Mortaises et tenons du Mur Païen
Le Mur Païen du Mont Sainte-Odile a de tout temps surpris ses visiteurs. Sa longueur, sa puissance, sa situation y sont pour beaucoup. Plus encore peut-être, la technique de rigidification de la muraille en pierres sèches interroge le simple promeneur. Le Mur est constitué de blocs de grès sans une once de mortier ou autre ciment. Les blocs portent des entailles en forme de queue d’hirondelle : les mortaises. Chaque entaille est posée en vis à vis avec une entaille du bloc voisin. Les deux mortaises étaient reliées par un morceau de bois : les tenons.
Voici un dessin publié par Jean-Daniel Schoepflin au dix-huitième siècle. Jean-Daniel était déjà interloqué par la technique utilisée.
Dans cet article, nous allons étudier cette technique de construction. Nous accorderons une attention particulière aux tenons de bois qui sont parvenus jusqu’à nous.
Dans un article récent, nous avons abordé les carrières et la méthode d’extraction des blocs de grès du Mur Païen. Les carrières sont situées à proximité immédiate du Mur. Il s’agit des rochers qui affleurent au sommet du Mont. Des rainures sont amorcées avec des pics, puis surcreusées avec du sable, à l’aide de cordes ou d’instruments effilés qui permettent par un simple mouvement de va et vient de creuser un profond sillon dans la roche. Les rainures sont tracées de façon à obtenir les blocs aux dimensions souhaitées. Lorsque la roche est entamée d’une dizaine de centimètres, on utilise des coins et des leviers pour détacher les blocs.
Les blocs détachés ne sont pas retaillés, ils sont transportés jusqu’à leur place définitive sur le Mur et mis en place. Les premiers sont posés à même le sol : pas de fondations. Les mortaises en queue d’aronde sont taillées sur place afin qu’elles soient bien en place avec les pierres en vis à vis. Les tenons de chêne sont également taillés sur place afin de correspondre aux encoches. Cette méthode permet de relier les blocs par couche : chaque bloc ne peut-être relié qu’à ses voisins de la même couche, les tenons et mortaises se trouvent sur la surface supérieure de chaque lit.
Les blocs ont été disposés pour présenter deux parements de belle facture. Le volume intérieur du Mur est moins soigné. On peut utiliser des blocs de moindre dimensions. Par endroit, il s’agit d’un simple blocage effectué avec des débris de taille.
Le lecteur intéressé se reportera pour plus de détails à l’article : comment le Mur Païen fut il bâti ?
Cette technique nous déconcerte aujourd’hui, mais est-elle vraiment si surprenante ?
Les auteurs anciens se sont interrogés et ont recherché des exemples de monuments érigés avec cette technique. Mon ami Félix Voulot citait déjà en 1875 deux sites prestigieux pour illustrer ce fait :
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le Temple de Jupiter à Agrigente (Sicile)
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l’Obélisque de Louqsor à Thèbes. A Louqsor, les tenons du soubassement étaient, comme sur notre Mur Païen, de bois.
Autres lieux, voici une photographie prise par un de nos lecteurs les plus assidus (merci Bernard), nous sommes à Olympie en Grèce. Etonnant !
La liste complète des monuments concernés serait longue et fastidieuse. Le lecteur intéressé se reportera à l’article fort complet de Heiko Steuer 2012 (voir Sources). Nous nous contenterons de citer ici quelques sites afin de montrer à quel point cette technique fut utilisée partout et sur une longue période dans le bassin méditerranéen et en Europe.
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Pont Cestius, Panthéon, temple de Mars-Ultor, Colisée et temple de Jupiter Stator à Rome
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Temple d’Artémis à Corfou
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Temple de Némésis à Rhamnonte, près de Marathon en Grèce
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Porta Nigra, Trèves en Allemagne
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Kerkenes en Anatolie
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Tigrinakert en Arménie
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Alburnus Major en Roumanie
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Plus proches de nous, en France, citons également
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le port romain de Narbonne. Premier siècle avant J.C. Ici, la mortaise et le tenon de bois sont encore bien en place. C’est l’immersion qui a préservé la pièce de bois durant plus de vingt siècles.
