Le Mur Païen du Frankenbourg
Les visiteurs du Frankenbourg sont surtout attirés par la magnifique forteresse médiévale qui domine le rocher du Schlossberg au dessus de Sélestat. L’association ‘Les mains d'or du Frankenbourg’ entretient le site. L’article de ce jour s’intéresse à la muraille qui se situe à quelques dizaines de mètres sous le château : le Mur Païen du Frankenbourg.
Le site du Frankenbourg et de son Mur Païen
Cette muraille se développait sur l’ensemble de l’éperon du Schlossberg et venait buter sur le rocher sommital. Aujourd’hui, deux tronçons longs d’une centaine de mètres au nord et de cent vingt mètres environ sur le versant sud environ sont encore visibles et peuvent être admirés par les amateurs.
Muraille en gros blocs de grès reliés par un système de mortaises taillées dans les blocs et de tenons de bois aujourd’hui disparus, ce mur est analogue à la vaste enceinte du Mont Sainte-Odile : le Mur Païen. Seule la superficie du camp retranché à l’abri de la muraille diffère notoirement : 118 ha pour le Mont Sainte-Odile, moins de 2 ha pour le Schlossberg. Commençons par une visite rapide.
La section Sud est la mieux conservée. Sur les quelque 120 mètres bien dégagés, la structure est bien visible.
Section Sud du Mur Païen du Frankenbourg, photographies EtF
Cette partie conserve jusqu’à six assises. Les blocs sont de grandes dimensions. Sur les vues de dessus, les mortaises en queue d’hirondelle sont bien visibles
Section Sud du Mur Païen du Frankenbourg, photographies EtF
La section Nord est en moins bon état, plus boisée et plus donc difficile d’accès. Là aussi, on retrouve jusqu’à six assises du mur. Les mortaises sont bien présentes.
Section Nord du Mur Païen du Frankenbourg, photographies EtF
Vues de dessus
Section Nord du Mur Païen du Frankenbourg, photographies EtF
Terminons cette petite visite par des vues de quelques pierres tombées du Mur (section Nord)
Pierres à mortaises à proximité de la section Nord du mur, photographies EtF
Le Mur Païen du Frankenbourg est connu depuis bien longtemps. J.G Schweighaeuser (1842), J. Schneider (1844), A. Ringeisen (1865) , puis E. Hering (1885) en font les premières descriptions. Ils soulignent la parenté avec le Mur Païen du Mont Sainte-Odile : même technique de construction avec mortaises et tenons.
Voici un premier plan schématique publié par E. Héring.
Plan Winckler, publié par E. Héring en 1885
Sur le schéma, les deux tronçons toujours en élévation sont bien visibles, ainsi que la citerne désignée sous la lettre C. En MF est indiquée une grande dalle couchée, qu’Héring désigne comme un menhir renversé.
Un dessin de Winckler représente le ‘couloir’ situé à l’extrémité méridionale du mur, au point de jonction avec le rocher qui porte le château. Curieusement, celui-ci n’apparaît pas sur le plan proposé.
Le couloir méridional, dessin de Winckler
Terminons par un polissoir trouvé lors de ces premières recherches. L’objet mesure une trentaine de centimètres dans sa plus grande dimension. Il est taillé dans un grès fin. Il est exposé au Musée de Colmar.
Polissoir, dessin de Winckler
1952 - Charles-Louis Marchal
Charles -Louis Marchal publie en 1952 dans l’annuaire des Amis de la Bibliothèque de Sélestat un long article consacré au Frankenbourg. Le Mur Païen est décrit succinctement, accompagné de ce plan. (Note :L’orientation est l’inverse de celle du plan précédent).
Plan proposé par C.L. Marchal (1952)
Le mur est représenté dans son ensemble. Le ‘couloir’ méridional est bien situé, ainsi que la citerne et la dalle déjà mentionnée. Plus étonnant, Charles-Louis dessine, à l’ouest, une porte à couloir et un chemin creux. La porte serait large de cinq mètres et le couloir long de sept. Les études récentes ne font pas mention de cette porte. Pourtant, il fallait bien une entrée dans le camp et la largeur du couloir sud (70 à 90 centimètres pour longueur de quatre mètres environ) ne permet que le passage d’une seule personne.
Couloir sud, photographie EtF
Marchal note également la présence sur le coteau de ‘carrières’ similaires à celle du Mont Sainte-Odile, carrières où les blocs utiles à la construction du Mur étaient débités. Il évalue la hauteur du mur à trois mètres pour une épaisseur de deux mètres en moyenne.
