Euloge Schneider, un charmant garçon
" Parfois, la nuit, quand un orage menace, on voit s'avancer, sur la route de Mittelbergheim à Barr, un carrosse qui roule lentement. Si vous approchez, vous voyez que les chevaux ne sont que des squelettes et que le cocher tient à la main un large couteau. Le carrosse dégoutte de sang. A l'intérieur, un homme est assis, il tient sa tête sur ses genoux. Pour effrayer les passants attardés, il la leur tend par la portière. C'est Euloge Schneider, le grand massacreur de Strasbourg qui fit exécuter des milliers de personnes pendant la révolution."
Cette légende d’un homme sans tête dans un carrosse ensanglanté qui traverse la nuit est une antienne. On la retrouve dans chaque région de France. Mais, dans leurs récits au pied du Mont Sainte-Odile, Variot, puis Seignolle ont trouvé bon de préciser : Barr, Mittelbergheim, Schneider.
Arrêtons-nous sur ce prénom désuet, Euloge. Il signifie ‘Bonne parole’ en grec, et Saint Euloge fut décapité à Cordoue en 859 sur ordre du calife. Bigre, en quelques lignes, voilà déjà deux Euloge sans tête !
En fait, Schneider s’appelait Johann-Georg. Pendant la Révolution, la mode était plutôt au grec, et Jean-Georges voulut faire oublier des racines chrétiennes, qui ne correspondaient plus à son personnage. Euloge naît en Bavière. Il passe au séminaire et devient moine franciscain. Il enseigne le grec à Bonn et apprécie les auteurs anciens. On lui doit une traduction d’ Anacréon, un poète qui parlait d’amour et de vin. Prêtre, certes, mais homme quand même. Le livre ne plait pas à tout le monde et Jean-Georges est chassé de Bonn. Nous le retrouvons, au début de la Révolution, vicaire à Strasbourg, où il prêche dans la cathédrale. Euloge s’enflamme rapidement pour les idées nouvelles, et jète son froc aux orties pour devenir, en quelques mois, un agitateur remarqué, puis maire d’Haguenau, enfin accusateur public du département du Bas-Rhin.
Le Baron de Dietrich est devenu maire de Strasbourg. Il a sauvé la cathédrale en la faisant coiffer d’un immense bonnet phrygien, puis transformer en Temple de la Raison, munie d’un étonnant amphithéâtre à gradins, sous les voûtes gothiques. Dietrich a commandé à Rouget de Lille les paroles du Chant des Armées du Rhin, qui devint notre Marseillaise. Mais Dietrich était un ci-devant. Lorsque advint la Terreur, il fut rapidement suspecté par les Montagnards d’Outre-Vosges de collusion avec les émigrés. C’est ainsi que l’Alsace vit arriver le citoyen Saint-Just, qui traîna aussitôt Dietrich devant le Tribunal Révolutionnaire. Euloge Schneider se frottait déjà les mains, la plaidoirie de sa vie ! Mais Dietrich fut transféré à Besançon, tant Saint-Just craignait que Strasbourg ne se soulève pour son maire. Acquitté à Besançon, Dietrich fut cependant mené à Paris, à la Prison de l’Abbaye, puis guillotiné le jour même. Robespierre ne lâchait jamais ses proies. Même acquittées.
En Alsace, Euloge Schneider ne ménageait pas sa peine. Il parcourait les routes dans un carrosse, cerné de gardes en habits tricolores, suivi d’une guillotine sanguinolente. Son entrée dans les bourgs dans un tel appareil faisait trembler les plus braves. Les procès se faisaient sur simple dénonciation et étaient des plus expéditifs. Euloge prononçait la peine de mort à chacun de ses arrêts. Sa réputation de massacreur était à son comble. On parle de plusieurs centaines de morts en quelques mois. La fin d’Euloge fut étonnante et brutale. Charles Nodier nous donne une version romantique et un rien romancée de ce dénouement. Claude Betzinger semble être resté plus proche des faits établis. L’ histoire mérite d’être rapportée.