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le bassin gallo-romain de Besançon, mis à jour en 2003
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la porte romaine d’Arroux à Autun. Premier siècle avant J.C., tenons de bois
Pour finir, penchons-nous un instant sur un site emblématique de notre patrimoine : le Pont du Gard.
Voici un relevé ancien du Pont du Gard, bigre ! Vous voyez comme moi que l’ensemble de l’édifice était muni de mortaises et tenons. Cette technique était donc utilisée dans la ‘Province’ pour les bâtiments les plus prestigieux.
Plus intéressant encore, J.L. Paillet nous indique l’utilité de cette technique.
‘ Nous avons acquis la preuve que dans certains cas, les crampons étaient en bois, noyés dans du mortier à la chaux. C’était le cas lorsque le rôle affecté au crampon était d’assurer la cohésion pendant la seule durée du chantier ou celle du tassement naturel de l’œuvre après sa construction. Sa fonction n’excédait alors pas sa durée de vie…..Ces crampons sont conservés au Musée archéologique de Nîmes...Cette observation vient confirmer celle de J.C. Laisné qui, en 1859, signale la découverte de queues d’aronde en chêne qui réunissaient les pierres entre elles...’
J.L. Paillet, Réflexions sur la construction du Pont du Gard, 2005
Sur le Mur Païen, il semble également probable que les tenons n’aient servi qu’à assurer la stabilité des blocs posés jusqu’à ce que le blocage et la couche supérieure soient mises en place. Dès la pose du lit supérieur, le seul poids des blocs de grès garantissait l’assiette : les tenons avaient joué leur rôle et étaient devenus inutiles.
Note : Sur les sites précités les tenons pouvaient être de bois, de fer, ou de plomb fondu dans les encoches. Nous avons précisé les monuments où les tenons de bois sont avérés.
Les exemples proposés sont ‘anciens’. Mais n’allez pas croire que cette technique fut subitement abandonnée. A quelques minutes du Mur Païen, le seuil de la porte au pont-levis du Château de Lutzelbourg (1400-1450) à Ottrott est consolidé par deux mortaises et deux tenons de fer encore partiellement en place.
Nous n’abordons pas ici le cas du Frankenbourg et de son Mur Païen si apparenté à celui du Mont Sainte-Odile. Ce sera fait dans un prochain article. Passons aux tenons de bois en queue d’hirondelle.
Dix kilomètres et demi de longueur, un mètre soixante dix de largeur moyenne, une hauteur mesurée de trois mètres par endroit…. Çà nous fait 50 à 60 mille mètres-cube de grès ! Soit 250,000 à 300,000 blocs !
Certes, dans les parties basses de certaines sections, les mortaises et tenons ne sont pas présents. Cependant, les spécialistes parlent d’une centaine de milliers de tenons, pour le moins. Que nous en reste-t-il ?
Que je sache, cent quinze tenons de bois du Mur Païen du Mont Sainte-Odile nous sont parvenus.
C’est fort peu… et c’est bien normal. Le bois ne se conserve pas au travers des siècles. Selon les spécialistes, le bois ne peut perdurer que dans trois conditions de conservation :
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soit sous de très basses températures, type permafrost (Note à ma famille: j’entends d‘ici ricaner mes provençaux. Oui, j’ai des proches en Provence. Non, l’Alsace n’est pas toujours ensevelie sous dix mètres de neige ).
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soit en immersion continue, comme dans le port de Narbonne cité plus haut. Le Mont Sainte Odile semble préservé de cette possibilité.
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soit dans un milieu extrêmement sec. Il semblerait que l’intérieur du Mur, soumis aux vents d’ouest, ait permis cette préservation.
