Hortus Deliciarum, le manuscrit disparu
En 1167, à la mort de Relinde, abbesse re-fondatrice d’Hohenburg, avec l’appui de Frédéric Barberousse, c’est Herrade de Landsberg qui va continuer et parfaire la tâche immense commencée par Relinde. Herrade a été formée à Hohenburg par Relinde qui l’a désignée pour lui succéder. L’ampleur des chantiers entrepris et menés à bien par Herrade est étonnante. Avec elle, la renommée du Mont et du couvent d’Hohenburg sera retentissante. Son action complétera celle d’Edelinde à Niedermunster et apportera au Mont Sainte Odile et à ses environs une splendeur et une prospérité rarement égalées.
L’action d’Herrade fut diverse et toucha à de nombreux domaines : organisation de la vie des moniales, architecture sur le site de l’abbaye et dans ses environs, littérature et art avec la rédaction de l’ Hortus Deliciarum. Herrade eut la manière et l’intelligence de lier les différents domaines de son travail. Le résultat fut brillant et transforma le Mont. Lorsqu’il admire le site de Sainte Odile aujourd’hui, conséquence des incendies multiples et des guerres, le visiteur ne trouve que bien peu d’éléments datant de cette période. Nous ne possédons aucun plan de l’époque. Pourtant quelques vestiges nous rappellent ces temps.
La Chapelle de la Croix daterait de Relinde, la stèle du cloître représentant les deux abbesses aux pieds de la Vierge serait dû à Herrade. Cette sculpture est actuellement présentée au public dans la salle des pèlerins. Si la représentation des visages des deux abbesses est assez classique, l’image de la Vierge avec de longs cheveux nattés qui lui descendent, bien bas, dans le dos est des plus marquantes.
La Salle du Calvaire, qu’on ne visite malheureusement pas et qui est située juste au-dessus de la Chapelle de la Croix, est également de cette période. On peut se reporter, pour admirer néanmoins cette salle romane qui servit longtemps de bibliothèque, à un dessin réalisé par Louis Laurent-Atthalin en 1836.
Avant Herrade, le service divin n’était guère régulier à l’abbaye. Les moines ne sauraient habiter sur le Mont réservé aux moniales. Le service aurait été assuré par les moines de l’abbaye d’ Ebermunster. Dix sept kilomètres en ligne droite séparent les deux sites. On peut imaginer, dans ces temps troublés, les problèmes de régularité dans les offices. En 1178, Herrade se rapproche donc des Prémontrés d’Etival, dans les Vosges et fait renaître à proximité immédiate du Mont, dans le vallon de Saint Nabor, le prieuré de Saint-Gorgon. Le prieuré, situé en dehors du Mur Païen, sera habité par les moines et la messe pourra être servie quotidiennement à Hohenburg.
Deux années plus tard, sans qu’on sache exactement si le service des Prémontrés ne répondait pas totalement aux attentes de l’abbesse, ou bien si la question était d’ordre plus politique, Herrade se rapproche d’un autre ordre religieux, les Augustins de l’abbaye de Marbach. Elle achète un terrain proche d’Heiligenstein et y construit la prévôté de Truttenhausen. L’église est dédiée à Saint Nicolas. Une ferme, un hôpital et un hospice complètent le site. Dès sa fondation, Herrade y installe douze chanoines réguliers sous la conduite de leur prévôt. Dès lors, Augustins et Prémontrés se relaieront aux différents services religieux à Hohenburg et à Niedermunster.
Entre 1150 et 1180, le Mont-Saint-Odile, sous l’impulsion de l’empereur Barberousse et des abbesses, Relinde, Edelinde et Herrade, a vu se multiplier les chantiers religieux. Reconstruction de Hohenburg, reconstruction de l’abbatiale de Niedermunster, fondation du prieuré de Saint Gorgon, fondation de la prévôté de Truttenhausen, sans oublier les constructions de moindre importance comme la chapelle Saint Nicolas à proximité de Niedermunster et la chapelle Saint Jacques à mi-hauteur du Mont. C’est également sous l’impulsion d’Herrade que fut créé, hors du Mur Païen, le petit village de Hohenburgweiler, cité pour la première fois en 1191. Ce village était situé en face du château de Stein, sur le versant opposé de la vallée du Vorbach au lieu-dit Willerhof.
Cette fièvre de construction dans un périmètre si restreint prouve le succès et le rayonnement des abbayes du Mont à cette époque. Elle montre aussi la prospérité de la région sous le règne de Frédéric Barberousse. Un texte, daté de 1175, rapporte que la communauté d’Hohenburg comptait alors quarante-sept moniales et treize novices.
Le dernier domaine où Herrade fera montre de ses talents est celui de la formation des moniales. Herrade souhaitait que celles-ci soient ouvertes à tous les arts et à toutes les connaissances. Elle poursuivait l’action entamée dans cette voie par Relinde. Pour ce faire, Herrade s’entoure de conseils, construit une bibliothèque importante, ainsi qu’un scriptorium. Elle forge un outil jamais égalé l’ ‘Hortus Deliciarum’, le Jardin des Délices.
Herrade voulait créer pour l’édification et l’instruction de ses moniales une sorte d’encyclopédie des différents savoirs de son temps. C’est ainsi qu’a été écrit, sous sa direction, l’Hortus, volumineux manuscrit comportant 255 feuilles de parchemin de grand format (53cm x 37cm) auxquels s’ajoutaient 69 petits feuillets. L’Hortus était agrémenté de 344 miniatures, très finement dessinées et mises en couleurs. La partie dessinée correspondait à environ 25% de l’ensemble. Composé de textes bibliques, d’extraits historiques et de traités scientifiques, l’Hortus abordait des sujets très divers. L’Hortus est certes basé essentiellement sur les auteurs catholiques, mais on y trouve aussi des détails venant d’autres cultures. Pour effectuer cette rédaction, Herrade a travaillé en collaboration avec les autres abbayes d’Alsace, Munster, Sainte Foy et aussi Murbach, avec qui Herrade devait échanger les précieux manuscrits anciens.
