Le Mur Païen dans les textes des XVIIIème et XIXème siècles
Nous le faisons régulièrement ! Allons nous promener le long du Mur Païen ! Aujourd’hui, ce sera dans les nombreux livres qui lui été consacrés. Nous avions débuté cette démarche le mois dernier par les textes et auteurs les plus anciens : Vita Odiliae, Koenigshofen, Specklin….Nous allons aujourd’hui survoler deux siècles et lire comment l’image et la connaissance du Mur ont évolué au cours du temps.
Commençons par le livre d’un homme qui vivait au cœur de l’enceinte du Mont Sainte-Odile. Hugo Peltre est le prieur du monastère lors de la reconstruction des lieux par les Prémontrés. Il rédige une vie imagée d’Odile, effaçant tout épisode un rien difficile ou dérangeant. Son but semble être de livrer une image lisse et idéalisée de la vie de la sainte et des lieux où elle a vécu.
Le chapitre XIII de son livre est titré : ‘Description de la montagne d’ Hohenbourg, vulgairement dit S.Odile’. Hugo débute par quelques lignes sur la beauté des lieux. Il en vient rapidement à l’histoire par ces quelques mots : ‘… Hohenbourg ou Hochbourg, qui veut dire haut château à cause qu’on en avait bâti un, lon-tems avant la naissance de Jésus Christ...’
Hugo nous explique qu’en Alsace, il était alors de coutume de régler les conflits sans effusion de sang, en retenant les captifs dans de hautes tours et en demandant rançon. Le seigneur de Hohenbourg aurait à cette époque construit autour de son château cette grande enceinte qui servait de refuge aux alsaciens d’alors en cas de guerre.
‘ Ils la bâtirent de grosses pierres…. Ils les lièrent ensemble par des espèces de crampons de fer, de plomb ou de bois de chêne, d’un pied de long dont le corps était un peu plus étroit vers le milieu s’élargissant aux deux extrémités en forme de queue d’hirondelle et s’emboîtaient dans les deux pierres voisines taillées exprès pour les recevoir...’.
Hugo, quand il écrit ces lignes , a déjà passé trente deux ans sur le Mont. Il devait bien connaître les lieux et s’était interrogé sur les entailles des blocs du Mur Païen. Pour lui le Mur a été édifié avant l’arrivée des Romains. Hugo nous décrit même le siège de Hohenbourg par les troupes de César. Fichtre ! Et il nous explique qu’après une lutte titanesque et la victoire des Romains, ceux-ci se sont installés sur le mont, derrière le Mur, jusqu’à la fin de la période romaine (~440). Le Mont serait alors abandonné jusqu’à ce qu’il soit relevé par le duc Adalric, le papa d’Odile.
Les écrits d’Hugo ne donnent aucune source historique. Basés sur la Vita Odiliae, avec cependant le décalage de date d'édification mentionné plus haut, ils semblent essentiellement dus à l’imagination et aux réflexions de leur auteur. Ils sont écrits pour apporter au site de Hohenbourg une histoire, une aura, et mettre en valeur le monastère.
Notons cependant qu’Hugo rapporte que de nombreuses monnaies romaines ont été trouvées sur le Mont. La plus significative serait une monnaie d’Auguste et Agrippa sur laquelle est dessiné un crocodile. Il s’agit d’un as de Nîmes, monnaie bien connue des spécialistes.
Quant aux crampons de fer et de plomb, Hugo est bien le seul à les mentionner : seuls les tenons de chêne sont bien réels.
Quelques années plus tard, le père jésuite Louis Laguille rédige pour le roi Louis XV une histoire de l’Alsace. Travail monumental, que méritait bien cette belle province nouvellement acquise à la couronne de France. Dans le livre septième, Louis se penche sur le Mur Païen.
‘C’est là que le duc Adalric fit bâtit son château. Il n’en reste plus aucun vestige, mais cette montagne et les deux autres qui la touchent sont encore environnées d’un ancien mur large de cinq à six pieds fait par des grosses pierres taillées et liées la plus part ensemble, non par du ciment, mais par des morceaux de bois façonnées en queue d’aronde...’
