L' Enfer, selon l'Hortus Deliciarum
Dans les dernières images de l’ Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg nous propose sa vision de l’Enfer. Cette image, fort connue, renferme une foule de détails passionnants et parfois inattendus.
Nous allons vous proposer une lecture de ce dessin du douzième siècle.
Herrade a divisé l’Enfer en quatre niveaux. Elle a voulu ainsi signifier une gradation des tourments infligés aux damnés suivant le poids de leurs fautes. En haut de l’image les flammes qui tourmentent les pêcheurs sont de petites dimensions, alors qu’en bas, le brasier est porté à son paroxysme. Voyons la lecture d’Herrade.
En haut de l’image, sur la partie gauche, Herrade a figuré la luxure.
Deux amants encore enlacés et presque souriants, sont mordus par des serpents. A leurs côtés la femme adultère subit les mêmes tourments, alors qu’un homme, seul, se plante un poignard dans le ventre. Les flammes les entourent.
Ce thème de la luxure est plusieurs fois traité par Herrade dans l’Hortus, témoignage de l’importance que l’abbesse lui donnait dans la formation et l’édification de ses moniales.
Sur la partie droite de ce premier niveau, trois damnés sont pendus par les pieds et tourmentés par quatre diablotins qui ricanent. Le premier est lesté d’une lourde charge, les démons arrachent les cheveux des deux autres. Le quatrième diable accentue la tension de la corde en se balançant au dessus des malheureux. Les péchés commis par les damnés se sont pas explicités plus clairement. Dans les niveaux suivants de son Enfer, Herrade se fera plus précise.
Au deuxième niveau, entourées de flammes déjà plus importantes, apparaissent les mères infanticides.
Vêtues de longues robes blanches, les deux femmes sont torturées par des démons. La première se voit contrainte de dévorer son enfant mort, la deuxième a le torse lacéré par les démons à l’aide de stylets.
L’infanticide était-il un crime trop courant au douzième siècle, ou bien Herrade était-elle particulièrement sensible au sort des enfants ?
La partie gauche du deuxième niveau condamne les beaux discours, les vaines promesses, ceux qui les font et ceux qui les écoutent ! Le damné situé à gauche se voit couper les oreilles pour avoir prêté trop d’attention à des vaines paroles. Un deuxième est embroché par un diablotin, alors qu’un crapaud lui arrache la langue. Un autre beau parleur est chevauché par un démon qui lui verse du métal en fusion dans les mains… sans doute diffusait-il de faux discours par cupidité. Herrade s’attaquait-elle aux mensonges en général, ou simplement aux croyances non conformes aux canons de l’Eglise ? Pour Herrade, les faux discours sont la principale source des auteurs païens.
Dans ce deuxième niveau de l’Enfer de l’Hortus, les damnés sont punis par où ils ont pêchés. Thème fort classique, mais Herrade fait un choix personnel des pêchés traités.
Dans l’Enfer d’Herrade, une place particulière est réservée aux Juifs. Situés au troisième niveau de l’image, cernés de flammes importantes, les Juifs sont coiffés comme au douzième siècle de curieux chapeaux pointus. Cette coiffure permettait de les distinguer : dés cette époque éloignée, l’ostracisme à leur égard était important. Dans l’Hortus plusieurs miniatures évoquent la lutte de l’Eglise et de la Synagogue. Les Juifs sont toujours représentés avec ce chapeau étonnant, voire ridicule. Sur cette image, les Juifs sont jetés dans chaudron soumis à un brasier intense par deux démons grimaçants. Il ne faut pas voir là la marque d’un racisme qui apparaîtra plus tard dans sa forme actuelle, mais plutôt la haine stupide et commune à cette époque à l’encontre de ceux dont les ancêtres auraient fait condamner le Christ.
Situés au même niveau du dessin de l’Hortus, les soldats en armes. Herrade de Landsberg n’appréciait pas les militaires et les vouaient aux flammes de l’enfer ! Voilà qui peut surprendre. On voit des chevaliers en armure dans un chaudron portant les mots « Armati milites ». Ne nous égarons pas et ne prêtons pas à l’abbesse de Hohenburg un antimilitarisme qui n’était pas de son temps. Les couvents du Mont-Sainte-Odile étaient protégés par les Hohenstaufen et la ceinture des nombreux châteaux forts qu’ils avaient fait construire pour défendre Hohenburg et Niedermunster. Ces chevaliers là ne sont pas ceux visés par Herrade, pas plus que les nombreux croisés qui font route avec Frédéric Barberousse pour délivrer Jérusalem.
Sans doute, Herrade pensait-elle aux désastres qui ont précédé son temps. Peut-être prévoyait-elle aussi les nombreuses guerres à venir, ainsi que les horreurs qui frapperont le Mont dans les siècles à venir.
Si la miniature de l’Enfer est tardive, Herrade peut également avoir songé aux nombreuses exactions commises par Henri VI le Cruel et ses troupes en Sicile.