Note : selon Willy Tegel, à qui nous devons l’essentiel de ce que nous allons rapporter ici, les tenons de bois du Mont Sainte-Odile seraient les pièces de bois les plus anciennes, trouvées en milieu extérieur, connues à ce jour en Europe.
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65 tenons sont détenus par le Service Régional Archéologie Alsace. Ils ont été mis à jour par l’équipe d’Auguste Schneegans. Ils ont été découverts de 1871 à 1875 dans la section du Mur sise entre la Fontaine Saint-Jean et le château du Hagelschloss. Ils sont conservés, enveloppés scrupuleusement dans du papier portant des notes du type ‘Mur Païen, Hagelschloss, 31 août 1873’ ou ‘entre la Badstub et le Dreystein, 24 septembre 1871’)
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26 tenons sont la propriété du Musée des Antiquités Nationales de Saint Germain en Laye. Ils proviennent pour partie également des trouvailles d’Auguste Schneegans, mais aussi de celles de Reussner (?)
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19 tenons sont exposés (ou pas, çà dépend..) au Musée Archéologique de Strasbourg. Willy Tegel nous liste les noms des découvreurs sans nous donner de dates, ni préciser le lieu : Beilstein, Barvik, Dietz, Dahler, Struber
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3 tenons sont gardés au Mont Sainte-Odile dans la Bibliothèque située au dessus de la Chapelle de la Croix. Les dates de découverte et les lieux ne sont pas connus.
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Les deux derniers sont exposés au Musée de Mulhouse. Je n’ai pas trouvé de date, ni de lieu de découverte.
Note : on me signale d’autres queues d’aronde du Mur Païen à Nancy et à Colmar. Ils ne font pas partie de l’échantillon étudié.
Willy et Bernhard ont effectué un travail épatant à partir de ces quelques morceaux bois qui ont traversé les siècles. Je conseille à tous la lecture de leur article (voir Sources). Je vais tout juste tenter un bref résumé.
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Sur les 115 tenons conservés, Willy et Bernhard ont retenu 46 exemplaires pour les étudier par dendrochronologie. Il s’agit des tenons dans le meilleur état de conservation, exceptés ceux qui sont présentés au public dans les musées. La dendrochronologie permet de dater le bois à partir de l’étude des cernes de croissance de l’arbre. Dans notre cas, les tenons retenus devaient proposer au minimum 30 cernes.
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L’état de conservation étonne nos deux chercheurs. Le taux d’humidité ne saurait avoir dépassé durablement les 20 %, sinon des champignons se seraient développés. Plusieurs tenons portent des traces d’insectes : il s’agit de lépidoptères courants, les Glasswings (Sesiidae). Tegel et Muigg pensent que le plateau et les environs du Mur étaient dans le passé fort peu boisés, contrairement à aujourd’hui. Ceci explique, en autres causes, que l’humidité était bien inférieure à ce que nous connaissons.
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Dimensions des tenons : longueur 15 à 37 cm, largeur 3 à 6 cm. Tous de formes différentes. Ceci confirme bien qu’ils étaient taillés sur place ‘à la demande’ pour s’adapter aux encoches des blocs de grès. Willy indique qu’ils ne portent pas de trace de sciage : ils étaient taillés avec des hachettes ou des herminettes dans des planches préexistantes.
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Les tenons proviennent de chênes rouvres (Quercus petraea), espèce courante sur les flancs du Mont Sainte-Odile. Les arbres concernés devaient avoir de 200 à 300 ans.
Remarque : Tous les tenons de l’échantillon sont de faible épaisseur, 2 à 3 cm. Ils ont été trouvés pour la plupart sur le secteur nord-ouest du Mur. Pourtant, promenez-vous à l’opposé, sur la Bloss, du côté du Wachtstein. Vous trouverez des encoches beaucoup plus profondes, plus adaptées à la taille colossale des blocs utilisés sur ce secteur. Certaines atteignent 8 à 9 cm de profondeur. Leurs tenons devaient être bien plus épais. Les tenons préservés ne sont représentatifs que d’une partie du Mur. Mais passons outre, et écoutons Tegel et Muigg.