Notre père jésuite savait que le mur était en trois parties et le mode liaison des blocs ! Pour lui, sa construction ne pouvait pas être le fait d’Adalric, mais était bien antérieure. Son argumentation se base en deux points :
- la technique qu’il juge plus ancienne que le haut moyen âge
- l’étude de la Vita Odiliae. Pour Louis, le mur est romain, il date bien du roi Marcellin, comme dit dans la Vita. Selon Louis, Marcellin est patrice d’Occident en 458 et ami d’ Aétius, il pourrait être à l’origine du Mur.
Homme raisonnable et résolument jésuite, Louis Laguille ne saurait se montrer formel. Il propose donc une seconde hypothèse, le Mur aurait été construit sous l’empereur Valentinien (~370). Puis une troisième, un peu plus tardive… Quoiqu’il en soit, sans apporter d’argument probant, pour Louis Laguille le mur est romain.
Le grand mérite du livre de notre ami Louis est le plan publié page 80. C’est le premier plan qui représente l’ensemble du Mur Païen. Le connaisseur des lieux sera un rien surpris par la proposition. Tout d’abord, orientons-nous : le nord est situé à gauche de la carte. Même ainsi, nous sommes étonnés. Le contour des reliefs représentés semble pour le moins hasardeux Le Mur est représenté sous la forme d’un double trait, extrêmement sinueux et enserre l’ensemble des hauteurs autour du couvent ! Un seul mur transversal est dessiné et sa position est totalement erronée.
Voici le détail de l’angle nord-est du plan de Louis.
Tout le plateau septentionnal de la Hexenplatz est cerné par l’enceinte : le Mont Hohenbourg, et même l’Elsberg. Le Mur domine donc nos châteaux d’Ottrott, où les prés de la Maison Forestière sont vastes et semblent cultivés. Tout ceci se révélera faux lorsqu’un relevé sérieux sera effectué. (voir plus avant le paragraphe Schweighaueser)
Dionysus est successeur d’Hugo Peltre, il est le prieur du couvent relevé par les Prémontrés sur le Mont Sainte-Odile. Comme Hugo, il connaît parfaitement les lieux où il a vécu 25 ans ! Combien de fois a-t-il marché le long du mur ? Ce n’est ni un savant, ni un historien au sens où nous l’entendons. Dionysus a cependant écrit une histoire du Mont. L’ouvrage est d’importance, plus de 500 pages! Comme pour le livre d’Hugo Peltre, l’idée de Dionysus est d’œuvrer pour le sanctuaire du Mont et de glorifier la sainte patronne de l’Alsace. Néanmoins, le lecteur attentif trouvera, éparses dans le livre, quelques indications sur le Mur Païen. Dans ses écrits Albrecht distingue bien le mur païen ‘Mauren’ du château ‘Burg’ ou ‘Schlosz’ situé sur le promontoire central. Pour l’ensemble, il utilise le terme ‘Vestung’.
Page 24, vous lisez comme moi la découverte des ruines par le duc Adalric. Pour Albrecht, il ne fait aucun doute : le duc découvre des ruines au sommet du Mont et décide de s’y installer. C’est la copie en droite ligne de la Vita Odiliae.
‘Le duc Attic ou Adalrich a découvert aux alentours des années 660 qu’il existait un château depuis longtemps détruit ou tombé en ruines, envahi déjà par de hauts et vieux sapins. Ceci prouvait qu’il y avait fort longtemps qu’il était abandonné, et donc qu’il avait été construit bien avant le temps d’Adalrich ou Attic’.