L’ Hortus Deliciarum a été sauvé, comme la Croix de Niedermunster, en 1525, lors de la Guerre des Rustauds. De même que le précieux reliquaire, il fut à cette époque confié à l’évêque de Strasbourg qui l’intégra à son Trésor au château de Saverne. Malheureusement, bien des années plus tard, l’ Hortus fut perdu dans l’incendie qui détruisit plus de deux mille volumes à la bibliothèque municipale de la ville de Strasbourg le 24 août 1870. Seules les copies d’ Engelhardt (1818) nous sont parvenues. Certaines ont été publiées récemment. La plus grande partie du texte est perdue. Selon les notes de Robert Will, plusieurs miniatures originales de l’Hortus seraient, encore aujourd’hui, à Saint Petersbourg dans l’ancienne bibliothèque du Tsar Nicolas 1er.
Une des miniatures de l’Hortus présente les Arts Libéraux, qu’Herrade entendait promouvoir à l’abbaye. Au centre de l’image trône la Philosophie entourée de l’Arithmétique, l’Astronomie, la Musique, la Grammaire, la Géométrie, la Rhétorique et la Dialectique. Preuve de l’ouverture d’esprit de l’abbesse, sous la figure de la Philosophie sont représentés et nommés…. Socrate et Platon !
Dans la représentation de la Genèse, lorsque Dieu crée les mers, Herrade a fait également représenter Neptune. De même, lors de la création des animaux, on retrouve les signes du zodiaque. Les auteurs anciens sont abondamment cités. Herrade était, sans nul doute, une humaniste.
Herrade était également poète et a inséré dans l’Hortus plusieurs poèmes lyriques en latin qui devaient être de son cru. Outre son contenu philosophique et didactique, l’Hortus présente un intérêt complémentaire pour les lecteurs d’aujourd’hui. C’est un document qui nous donne de nombreux renseignements sur la vie au douzième siècle et sur la féodalité. Les vêtements portés par les personnages, les outils qu’ils utilisent sont ceux de l’époque d’Herrade. Les différentes miniatures comportent une foule de détails dessinés avec précision, et ainsi nous connaissons mieux la vie au moyen âge.
Citons deux exemples. L’Hortus nous offre la plus ancienne représentation d’un moulin à eau en Europe, vraisemblablement un des moulins actionnés par l’Ehn à l’époque. On y voit le canal d’amenée, la roue à aube, la transmission et la meule en mouvement, alors qu’une paysanne y verse du grain. Une dernière miniature nous montre la construction de la Tour de Babel. Les outils et les méthodes de construction sont celles du Moyen Âge. Les carriers, les tailleurs de pierre, les menuisiers, les tacherons qui ont construit les couvents et les châteaux du Mont Sainte Odile sont représentés en plein travail dans l’œuvre de Herrade de Landsberg.
- Chapiteau de la Chapelle de la Croix, Mont Sainte Odile
- Herrade, détail de la stèle exposée dans le cloître du Mont Sainte Odile
- Salle du Calvaire, dessin de Louis Laurent Atthalin
- Socrate et Platon, extrait des Arts Libéraux, Hortus Deliciarum
- Construction de la tour de Babel, Hortus Deliciarum
- Le Moulin, Hortus Deliciarum
- La roue de la vie : les plus puissants finissent par tomber.
- Noé plante la vigne, cueille le raisin et boit le vin.
- La parabole du semeur (Matthieu 13,1-9, Marc 4,1-9, Luc 8,4-8).
- Représentation de l’ Enfer.
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Texte de Préface de l’Hortus Deliciarum
Herrade, par la grâce de Dieu abbesse indigne de l’église de Hohenburg, aux très douces vierges du Christ, travaillant fidèlement dans cette église, comme dans la vigne du Seigneur, grâce et honneur en Dieu !
Je déclare à votre Sainteté que ce livre du nom d’Hortus Deliciarum, je l’ai composé sous l’inspiration divine, des fleurs de divers écrits sacrés ou profanes, pour la gloire et l’honneur du Christ, de l’Eglise et par affection pour vous, ainsi qu’une abeille construit son rayon de miel.
C’est pourquoi vous devez rechercher assidûment dans ce livre une nourriture délicieuse, refaire par les gouttes distillées du miel l’esprit fatigué. Toujours préoccupées des faveurs de l’Epoux et rassasiées des délices spirituels, vous traverserez sans danger la vie passagère et vous goûterez les béatitudes de la vie éternelle.
Quant à moi qui chemine périlleusement sur les voies multiples de la mer, vous me soutiendrez de vos prières efficaces et, dégagée des plaisirs de ce monde, vous me ravirez avec vous au ciel dans l’amour du Bien-Aimé. Amen.
Herrade de Landsberg
Poème d’ Herrade de Landsberg
dédié au travail et à la vie studieuse des moniales
‘Hoc in Monte
Vivo fonte
Potantur oviculae
Escam vitae
Sine lite
Congestant apiculae
Nectar clarum
Scripturarum
Potant liberaliter
Bibant, bibant,
Vivant, vivant,
Omnes aeternaliter’
Ici, sur le Mont à la source vive, les jeunes brebis se désaltèrent.
Les abeilles produisent la nourriture de la vie, sans querelle.
Elles boivent librement le nectar des écrits éclatants
Elles boivent, elles boivent,
Elles vivent, elles vivent,
En tout, éternellement !