La reine Sybille, séquestrée par Henri VI de Hohenstaufen
Une reine de Sicile enfermée dans notre couvent du Mont-Sainte-Odile ! Par quels détours de l’histoire, le Staufen Henri VI a-t-il pu enfermer une femme et ses trois enfants à Hohenburg ? Quel fut leur destin ?
1190, Frédéric Barberousse se noie en Asie Mineure lors de son départ en croisade. La succession d’une telle personnalité n’est pas chose aisée. Son fils Henri est élu au trône, à l’âge de 25 ans. C’est un homme jeune, brutal, emporté. A vingt ans, son père l’avait marié à Constance de Sicile, héritière de la grande île méditerranéenne. De fait, Henri sera plus un prince italien qu’un empereur d’Allemagne. Il passera les quelques années de son règne à chercher à conquérir le royaume de sa femme.
Nous avons traité par ailleurs l’emprisonnement de Richard Cœur de Lion au château de Trifels, et dit l’énorme rançon soutirée aux anglais par Henri VI. Nous ne revenons pas sur l’opprobre qui découla de cette attitude peu chevaleresque. Muni de ces subsides, Henri VI organise une nouvelle campagne en Sicile. C’est à cette occasion qu’il méritera son surnom de Cruel.
En Sicile, Henri s’oppose à Tancrède de Lecce, le dernier souverain normand de la lignée des Hauteville. Tancrède emporte de nombreux succès et réussit même à enlever la reine Constance, épouse d’Henri. Le ressentiment du Staufen est énorme. Henri VI ne réussira à reconquérir la Sicile qu’à la mort de Tancrède en 1194. Après une campagne meurtrière, Henri se fait couronner roi de Sicile. Sa conduite envers les vaincus va révolter l’Europe entière. On ne compte pas les massacres des partisans de Tancrède. Exécutions, tortures, Henri fait arracher les yeux des évêques qui avaient couronné son rival. Les nobles qui avaient pris les armes sont brûlés vifs à Palerme. Henri fait ouvrir les tombes de Tancrède et de son fils Roger pour les décapiter et leur arracher les couronnes dont ils étaient parés. Lorsqu’il se décide en 1195 à rentrer en Alsace, pour éviter un éventuel retour en grâce des successeurs de Tancrède, Henri décide de les emmener avec lui au Nord des Alpes.
La femme de Tancrède, Sybille remonte alors l’Italie avec ses trois filles et son fils, qui n’est qu’un enfant. Le jeune Guillaume est enfermé au château de Hohen-Embs, en Suisse, après qu’on lui eût crevé les yeux. La reine et ses filles seront enfermées à Hohenburg sur le Mont Sainte Odile.
Ces faits inouïs sont avérés. La Chronique d’Otton de Saint Blaise, quelques années plus tard, est souvent citée, elle ne parle que de la fille aînée de Sybille. On trouve chez Urstinius et chez Crusius les copies de plusieurs chroniques italiennes. Elles sont, comme le texte de l’évêque de Florence Antonin, contemporaines des faits, et comportent plus de détails. Nous y apprenons les noms des trois filles de Sybille et Tancrède : Alteria, Constancia et Madonia. Hohenburg y est parfois orthographié ‘Hohimburch’, et complété par Altitona, du nom romain de notre Mont Saint Odile.
Nous n’avons pas d’écrits de la détention de Sybille. Elle fut accueillie, fin 1195, par Herrade de Landsberg. Gageons que Sybille et ses filles furent plutôt des hôtes que des détenues pour l’abbesse humaniste d’Hohenburg. Elles se sont vraisemblablement promenées dans la cour de tilleuls et dans le cloître roman. Le lecteur peut les imaginer au scriptorium, discourant avec les moniales qui dessinaient alors les esquisses de l’Hortus Deliciarum.
Quelques mois plus tard, en 1196, Henri, accompagné de sa cour, rentre en Alsace. L’empereur séjourne à plusieurs reprises au Burg d’Obernai, le château élevé par son grand-père Philippe le Borgne. En effet, plusieurs chartres sont datées d’Oberehnheim :
- 24 juin, abolition du Strandrecht, droit d'échouage qui livrait les épaves aux riverains
- 25 juin, charte d’immunité de la cathédrale de Strasbourg, et des collégiales Saint Thomas et Saint Pierre
- 26 juin, charte de l’église de Spire
- charte pour la fondation du couvent de la Toussaint, près de Fribourg
Henri est-il monté à Hohenburg rendre visite aux captives ? Non, il a sans doute préféré écouter la chanson de Goesli, notre minnesinger, dans le burg impérial d’Obernai. Ce fut son dernier séjour en Alsace. Henri repart vers son rêve italien et meurt à Messine l’année suivante. Certaines chroniques envisagent un empoisonnement, dont son épouse Constance serait l’instigatrice.
Ultime faute de ce prince, Henri VI n’a pas désigné son fils comme successeur. Les Bavarois sont toujours des opposants bien organisés. Le Pape et l’Italie ont beaucoup souffert de la politique du Hohenstaufen. A la mort d’Henri VI, une période trouble s’annonce pour l’Empire, le Petit Interrègne.
A la mort d’Henri, Sybille et ses filles sont libérées et quittent Hohenburg.
Alteria épouse, en 1200, le comte Walter de Brienne, qui revendiquera, sans succès, la Sicile contre Frédéric II. Leur fils Jean de Brienne sera plus heureux : il deviendra roi de Jérusalem et empereur de Constantinople. Une belle revanche pour Sybille, la séquestrée d’Hohenburg !
- Joseph Gyss, Histoire de la Ville d’Obernai, 1866
- Schoepflin, Alsatia Diplomatica, 1751
- Crusius, Annali Suevici, vers 1600
- Urstisius, Germanicae Historicum Illustrium, vers 1600
- Otto de Saint Blaise, Chronicon, Ch. XLI, vers 1220
- Couronnement d’ Henri VI, Codex Manesse, Heidelberg
- Henri VI, manuscrit, Bibliothèque de Bâle
- Détail du pilier de la chapelle Sainte Croix, Couvent Sainte Odile
- Burg d’Obernai, lithographie de Levrault, 1830
- Armes des Comtes de Brienne
Voici la brève version de Specklin de cette histoire.
Collectanées de Specklin , notule 815
Quand le roi Henri l’apprit, il nomma son frère Philippe régent pour l’Allemagne et partit pour l’Italie avec une forte armée, il soumit par la force les insurgés, il tua Tancrède et tous ses partisans. Il envoya son fils à Hohenems en Allemagne et lui fit crever les yeux et il le fit enfermer à vie, pour que ni le pape, ni sa veuve ne puissent fomenter des troubles. Il envoya la reine Sybille et sa fille, ainsi que de nombreux princes et comtes en Alsace au couvent d’Hohenburg, pour qu’ils y finissent leurs jours et y soient enterrés. Il donna en mariage à son frère Philippe, Herena la veuve du roi de Sicile, sœur de l’empereur de Constantinople. Le mariage eut lieu ensuite à Augsbourg. Le pape ne trouva pas d’autre solution que d’excommunier l’empereur Henri, et il écrivit à tous les princes de l’empire qu’Henri n’était plus un empereur à garder et qu’ils devaient en élire un autre.