Comme il l’indique plus loin, Dionysus est persuadé que ces ruines sont romaines. Il tire argument des textes anciens, parle de Marcellien… Tout ceci n’est guère probant. A la page suivante, le prieur parle des monnaies romaines trouvées sur le site. Les monnaies sont nombreuses, elles sont de cuivre , d’argent et d’or. Dionysus cite les empereurs Trajan et Hadrien, au début du IIème siècle. Puis Claude, Doclétien, Constantin le Grand et Constance au IIIème siècle. Tout ceci va dans le sens de la construction du Mur dans la période romaine. Cependant, plusieurs termes employés ne peuvent qu’attirer l’attention. Dionysus nous dit que les pièces ont été découvertes par des carriers ‘Steingräber’ dans les fondations ‘Grundmauren’. Bigre ! Lorsque notre cher prieur écrit son livre, le couvent est, comme souvent, en travaux de reconstruction, il utilise bien évidemment des carriers. Mais les travaux ont lieu sur le couvent lui-même, et non sur le Mur Païen, quoique que notre mur ait servi de carrière aux alentours du couvent.. Les monnaies seraient trouvées dans les fondations…. Or le Mur Païen n’a pas de fondations, il est posé à même le rocher ! Les pièces découvertes du temps de Dyonisus Albrecht n’ont pu l’être que lors des travaux de réfection du couvent lui-même. Elles sont un fort indice de l’occupation du promontoire central à l’époque romaine, certes. En aucun cas, contrairement à l’avis de notre ami Dionysus, elles ne prouvent que les Romains ont construit le Mur.
Jean Daniel est un historien reconnu. Il nous a laissé, entre autres, une Alsace Illustrée d’une grande qualité. Ses pairs sont unanimes pour louer le sérieux de son travail. En ce qui concerne le Mur Païen, Jean Daniel professe une idée pour le moins surprenante ! Vous l’ allez lire toute à l’heure…
Dans son livre fort épais, Schoepflin aborde le sujet du Mur Païen par deux fois. La première évocation est étonnante (pars Alsatia Celtica). Jean Daniel cite les différents restes de fortifications vosgiennes et y voit les tronçons d’une muraille continue sur la crête des Vosges.
‘J’ai été amené à en conclure que les Romains avaient établi cet enclos dans le but de relier entre elles les fortifications qu’ils avaient placées sur le faite des montagnes, dans les gorges et les vallons des Vosges, et que peut-être même ils avaient voulu en former un mur continu destiné à protéger la Gaule intérieure, si les Germains, après avoir forcé la barrière que leur offrait le Rhin, s’étaient répandus dans les plaines de l’Alsace’.
S’il ajoute par précaution le terme ‘peut-être’, Jean Daniel n’en publie pas moins une carte de l’Alsace : ‘Alsatia Antiqua usque Seculum V’ où cette muraille est dessinée et porte l’appellation ‘Muri Veteris Rudera’ : ruines des murs des temps anciens. La muraille est tracée du Hohnack jusqu’à proximité de Wissembourg ! Voici le détail de la carte de Schoepflin qui montre le ‘mur des temps anciens’.
Dans le même chapitre, Schoepflin poursuit : ‘J’appelle les constructions de Sainte-Odile une citadelle, car ce que nous en voyons encore, la voie militaire qui y conduisait, les murs indestructibles qui s’élèvent du fond des précipices, tout indique que ce lieu était consacré plutôt aux travaux de la guerre qu’au culte religieux. La quantité de monnaies romaines que l’on y retrouve révèle que ces travaux ne sont pas l’œuvre des celtes, ni celle des francs mais qu’ils ont été élevés par les romains’.
Après avoir donc écarté les hypothèses celtes et franques, dans la partie suivante de son livre dédiée à l’Alsace Romaine, Schoepflin revient longuement sur la romanité du Mur Païen. Référence au mur d’Hadrien et au mur d’Antonin en Ecosse, comparaisons à d’autres fortifications romaines, analyse des différents types de camps romains, nouvelle réfutation des thèses celtes ou franques, rien a bien convaincant à nos yeux.