Carrières du Mur Païen du Frankenbourg, photographie EtF
2002 – Christian Dirwimmer
Fin 2002, les autorités s’inquiètent, à juste titre, des méfaits des ‘chercheurs de trésor’ qui sondent le site avec des détecteurs de métaux. Une campagne préventive est lancée, dirigée par C. Dirwimmer. Le matériel découvert est conséquent et couvre les périodes gauloises, romaines, médiévales et modernes. Les résultats sont publiés dans l’article de T. Kilka (voir nos sources en fin d’article). La Maison du Val de Villé à Albé expose les pièces les plus marquantes. En voici quelques images, tirées de l’article publié en 2005.
Fibule, photographie publiée par T. Kilka
Dieu tricorne, photographie publiée par T. Kilka
Potin leuque, photographie publiée par T. Kilka
Potin sequane, photographie publiée par T. Kilka
Le potin est une monnaie gauloise, elle était frappée par les différents peuples avant l'occupation romaine. Les Leuques occupaient le sud de l'Alsace et de la Lorraine. Les Séquanes la Franche-Comté.
Monnaies Romaines, photographie publiée par T. Kilka
Le lecteur intéressé ne manquera pas de se reporter à l’article de Kilka.
2005 – Frédérik Letterlé
Letterlé effectue une étude détaillée du Mur Païen, sans néanmoins fouiller le site. Il nous confirme pour l’essentiel les dires de ses prédécesseurs. Il ajoute cependant quelques remarques fort intéressantes.
Le Mur s’appuyait dans ses extrémités Nord et Sud sur le rocher qui porte le château. Pour Letterlé, le sommet lui-même de l’éperon ne devait porter qu’une palissade de bois. En effet, on ne retrouve que peu de blocs avec des mortaises tombés sur le versant oriental du site, alors qu’ils sont nombreux sur les autres versants.
Letterlé a examiné avec soin emplacement de la porte mentionnée par C.L. Marchal en 1952. Selon lui, en 2005, seuls quelques indices subsistent. Trois blocs amorcent un retour perpendiculaire sur une longueur de 2,60 mètres. Ce serait le parement nord du couloir de la porte. Ces trois blocs ne portent pas de mortaises : Letterlé envisage une construction tardive de cette porte hypothétique.
Dernier point qui éveille notre intérêt. Frédérik mentionne sur la section nord du Mur à l’endroit où le Mur cerne la citerne une construction inattendue. Sur une longueur de 44 mètres (sic), au dessus des deux ou trois assises de gros blocs avec mortaises, une construction, en plus petit appareil, est liée avec du mortier. De bas en haut, Frédérik détecte : 1 une couche de mortier posée sur le Mur Païen, 2 un hérisson de pierres obliques, 3 une seconde chape, puis 4 un deuxième hérisson. Ce ‘muret’ atteignait en 2005 1,40 mètre de hauteur maximale. Bigre !
Sans analyse plus poussée, Letterlé conclut que ce muret est d’évidence postérieur à la construction du Mur Païen. Il émet l’hypothèse d’un enclos construit au Moyen Âge ou même plus moderne.
Voici quelques images de ce muret prises en février 2024. La première image présente le court tronçon encore visible.
Muret construit sur le Mur Païen, photographie EtF
Deuxième image, vue d’un peu plus près, on distingue bien la partie basse en gros blocs (Mur Païen) et la partie haute, avec mortier, en blocs de taille plus petite, juste équarris (muret)
Muret construit sur le Mur Païen, photographie EtF
Troisième image, vue de dessus. Le muret est moins large que le Mur Païen.
Muret construit sur le Mur Païen, photographie EtF
Nous reviendrons sur ce muret, sa datation et ses implications dans le paragraphe suivant.
Clément Féliu et son équipe ont travaillé chaque année au Frankenbourg depuis 2014. Les premières années, ils se sont concentrés sur le mur gaulois situé sous le château, versant ouest. Ils ont étudié le ‘murus gallicus’ et la porte. Nous en avons dit quelques mots dans notre article du mois dernier. A partir de 2019, les fouilles se sont déplacées vers le Mur Païen du Frankenbourg.
Plan du site du Frankenbourg, publié par C. Féliu
Une longue tranchée a été creusée et étudiée, proche du chemin d’accès aux ruines. Elle a permis de mieux comprendre l’évolution du site lors des périodes celte, romaine et médiévale. Curieusement, le rapport de fouille ne mentionne pas l’existence de la porte citée par Marchal, puis Letterlé. On ne parle pas plus de la citerne. Ces deux éléments seront vraisemblablement étudiés lors d’une prochaine campagne.