Sur les 46 exemplaires retenus au départ, seuls 22 ont pu être datés par Willy et Bernhard. L’analyse permet de préciser la date à laquelle l’arbre d’où provient le tenon a été abattu. En fait, elle donne la date limite. Par exemple, l’arbre du tenon ‘SRA Schneegans 23’ a été coupé après l’an 654 ! Pour les 22 tenons datés, la fourchette est : 536 – 675 ! Bigre !
Voyons quel est le tenon le plus 'récent'. C'est la référence DC N°17 SRA Schneegans 17, nous pouvons affirmer que l’arbre a été abattu après 675.
Pour 21 de ces 22 tenons, la taille s’est effectuée dans la partie centrale de l’arbre : dans ce cas, on ne peut pas en savoir plus. (Surtout, ne me demandez pas pourquoi). Par contre, le tenon DC N° 42 présente la particularité d’être le seul de la collection à comporter une part d’aubier dans sa texture. L’aubier est la partie externe de l’arbre, proche de l’écorce. (Partie plus claire sur la photn en bas à gauche). Alors, la dendrochronologie permet d’affiner le résultat.
L’arbre du tenon DC N° 42 Musée des Antiquités Nationales 46302b a été abattu en 671, précision +ou- 10 ans.
La conclusion de nos deux chercheurs est la suivante : s'ils proviennent d'une même campagne de construction, les tenons étudiés ont été élaborés pour un chantier entre l’an 675 et l’an 681.
Ces dates sont compatibles avec les dernières datations au carbone 14.
Après la lecture de notre article, le lecteur ne peut que s’interroger….
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Les carriers utilisaient des coins de fer . Les mortaises ont été incisées avec des outils, des percuteurs en fer. Les tenons ont été taillés avec des hachettes de fer. Ceci indique que le Mur n’a pu être érigé avant la Tène, et écarte définitivement les théories qui parlent d’un mur très ancien. Certes !
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La technique des tenons et mortaises connaît moult exemples romains. Plusieurs confirment l’utilisation de tenons de bois. L’hypothèse maintes fois répétée d’une construction romaine s’en trouve un rien confortée. Juste un rien, sans certitude.
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La datation des tenons (675-681) nous ramène au temps des Mérovingiens, d’Odile et de son père Adalric. Les analyses sont formelles. Mais s’agissait-il de l’érection du Mur ou bien d’une simple phase de restauration de la section nord-ouest du Mur ? La Vita Odiliae nous dit clairement les ruines retrouvées et relevées par Adalric… alors ?
Le mystère reste profond, les questions nombreuses.
Nous ferons prochainement un point sur les différentes hypothèses.
Nous donnerons les arguments de chacun, le pour, le contre.
Et puis, vous vous ferez votre idée.
- F. Voulot, Les Vosges avant l’histoire, 1875, page 156
- F. Petry et R. Will, Le Mont Sainte-Odile, 1988
- C. Gaston, un bassin monumental et une fontaine dans les fouilles du palais de justice de Besançon, 2003
- J.L. Paillet, Réflexions sur la construction du Pont du Gard, 2005
- E. Delong, Narbonne et la mer dans l’antiquité, 2005
- A. Olivier, la Porte d’Arroux à Autun, 2010
- H. Steuer, Studien zum Odilienberg im Elsass, ZAM 2012, 2012
- M. Châtelet, J. Baudoux, Le « Mur Païen » du Mont Sainte-Odile, ZAM 2015, 2015
- W. Tegel, B. Muigg, Dendrochronologische Datierung der Holzklammers aus der « Heidenmauer » auf dem Odilienberg, ZAM 2015, 2015
Les photographies de mortaises et du Mur sont celles d’Étienne.
Photographie du seuil du Lutzelbourg, Eddy-Valentin
Les auteurs des autres illustrations sont mentionnés dans le texte.