Schoepflin insiste sur le grand nombre de monnaies romaines retrouvées sur le site ‘plurima numismata’. Outre les empereurs déjà cités par Dionysus Albrecht, Jean Daniel décrit une agrafe d’or avec un denier représentant l’empereur Valentinien II qui reçoit le globe impérial des mains de son père Valentinien Ier. Il semble que la plupart de ces ‘nombreuses’ monnaies ait aujourd’hui disparu. La bibliothèque du couvent présente cependant une vingtaine de monnaies romaines.
Les thèses fort peu étayées et parfois étonnantes de Schoepflin seront reprises pendant des décennies par ses successeurs. Les illustrations de l’Alsatia Illustrata sont de qualité et méritent d’être regardées avec attention.
Le plan publié par Schoepflin n’est qu’ une copie de celui de Laguille. En voici un détail qui représente la Bloss. Le rocher du Mennelstein est mentionné.
Membre de la célèbre famille des facteurs d’orgues alsaciens, Johann Andreas s’est aussi beaucoup intéressé à l’histoire de notre région. Dans son ouvrage consacré au Mont Sainte-Odile, Silbermann écrit quelques pages sur le mur (page 14 et suivantes) où nous n’apprenons pas grand-chose : Johann Andreas nous propose un plan qui, lui aussi, n’est qu’une copie simplifiée de celui de Laguille. Mêmes reliefs approximatifs, mêmes erreurs dans la topographie du Mur.
Pour Silberman, le mur est romain. Johan Andreas se base, comme ses prédécesseurs, sur la Vita Odiliae et la découverte des monnaies romaines.
L’opuscule nous offre une belle lithographie par Simon du mur païen.
Notre abbé historien est venu, lui aussi, sur le Mont. Témoin cette description fleurie du Mennelstein : ‘Quelque fois on s’y trouve élevé au dessus des nues et on voit se former sous ses pieds la grêle, la pluie et le tonnerre. L’air pur qu’on respire sur la montagne de Hohenbourg, les ruines et les masures sur lesquelles on marche, les objets respectables de la religion, de l’antiquité et de la nature, tout y inspire au naturaliste et à l’antiquaire, au chrétien, le goût de la solitude, du recueillement et de la piété.’ Bigre !
L’abbé commence sa description par une étude fort docte de la voie ‘romaine’ qui rejoint Ottrott au Mont. Il la compare à la voie Appienne ! Le caractère romain ne fait aucun doute pour lui. Philippe connaît les dessins publiés par Laguille, Schoepflin et Silbermann, il donne de nombreux détails, il a du se rendre à moult reprises sur les lieux.
Pour Grandidier, l’enceinte est d’origine celtique et a été ensuite occupée, augmentée et renforcée par les Romains, d’où la voie romaine. C’était un camp de retranchement en cas d’invasion barbare. Philippe reprend la liste des monnaies déjà citées par ses prédécesseurs, elles semblent un argument de poids pour l’abbé.
Étonnamment, notre cher historien reprend ensuite la théorie de Schoepflin suivant laquelle, le Mur Païen n’était qu’une petite partie d’un ouvrage beaucoup plus important qui courrait au sommet des Vosges du Honack à Wissembourg. Le lecteur attentif remarquera que le 'peut-être' de Schoepflin a disparu. L'hypothèse devient une affirmation. Comme nous, le lecteur reste un rien interloqué.
Quelques années plus tard , Pfeffinger publie à compte d’auteur son histoire du Mont Sainte-Odile. Il est dans la droite ligne de ses prédécesseurs, Specklin, Schoepflin et Grandidier. Le plateau a été occupé par les Celtes, mais le mur est romain, il fait partie de la fortification qui couvrait les Vosges…. Rien de bien nouveau.
Petite particularité pourtant, Pfeffinger publie une ‘adaptation’ du vieux plan de Johan Peter Müller dont je vous avais parlé dans un précédent article. Voici ce dessin étonnant !