La citerne, photographie EtF
Ensuite, Féliu s’est concentré (2020-2021) sur la section du Mur Païen proche de la citerne. Là où, Letterlé avait décrit une section de mur, visiblement réaménagée. Féliu a retrouvé cette section et a fait effectuer deux sondages de dimensions réduites un peu plus au nord. Sur cette section, le mur était recouvert, donc protégé, par une couche d’humus.
Sur le Mur Païen, construit avec les gros blocs de grès ‘habituels’, un muret a bien été construit. Il est moins large que le mur : 1,2 à 2 mètres pour le muret, contre 2,75 mètres pour le Mur Païen lui même. La chape de mortier à la base est épaisse de 5 à 10 centimètres. La hauteur préservée est de 40 centimètres : nous sommes loin du 1,40 mètre constaté par Letterlé en 2005 !
Le mortier contenait du charbon de bois. Féliu a prélevé deux échantillons qu’il a fait dater au carbone 14. Le muret n’est pas médiéval, voire moderne comme Letterlé l’avait supposé : il serait romain ! Constatez par vous-même, l’analyse au C14 annonce les fourchettes de dates suivantes : 130-326 pour le premier et 252-416 pour le second.
Résultats de l’analyse des charbons de bois, publiés par C. Féliu
Les résultats correspondant à cette section du muret sont surlignés en jaune.
Par ailleurs, l’analyse des tessons de céramiques mis à jour lors des sondages confirme cette datation en annonçant 250-350. Un bracelet et un stylet métalliques trouvés au même endroit datent également du Bas Empire. Les monnaies romaines retrouvées datent toutes de Maxence (350-353) ou de ces prédécesseurs.
Exemples de tessons de céramiques romaines trouvées sur ces sondages, dessins de H.Cicutta
Tous les indices vont dans le même sens : le muret date bien de l’occupation romaine.
Et il repose sur le Mur Païen du Frankenbourg.
Nous attendons avec impatience la publication des résultats de la campagne 2023 qui viendront compléter notre connaissance du Mur Païen du Frankenbourg.
Le Mur Païen du Mont et celui du Frankenbourg sont similaires, ils semblent contemporains.
Le muret du Frankenbourg indique que le Mur Païen du Frankenbourg aurait été érigé avant l'an 350.
Nous avons écarté les hypothèses celtes et plus anciennes dans nos articles du mois passé. Voilà qui donne à réfléchir.
La découverte de Clément Féliu semble mettre à mal l’hypothèse d’un Mur Païen du Mont Sainte-Odile construit à la période mérovingienne. Mais les deux murs dits païens sont-ils vraiment contemporains ?
Et tous les arguments ont-ils été pris en compte ?
Nous traiterons de cette question épineuse prochainement.
(à suivre)
Les deux sites Frankenbourg et Mont Sainte-Odile sont distants de moins de seize kilomètres à vol d’oiseau. ‘Et s’ils se voyaient’ me propose notre ami Étienne. Du haut du plateau sommital du Frankenbourg, nous vérifions. Voici une photographie prise au téléobjectif (merci, Étienne).
Le Maennelstein, vu du Frankenbourg, photographie, EtF
Au dessus de la crête du massif de l’Ungersberg, vous distinguez le château de Landsberg. Au dessus, la rupture de pente indique la position du Maennelstein. Les bâtisseurs du Mur Païen du Frankenbourg voyaient s’élever la fumée d’un feu allumé sur le Maennelstein. Et réciproquement, bien sûr.
Profil altimétrique Frankenbourg - Maennelstein, PiP
- C.L. Marchal, Le Frankenbourg, Annuaire de la Société des Amis de la Bibliothèque de Sélestat, 1952
- C. Dirwimmer, J.L. Siffer, L’histoire récente du Frankenbourg, Annuaire Histoire Val de Villé, 2005
- T. Kilka,A. Maurer, S. Beck & P. Grandgeorges, Résultats archéologiques et interprétations de la détection sur le site du Frankenbourg, Annuaire Histoire Val de Villé, 2005
- F. Letterlé, Les enceintes du Frankenbourg à Neubois, Annuaire Histoire Val de Villé, 2005
- C. Féliu, Les fortifications du Frankenbourg à Neubois, 2022
Pierre à mortaise, retaillée en corbeau pour le château médiéval(?), photographie EtF