Une lecture plus allégorique est également possible. Le Combat des Vices et des Vertus est illustré par de nombreuses miniatures dans l’Hortus. Le thème est traité sur dix pages du codex d’Herrade. Sur chacune d’elles, les Vices comme les Vertus sont nommés et représentés comme des chevaliers portant des armures et des écus. Les Vices sont armés de lances et les Vertus d’épées. Peut-être les chevaliers de l’Enfer d’Herrade rappellent-ils les Vices tant décriés.
Nous proposons une image tirée du Combat, cette miniature illustre le Char de la Luxure, avec tous les Vices attenants. Sur cette vignette, seul l’Amour est armé, il porte un arc. Herrade connaissait sa mythologie grecque.
Au plus profond de l’enfer, Herrade a choisi de placer le crime qui devait lui paraître le plus horrible. Un moine est amené par un démon qui lui tient la main : il porte encore sa robe de bure et tient un sac qui déborde de pièces d’or. Plus avant, on comprend ce qui va lui advenir. Un démon piétine un moine dénudé et livré aux flammes, il lui fait avaler à l’aide d’une corne des pièces d’or en fusion.
Ce thème des faux moines, des faux ermites est cher à Herrade qui le traite à plusieurs reprises dans l’Hortus. Dans la miniature dite Echelle des Vertus, sous les flèches de démons, un clerc attiré par sa bonne amie, un moine fasciné par l’argent et un faux ermite sont précipités de l’Echelle qui devait les mener au ciel.
Herrade avait un certain courage de critiquer ainsi les faux dévots à l’époque où la simonie était courante dans le haut clergé. L’évêque de Strasbourg Rodolphe, qui vivait au moment où Herrade dessine son Enfer, n’est-il pas accusé de simonie et de rapacité dans plusieurs chroniques ? ( Cf. Herzog )
Autre lecture possible, les divisions de l’Eglise. Le pape Alexandre III, contemporain d’Herrade, ne doit-il pas lutter contre trois anti-papes ? Victor IV, Pascal III et Calistre III. Combien de faux dévots, de faux évêques dans ces temps troublés ?
Dernière figure de la miniature d’Herrade, Lucifer grimaçant et enchaîné sur son trône.
Vêtu d’un simple pagne, Lucifer roule des yeux terribles, entourés de grandes flammes. Son trône semble vivant : les pieds sont des serres d’aigle qui broient des crânes, les bras figurent les gueules de deux énormes chiens qui dévorent les damnés.
Ange déchu, Lucifer est enchaîné… Herrade tient à montrer à ses moniales la toute puissance de Dieu.
Sur les genoux du Diable se tient un curieux petit personnage : il s’agit de l’Antéchrist, thème cher à Herrade et présent dans la description de l’Apocalypse.
Dans l’Hortus Deliciarum, le thème de l’enfer est traité à deux autres reprises.
- Le pauvre Lazare et le mauvais riche.
L ‘Histoire du Mauvais Riche qui se trouve damné pour ne pas avoir aidé Lazare dans le besoin est présentée sous forme de trois miniatures. Un genre de bande dessinée du douzième siècle. Cet épisode de l’ Evangile de Luc (16, v19-30) se termine par l’image du riche, assoiffé au point d’en tirer la langue, dans les flammes de l’Enfer.
- Le Jugement Dernier
Dans la dernière image que nous vous proposons dans cet article, Herrade reprend son thème des faux dévots. Après le Jugement Dernier, les Anges mènent en enfer une cohorte de pseudo apôtres, anti-papes, évêques enrichis , faux ermites… Un réel courage ! Tous ces personnages importants, richement vêtus et pourvus d’or, sont foulés aux pieds et livrés aux flammes de l’Enfer !
Et le diable […] fut jeté dans l’étang de glace et de soufre, où sont et la bête et le faux prophète ; et ils seront tourmentés, jour et nuit, aux siècles des siècles. - Et je vis un grand trône blanc […]. - Et je vis les morts, les grands et les petits, se tenant devant le trône; et des livres furent ouverts; et un autre livre fut ouvert qui est celui de la vie. Et les morts furent jugés d’après les choses qui étaient écrites dans les livres, selon leurs œuvres. - Et la mer rendit les morts qui étaient en elle ; et la mort et l'hadès rendirent les morts qui étaient en eux, et ils furent jugés chacun selon leurs œuvres. - Et la mort et le hadès furent jetés dans l’étang de feu : c’est ici la seconde mort, l’étang de feu. - Et si quelqu’un n’était pas trouvé écrit dans le livre de vie, il était jeté dans l’étang de feu.
(chapitre, 20 versets 10 à 15)
Herrade nous a laissé des images magnifiques, peu courantes, volontairement didactiques, qui retracent les croyances un peu naïves de son époque. Les soixante moniales et converses devaient être édifiées et craindre l’Enfer, comme tous leurs contemporains. Herrade a su donner une touche personnelle, et aborder les thèmes qui lui tenaient à cœur.
Une grande dame avec un énorme talent.
Ô vous, fleurs blanches comme la neige, qui répandez le parfum de vos vertus, en dédaignant la poussière terrestre, persistez dans la contemplation des choses célestes, ne cessez pas de vous hâter vers le ciel, où vous verrez, face à face, l’Époux caché à vos regards.
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