Alors que Müller avait juste effectué une ébauche de plan pour déterminer les limites des forêts, Johann Pfeffinger fait personnaliser le dessin, en donnant plus de perspectives et de relief, et en changeant quelques détails. En haut du dessin, les Dreistein et le Heidenkopf apparaissent avec leurs tours, par exemple. Le tracé du mur reste le même, avec les mêmes tronçons étonnants , sans suite, situés au milieu de la Bloss. Johann y voit les ruines des bâtiments romains qui recevaient les troupes et leurs réserves dans le camp retranché.
‘Selon toute vraisemblance, il s’agit de fragments d’une seconde ligne de défense et peut-être aussi les restes des fondations d’écuries, d’entrepôts, de casernes, et cetera… Peut-être s’est-il tenu sur cette montagne des procestria : en fait, l’endroit où se tenaient les vivandiers et les autres gens utiles pour le camp.’
A ma connaissance, personne n’a jamais vu de tels murets ou de ruines au milieu de la Bloss. Il est vraisemblable que Johan Peter Müller ait alors entendu parler du mur transversal sud, mais que méconnaissant son emplacement réel, il ait figuré ces tronçons sans suite, sans se poser plus de questions : ils n’étaient d’aucune utilité pour ses commanditaires forestiers. Pfeffinger ne fait que recopier ces erreurs.
Johann Pfeffinger n’a pas vraiment regardé la Bloss, il s’est pourtant rendu à plusieurs reprises sur le Mont. Pour son manuscrit, il avait pris des notes, et effectué plusieurs esquisses des ruines qui cernent le Mont. Témoin ce dessin du château Rathsamhausen, inédit à ma connaissance, et qui date donc de 1812 environ.
Le donjon circulaire porte encore tous ses merlons, mais déjà, deux larges fissures annoncent la grande brèche, qui va s’ouvrir sur le flanc sud ouest du bergfried. Johann avait un bon coup de crayon. (Merci à Etienne qui effectue toutes nos recherches à la BNU et qui m’a apporté cette pépite).
Le grand mérite de Schweighaeuser est d’avoir fait lever de façon systématique le tracé du Mur Païen. Nous obtenons ainsi le premier plan réaliste de l’ensemble de l’enceinte. Le relevé topographique a été effectué par le capitaine Thomassin. Voici le plan d’ensemble.
La figuration des monts et des vallées est correcte, précise. Les considérables erreurs de Laguille et de ses émules sont effacées : la Hexenplatz est bien hors de l’enceinte, les murs transversaux sont bien situés, il n’existe pas de murets sur le plateau de la Bloss...
Voici un détail de ce plan, afin que vous puissiez vous rendre compte de la qualité du travail accompli par Thomassin.
Jean Geoffroy Schweighaeuser a publié une ‘explication’ de son plan en 1825. Ce texte est surtout descriptif et ne nous apprend pas grand-chose. Il comporte plusieurs erreurs historiques : l’auteur confond par exemple le Hagelschloss avec le Kagenfels, il n’est pas un historien.
Par contre, Jean Geoffroy s’est exprimé plus avant lors de son entrée à l’Académie des Inscriptions. Ravenez rapporte ses propos dans sa traduction de l’Alsatia Illustrata de 1849. (Tome III, chapitre XIV, page 99 et suivantes). Nous nous permettons une courte synthèse de ces conclusions.
Pour Schweighaueser, l’enceinte a été créée par les Celtes. C’est alors un lieu de refuge pour les populations de la plaine. Les voies d’accès sont romaines, les Romains ont reconstruit ou réparé le mur. Ce sont eux qui ont introduit le système de tenons mortaises en queue d’aronde. Cette opinion est basée sur la qualité du travail et sur la présence de monnaies romaines sur le site. Peu probant.
Reconnaissons que Jean Geoffroy se montre plus mesuré que beaucoup.
