et Cham le découvre nu sous sa tente, nous dit la Bible. Sem et Japeth couvrent leur père d’un manteau. Cham est le seul à avoir regardé son père nu. Ce passage a été la source de bien des maux ! (Genèse, 9:20-23 et la suite)
La Tour de Babel
Sur le même feuillet de notre Bible figure l’épisode de la construction de la Tour de Babel. C’est l’occasion d’étudier les méthodes de constructions du moyen âge. En bas et à gauche, le transport des blocs non encore équarris à dos d’homme. En bas et à droite, la taille des pierres et leur mise à angle droit grâce à une équerre. Les moellons sont alors hissés au sommet de la tour grâce au travail d’un homme dans une cage d’écureuil. En haut et à droite, le mortier est travaillé à la truelle et les blocs mis en place.
Herrade avait traité du même sujet sans expliciter le hissage des moellons. Par contre, l’utilisation du fil à plomb était explicité.
Le combat de Josué contre Amalek
Nous retrouvons, ici encore, un des thèmes traités par Herrade et déjà étudiés sur notre site. (cliquez sur le lien : Hortus Deliciarum). Dans la Bible des Croisades, les troupes de Josué sont menées au combat par des trompettes, alors que les soldats d’Amalek suivent des tambours. (Exode, 17:8-16). Comme dans la plupart des scènes de combats, les tenants d’Israël portent des heaumes avec visières, alors que leurs adversaires sont dotés de casques plus anciens, simplement protégés au niveau du nez. Dans les dessins d’Herrade, les armements ne sont pas différenciés.
La bataille de Aï
Josué continue ses combats par le siège et la prise de la ville d’Aï (Josué, 8:18-29). Les illustrateurs de la Bible des Croisades nous proposent une belle image de siège de cité fortifiée : combat à cheval devant les portes de la ville, échelles adossées aux murailles, assiégés qui jettent des pierres du haut des créneaux, tir à l’arbalète. Au dessus des remparts, pendu à une machine de guerre, le cadavre du roi d’Aï nous annonce l’issue de la bataille.
Herrade n’a pas traité ce sujet dans l’Hortus, mais le siège de la Ville de Dan nous propose une situation comparable. Dans la technique d’attaque, Herrade ajoute l’utilisation de projectiles incendiaires.
David et Goliath
Une bonne part des enluminures de la Bible des Croisades est dédiée à l’histoire du roi David. Et, bien entendu, celle-ci débute par son combat contre Goliath. Le géant porte un casque qui ne l’empêchera pas de recevoir une pierre au milieu du front. Goliath tire une longue épée, alors que David arme sa fronde, le sourire aux lèvres. (Samuel I, 1:1-58)
L’image d’Herrade est plus simple, elle est complétée par une deuxième enluminure, où on voit David trancher la tête du géant.
Les commentaires de la Bible des Croisades
Lors de sa création, la Bible des Croisades n’était composée que d’images. Peut-être réellement commandée par Saint Louis, les commentaires étaient inutiles, homme très dévot, le roi de France connaissait vraisemblablement les épisodes représentés. Lors de son passage en Italie, les marges supérieures et inférieures du manuscrit furent utilisées pour ajouter des légendes à chacune des images. Celles-ci sont calligraphiées et sont écrites en latin.
Nous vous présentons ici les commentaires en trois langues situés en bas du feuillet 41 (verso).
Le texte latin dit ceci : ‘Lorsqu’il sut que Betshabée avait conçu, David voulut cacher son acte et il ordonna au chef de l’armée de lui envoyer Uriah, le mari de Betshabée. Quand Uriah arriva, il lui demanda des nouvelles de l’armée, puis il lui commanda de rentrer chez lui et de prendre du plaisir.’
Au dessus du texte latin, le Shah de Perse Abbas a fait ajouter des courts commentaires en persan. Voici ce que nous pouvons lire sur ce feuillet : ‘Le roi fit convoquer le mari, de façon à ce que personne ne puisse imaginer qu’elle fut enceinte de lui.’
A droite, un commentaire lapidaire indique en judéo-persan : ‘La légende de la femme d’Uriah’.
Il s’agit là d’une note d’un des possesseurs du manuscrit entre sa disparition de la bibliothèque d’Ispahan et sa réapparition au Caire. Au cours du temps, le livre a été ainsi annoté en cinq langues par ses dépositaires successifs : latin, persan, judéo-persan, arabe et hébreu.
Note : L’histoire de David et Betshabée est haute en couleur. David fut sans doute un grand roi, il n’en était pas moins un homme. Voyons plutôt….
Le siège de Rabbah
L’image suivante nous présente le siège de Rabbah et l’issue ‘attendue’ de l’histoire d’amour de David et Betshabée….
David n’a pas réussi à convaincre Uriah de rentrer chez lui. Alors il l’envoie participer au siège de Rabbah et là, sur ordre, il le fait monter en première ligne (partie gauche de l’image).
‘ Placez Uriah au cœur de la bataille puis repliez-vous derrière lui. Qu’on le frappe et qu’il meure !’ (Samuel II, 11:15)
Notre brave Uriah monte donc à l’assaut des murailles de Rabbah, trahi, esseulé, il est tué au combat. On le voit transpercé par une lance et tomber de son destrier (centre de l’image)
Conclusion attendue (Bigre!) :
‘ La femme d’Uriah apprenant que son mari était mort le pleura. Le deuil passé, David l’envoya chercher et l’installa chez lui. Il en fit sa femme et elle lui donna un fils’. (Samuel II, 11 :27)
Prise de la ville d’Abel
Terminons par une dernière image guerrière, l’Ancien Testament en fourmille. La Bible des Croisades se termine ainsi : Joab négocie la reddition de la ville d’Abel à une femme qui lui livre Sheba, le chef rebelle opposé au roi David.
Le texte de la Bible est respecté (Samuel II, 20:14-26). A droite de l’image, Sheba est décapité ; au centre, sa tête est jetée par dessus les remparts aux pieds de Joab.
Il est intéressant de noter l’utilisation d’un trébuchet pour attaquer la ville, ainsi que l’utilisation de sapeurs au pied des murailles.
Conclusion
La Bible des Croisades présente de magnifiques miniatures, beaucoup sont guerrières. Composée vraisemblablement pour Louis IX qui devait lui-même conduire une croisade et axée exclusivement sur les premiers livres de l’Ancien Testament, on ne peut s’en étonner.
La richesse des décors et la mise en images est somptueuse. Il s’agit de la bible d’un roi.
L’Hortus Deliciarum d’Herrade est beaucoup plus paisible. Notre abbesse du Mont Saint-Odile cherchait à éduquer ses novices et ne rêvait guère d’exploits guerriers, elle a privilégié les thèmes plus modérés.
Si la mise en couleur d’Herrade est beaucoup plus simple, c’est que son livre est dédié à un couvent et non à la cour royale de France. Par ailleurs, l’Hortus présente de nombreuses planches beaucoup plus élaborées, réfléchies. Ce n’est pas un simple imagier des textes anciens, mais l’ouvrage d’une vie. Celle d’une abbesse qui a beaucoup réfléchi sur le monde qui l’entourait.
Sources
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La Bible des Croisades est disponible sur Internet. Le site le plus complet est le suivant. https://www.themorgan.org/collection/Crusader-Bible
Les illustrations proposées proviennent de ce site. Le lecteur attentif se méfiera cependant des références bibliques de ce site, certaines sont erronées.
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Hortus Deliciarum,
Les images proposées proviennent de la réédition de monsieur Auguste Christen, aux éditions COPRUR.