Début décembre 1793, Schneider, ses gardes et sa guillotine, sont à Barr. Grand coureur de jupons, le franciscain défroqué a rencontré la jeune Sara Stamm à Epfig, quelques jours plus tôt. Et visiblement, Sara lui a beaucoup plu. Entreprenant, amoureux, Euloge décide d’épouser la jeune femme. Accompagné de ses assesseurs du Tribunal Révolutionnaire, Taffin et Wolff, Euloge se présente chez Papa Stamm pour demander la main de Sara. La scène serait presque banale si elle n’avait pas lieu à une heure du matin, et si les citoyens en armes n’étaient pas franchement éméchés. La guillotine est dressée, à quelques pas, sur la place. Stamm a du se remémorer, très rapidement, les trois têtes tombées la veille à Epfig. Papa donna son accord, bien que Sara fut déjà fiancée à un jeune Barrois. Le mariage ou la rupture tiennent parfois à des petits détails insignifiants. Les bans furent publiés le 12 décembre à la mairie de Barr. L’histoire ne dit pas ce que pensait la promise de son nouveau fiancé. Grand seigneur, le soir même, Euloge fait atteler son carrosse et emmène sa dulcinée vers ses appartements de Strasbourg. Six chevaux, carrosse découvert, Sara en robe de fiancée, les gardes républicains sabre au clair. Le train du citoyen Euloge Schneider fut remarqué entre Barr et Strasbourg. L’entrée au grand galop dans Strasbourg ne fut pas des plus discrètes. Elle fut remarquée par le citoyen Saint-Just, ministre plénipotentiaire de la République. Le lendemain, sur son ordre, Schneider est arrêté puis interné à la prison des Ponts Couverts. Il aurait même été présenté à la populace attaché à ‘sa’ guillotine.
Louis-Antoine de Saint-Just était très tatillon. Voire psychorigide. Saint-Just a pris prétexte du manquement au couvre-feu lors de l’arrivée nocturne des tourtereaux pour motiver l’arrestation. En fait, la chose était beaucoup plus grave : Schneider était lié au parti de Feuillants à la Convention, et Robespierre avait probablement demandé sa tête. Comme vous l’avez compris, Sara et Euloge ne se sont jamais mariés. Sara est vraisemblablement rentrée à Barr chez Papa Stamm, où nous lui souhaitons d’avoir retrouvé son petit ami barrois. Pour Euloge, ce fut plus difficile. Saint-Just l’expédia à Paris, où il fut interné comme le maire Dietrich à la prison de l’Abbaye.
Euloge Schneider, qui a fait tomber tant de têtes, perdit la sienne le 1er avril 1794, place de Grève à Paris.
Nous avons parcouru les requêtes de Fouquier-Tinville. Ce n’est pas un tortionnaire sanguinaire qui fut jugé, ni un contrevenant au couvre-feu. Ni un coureur de femmes invétéré. Pas plus un ci-devant franciscain. L’acte d’accusation porte uniquement sur la participation supposée de Schneider à la Conjuration de l’Etranger, idée fixe de Robespierre. C’était peu crédible ! On pouvait accuser Euloge de bien des horreurs, mais là… Pourtant, Euloge fut condamné et exécuté. A notre avis notre moine défroqué parlait un français étrange, avec un fort accent alsacien, et çà, à Paris…
On retrouve la trace des massacres d’Euloge dans le cimetière d’Obernai. Voici la traduction de l’épitaphe relevée sur une stèle datée de 1793.
'En l’honneur de l’honnête Dominicus Speiser, bourgeois et boulanger en ces lieux, qui, à l’âge de cinquante ans, avec un de ses concitoyens du nom de Johannes Freytrich, au temps de la terreur du tyran Elogius Schneider, a été la triste victime de sa religion sous le couperet assassin, ses enfants reconnaissants ont érigé ce monument.'
A Epfig, à proximité de la chapelle Sainte Marguerite, se trouve une tombe portant un texte de même nature.
Le lecteur en quête d’émotions fortes ira, les soirs d’orage, se promener à Mittelbergheim. S’il a peu de chance de croiser le carrosse sanglant d’Euloge, il admirera un des plus attachants des villages du Piémont. Puis, il ira souper chez Gilg, excellente table au cœur du village, dans un décor superbe.
- Claude Betzinger - Vie et Mort d’Euloge Schneider, ci-devant franciscain - 1997
- Charles Nodier – Souvenirs Vol. 2 - 1840
- Jean Variot – Légendes et Traditions Orales d’Alsace - 1920
- Claude Seignolle - les Evangiles du Diable - 1964
- Portrait d’Euloge Schneider en exergue de sa traduction d’Anacréon
- Exécution d’Euloge Schneider, gravure de l’époque