Pour Schweighaeuser, le Mur reste ‘le monument le plus énigmatique de nos contrées’
Jakob Schneider se montre dans son étude du Mur pétri de certitudes qui ne peuvent que nous interpeler. Commençons par le lieu que nous appelons aujourd’hui Grotte des Druides. Jakob n’y voit pas seulement des dolmens, mais aussi une entrée secrète du Mur Païen. Bigre ! Un passage souterrain partant de la ‘grotte’ aboutirait jusque derrière le mur. De même, Jakob nous dit qu’au fond de l’abri sous roche du Stollhafen un passage secret permet de se glisser dans l’enceinte ! Saperlipopette ! Rien de bien sérieux dans ces affirmations fantaisistes.
Quant au Mur Païen lui même, Schneider est un des tenants d’une construction romaine. Le Mur serait un des chaînons d’un système de fortifications fort élaboré, construit au sommet des Vosges à la fin du IIIème siècle par l’empereur Dioclétien. Jakob cite de nombreux sites alsaciens comme faisant partie de ce système… Pourtant, ces sites sont hétéroclites, disparates, les méthodes de constructions sont différentes. On ne comprend pas comment ils pourraient reliés par une même volonté politique. Peu probant.
Quant aux ‘preuves historiques’ pêchées dans divers auteurs romains, nous verrons plus loin ce qu’il faut en penser.
Étonnamment, les thèses de Jakob Schneider ont connu longtemps un certain succès.
Louis Levrault était un grand lecteur et possédait une belle imagination. Son étude du Mur laisse, elle aussi, pour le moins perplexe.
Il pense que le Mur était au tout début une enceinte celtique où les druides célébraient leur culte. Ses descriptions sont tirées de Pline, Tacite, Strabon et bien d’autres écrivains romains qui ne sont vraisemblablement jamais venus en Alsace. Il nous décrit l’épreuve de l’œuf de serpent, parle de druidesses nues, le corps teint en noir, de leurs transports frénétiques. Il raconte l’immolation des victimes dans des colosses d’osier auxquels on met le feu. Le sang qui coule en ruisseaux entre les fissures des rochers sacrés…. Bigre ! C’est page 81, vous pouvez vérifier.
Le premier sanctuaire aurait été fait de simples pierres levées (sic). Il aurait ensuite grandi.
Pour la construction du Mur lui-même, Louis penche pour la période romaine, il argue de la précision des entailles dans les blocs. Il fallait des instruments précis et tranchants, donc romains (ah?). Pour Louis, dès après la conquête, le sommet du Mont est aménagé d’un poste romain fixe ‘castellum’. Pour l’aménagement de cette citadelle et la création des deux voies romaines, Louis propose plusieurs options, Constance Chlore 292-306, puis Constantin 306-337, puis Julien 361-363, voire Valentinien 364-375. Chaque possibilité est étudiée sur la base des textes romains, qui racontent les diverses incursions des ‘barbares’, les victoires romaines. Beaucoup de suppositions, mais rien de probant : si les textes cités sont nombreux, leurs termes ne sont que généraux, le Mur n’est jamais nommé dans ces textes.
Pour Levrault, l’enceinte était un refuge, seul le ‘castellum’ avait une garnison permanente.
Ah ! nous retrouvons avec plaisir notre ami Félix !
Nous avons longuement parlé de la fouille effectuée par Félix des tumuli du Mont Sainte-Odile dans un article récent. Nous avions essayé de traduire l’engouement de Félix pour des hypothèses surprenantes, voire fantasmagoriques, quant à ses ‘découvertes’. En ce qui concerne le Mur Païen, Félix reste des plus inventifs : il rejette des théories de ses contemporains, n’accepte pas le plan du Mur établi par Schweighaeuser. Pour lui, le Mur n’a rien de romain, tout ceci n’est que sornettes et billevesées !
Le mur serait l’œuvre des Pelasges, peuple grec cité dans l’Iliade. Les Etrusques auraient influencé la construction. Le Mur n’était pas une enceinte fermée, mais la juxtaposition de murs sacrés. Il remonterait au XIIème, voire au XVIème siècle avant Jésus Christ ! Et Félix nous assène un argument qu’il juge probant: on trouverait même une encoche en queue d’aronde dans la base de l’obélisque de Louxor. Fichtre !
Félix Voulot était professeur de l’Université et membre de plusieurs sociétés savantes (sic). La lecture de son livre est ébouriffante et souvent plaisante, quand on aime sourire.
Voici une représentation du rocher du Stollhafen, publiée par Félix. Les connaisseurs des lieux apprécieront.
La même année, l’historien de la Ville d’Obernai, Joseph Gyss a publié un petit ouvrage dédié au Mont Sainte-Odile. L’aumônier, archiviste, s’intéresse essentiellement à la vie d’Odile et au couvent, bien entendu. Il consacre cependant quelques pages au Mur Païen.
Joseph connaît les lieux et les travaux de Schweighaeuser, il sait que l’Hexenplatz est située en dehors de l’enceinte et situe correctement les deux murs transversaux. Il connaît le mode construction ‘Schwalbenschwanzes ausgeschnittenen Keilen von Eichenholz’. Comme Joseph, j’aime bien la formule ‘en queue d’hirondelle’ pour décrire les encoches du mur. Qui sait de nos jours que le mot ‘aronde’ désignait, il y a bien longtemps, une hirondelle ?
Pour Joseph, le mur est romain. L’enceinte est un camp de repli ‘Lager’ en cas d’attaque. Comme d’autres, il se base sur le texte de la Vita Odiliae, sur la ‘voie romaine’ d’Ottrott, sur les nombreuses monnaies retrouvées, sur la mode de construction du mur.
Joseph a vraisemblablement rencontré Félix Voulot, il doit connaître ses travaux : une occupation celte des lieux avant même la construction du mur lui semble une évidence. Joseph se montre cependant plus réservé sur les conclusions de Félix.
J’ai déjà dit par ailleurs le respect que m’inspire le travail de Christian Pfister. Son livre sur le Duché d’Alsace et la vie d’Odile est à mon sens essentiel pour une bonne compréhension des lieux et leur histoire. Sa connaissance du site, la lecture de ses prédécesseurs, ainsi que l’étude des textes anciens restent la preuve d’un sérieux inattaquable. L’essentiel de son texte consiste dans un premier temps à rejeter les thèses de Jakob Schneider. Christian reprend point par point les affirmations de Jakob et les réfute. C’est fort bien fait, très percutant. On sent un certain agacement de Christian. Je conseille aux passionnés la lecture des deux passages suivants :
- réfutation de la datation de Schneider : le contresens de celui-ci dans la lecture d’un passage d’Ammien Marcellin. (page 241, un véritable cours de latin!)
- analyse du passage de Vitruve sur l’emploi des queues d’aronde. (page 242)
Pour la construction du Mur lui même, voici les conclusions de Pfister :
- L’enceinte délimitée par le Mur Païen est un refuge. Or, les Romains ne se réfugient pas sur la montagne, mais dans les villes fortifiées. Les auteurs romains mentionnent certes des points fortifiés mais jamais de refuge. Ce refuge ne peut donc être que pré-romain. Christian pense alors à un oppidum gaulois, type Alésia ou Mont Beuvray.
- Les oppida gaulois sont situés sur les hauteurs, enserrent des surfaces comparables à celle du mur païen, elles sont souvent posées sur les abrupts, rares sont celles qui possèdent un fossé. La comparaison est tentante !
- Le mode de construction du Mur ne correspond pas à notre connaissance des oppida gaulois. Certes leurs murs présentent des parements de pierres taillées, ils sont remplis de terre et de rochers. Mais là s’arrête la comparaison. Ailleurs les charpentes de bois sont faites de poutres entrelacées et liées par des fiches en fer. Ici, ce sont des tenons de bois en queue d’aronde. Christian propose comme explication plausible une option ‘locale’ de consolidation du mur.
- Pour lui, le Mur est gaulois, tribu des Médiomatrices, IV ème ou III ème siècle avant J.C.
- Lors de la période romaine, seul le sommet du Mont est occupé de façon permanente par les Romains. Les voies romaines sont tracées.
- Le duc d’Alsace Adalric décide d’occuper le Mont et y crée un couvent qu’il donne à sa fille Odile.
Nous venons de passer en revue tous les auteurs qui ont marqué l’étude du Mur Païen au XVIII ème et au XIX ème siècle. Nous eussions du ajouter un ultime auteur, Robert Forrer. Le travail effectué par celui-ci est tellement différent de ceux invoqués jusqu’ici, que nous lui consacrerons sous peu un article dédié.
A la fin de cette courte étude, nous nous trouvons devant des avis fort contrastés, parfois bien étayés, parfois cocasses, parfois fantasmés. Le Mur serait pré-historique, celtique, gaulois, romain… les ‘preuves’ retenues sont bien fragiles. Quelques monnaies, quelques lignes dans un texte ancien, un passage de la Vita Odiliae. Avec le XXème siècle s’ouvre une nouvelle façon d’appréhender la recherche. Les archéologues et les historiens se penchent différemment sur l’énigme du Mur Païen. Ils apportent des données nouvelles, construisent des hypothèses inattendues.
Ce pourrait bien être le thème d’une publication à venir.
Peut-être, si Dieu le veut, inch’ Allah !
- H. Peltre, La vie de Sainte Odile Vierge, première abbesse du monastère de Hohenbourg, 1719, Chapitre XIII page 125 et suivantes
- L. Laguille, Histoire de la Province d’Alsace, depuis Jules César jusqu’au mariage de Louis XV, 1726, Tome I, Septième Livre, page 80 et suivantes
- D. Albrecht, History von Hohenburg oder Sankt-Odilien Berg, 1751, pages 24 et 25
- J.D. Schoepflin, Alsatia Illustrata, 1751, Tome 1, chapitre XIV, page 532 et suivantes
- J.A. Silbermann, Beschreibung von Hohenburg oder dem Sankt Odilienberg, 1783, page 14 et suivantes
- P. A. Grandidier, Histoire de la Province d’Alsace, 1787, pages 84-95
- J. Pfeffinger, Hohenburg oder der Odilien-Berg samt seinen Umgebungen, 1812, chapitre 1
- J.G. Schweighaeuser, Explication du plan topographique de l’enceinte antique appelée le Mur Païen, 1825
- J. Schneider, Beiträge zur Geschichte des römischen Besfestigungswesen auf der linken Rheinseite, insbesondere der alten Befestigungen in den Vogesen, 1844, chapitre VIII, page 76, puis pages 200 et suivantes
- L. Ravenez, traduction de l’Alsatia Illustrata de Schoepflin, 1849, Tome III, chapitre XIV, page 99 et suivantes
- L. Levrault, Sainte Odile et le Heidenmauer, 1855, pages 71-150
- F. Voulot, les Vosges avant l’histoire, 1874
- J. Gyss, der Odilienberg, 1874, pages 128-134
- C. Pfister, Le duché Mérovingien d’Alsace et la Légende de Sainte Odile, suivis d’une étude sur les anciens monuments du Sainte-Odile, 1892, pages 191- 264
Un grand merci au personnel de la B.N.U.
pour la qualité de son accueil, sa gentillesse,
sa compétence et ses bons conseils.
- Mur Païen, que nous apprennent les textes anciens ?
- Sorcellerie sur le Mont Sainte-Odile (étude de la Hexenplatz)
- Gravures de Silbermann consacrées au Mont Sainte-Odile
- La carte du Mont Sainte-Odile de Johann Peter Müller (1604)
- Les tombes mérovingiennes du Mont Sainte-Odile
- Que savons-nous de Sainte Odile ? (étude entre autres du livre de Christian Pfister)
- Photographies du Mur Païen, Etienne
- Cartes, extraits de cartes, extraits de textes : Ces images proviennent de documents consultables à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg, collecte Etienne, mise en page PiP
- Photographie de l’as de Nîmes, source Internet