Mur Païen, que nous apprennent les textes anciens ?
Le Mur Païen court sur plus de dix kilomètres autour du couvent du Mont Sainte-Odile. De tout temps, savants, historiens, archéologues et simples visiteurs du Mont se sont interrogés sur cette muraille étonnante qui enserre le plateau comme une gigantesque forteresse d’énormes pierres.
Qui a construit ce mur et pourquoi ?
Ces deux questions ont reçu moult réponses, le plus souvent contradictoires. Notre objet n’est pas d’apporter aujourd’hui une autre interprétation ou de trancher entre les avis des spécialistes. Nous nous contenterons de rapporter ici ce que les textes anciens nous disent du Mur Païen. Leur lecture peut éclairer le débat.
Les textes qui racontent la vie de la patronne de l’Alsace sont nombreux. Nous avons traité ce sujet par ailleurs. Le manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Gall propose une vie d’Odile, très complète. La Vita semble avoir été rédigée en 900 et 950, vraisemblablement par un des moines qui desservaient l’abbaye, une personne qui connaissait les lieux. De multiples copies du texte de Saint-Gall existent : Munich, Paris, Rouen, Berne… Ils ne diffèrent que par des détails, des erreurs ou corrections des copistes. Voici une reproduction du premier paragraphe du Manuscrit de Saint-Gall.
Et voici sa traduction
‘Au temps de l’empereur Childéric, il y avait un illustre duc du nom d’Adalric, qui d’un autre nom était appelé Etih. Il était issu de parents très nobles et venait du pays des Gaulois. Son père Liuthéric avait été élevé à la fonction de maire du palais à la cour du sus-dit empereur. Le fils était un homme juste, et, quoique portant l’habit laïque, il était désireux de mener une vie religieuse. Inspiré par Dieu, il se mit à penser à chercher un endroit qui soit propice au service du Seigneur. Il communiqua son projet à ses fidèles. Ceux-ci obéirent volontiers en gardant le secret. Ils cherchèrent longtemps un tel endroit et enfin, annoncèrent au duc leur résultat. Des chasseurs avaient trouvé un lieu au sommet de montagnes élevées. A cause de l’altitude des enceintes qui y étaient situées, cet endroit portait le nom de Hoenburc : ce lieu leur paraissait convenir aux désirs (du duc) si cela était agréable à sa volonté. On racontait que ce lieu avait été édifié jadis, au temps du roi Marcellin, pour la défense et la sécurité lors des guerres qui menaçaient.’
Voici donc un premier texte qui nous rapporte qu’avant la construction du couvent, le sommet du Mont Sainte-Odile portait déjà des murailles ! La phrase exacte est la suivante ‘situ cum nomen ob altitudine urbium hoenburc erat’. Le mot utilisé, au pluriel, est le mot ‘urbs’ qui communément désigne une ville. Plusieurs villes au sommet du Mont ? Dans son étude du texte, Christian Wilsdorf explique avec force arguments qu’au moyen âge, le mot ‘urbs’ ne doit pas être pris au premier degré, qu’il représente plutôt ce qui symbolise la ville : son enceinte. Le pluriel se justifierait donc par la division du plateau en trois parties, via les murs tranversaux.
Christian Pfister conserve le terme de ‘villes’ sans donner d’explications.
De même, le mot ‘altitudine’ pose question. On peut entendre des enceintes situées en altitude, ou bien il peut s’agir de la hauteur des murailles.
La fin du paragraphe nous dit que cette muraille avait été édifiée ‘jadis’. Pour l’auteur de la Vita Odiliae, le Mur Païen serait donc bien plus ancien que la construction du couvent par le duc Adalric. Et, il avait été construit pour servir de refuge du temps du roi Marcellin.
Malheureusement, on ne retrouve pas de roi Marcellin dans d’autres textes. Christian Pfister y voit un roi mythique, le concepteur du Mur. Nous n’en saurons pas plus.
Note : Plusieurs versions plus tardives de la Vita comporte le nom Maximien en place de Marcellin. Il doit s’agir de corrections de moines copistes qui, comme nous, ne connaissaient pas de roi Marcellin.
Un autre paragraphe de la Vita Odiliae cite également Hohenbourg: il s’agit du retour d’Odile sur le Mont.
‘Un jour, tandis que le duc était assis avec son fils et tous ses hommes à l’endroit de l’enceinte qui est situé le plus haut et est appelé pour cette raison Hohunburc, Odile, épouse du Christ, arriva assise dans un char, telle était l’habitude en cas de déplacement, et accompagnée d’une troupe nombreuse ainsi que son frère avait pourvu.’
Traduction C.Wilsdorf
Ici aussi, le mot latin employé est ‘urbs’, il est utilisé au singulier. Ce passage nous indique qu’au retour d’Odile, Adalric, son fils et ses hommes habitaient sur le Mont. Peut-être l’auteur ne parle-t-il ici que de l’enceinte du château du duc :Hohunburc. D’où le singulier.
La question reste entière, quelles sont donc ces enceintes décrites par l’auteur de la Vita au début du texte ? S’agit-il du Mur Païen tel que nous le connaissons dans son ampleur d’aujourd’hui ? Ou bien sont-ce simplement les restes d’un camp romain qui occupait le sommet du Mont sous le Bas-Empire ?
La lecture de la Vita soulève dès le Xème siècle les questions d’aujourd’hui.
Addendum - Dans son livre, Christian Wilsdorf cite une charte encore plus ancienne puisqu’elle est datée de juillet 783. Une dame Odsindis fait un legs au monastère de Sainte Odile. Les mots utilisés sont les mêmes que dans la Vita : ‘in urbe que vocatur Hohenburc’.
Suite à sa visite au couvent de Hohenbourg, le Pape Léon IX rédige une bulle le 17 septembre 1050.
Nous avons présenté ce document par ailleurs. La plupart des historiens pense que ce texte aurait été pour le moins remanié environ un siècle plus tard. Le paragraphe que nous allons étudier aurait même été ajouté au texte initial (le lecteur passionné se reportera à l’étude de H. Büttner).
C’est le premier texte historique qui cite nommément le Mur Païen.
‘En vérité, nous avons décidé que toute la surface plane de la montagne qui, nous l’avons appris par un récit ancien, appartenait au temps de la bienheureuse Odile uniquement à des personnes à caractère spirituel, doit être soumis à ladite abbesse, c’est à dire que nul homme ne doit oser cultiver ou posséder sans la permission de l’abbesse l’ensemble de ce même mont à l’intérieur des enceintes du mur païen et que nul n’ose violer par une perturbation quelconque la paix prescrite par nous por toujours en ces lieux.’
Traduction C. Wilsdorf
La dénomination en latin est la suivante : ‘infra septa gentilis muri’, à l’intérieur des enceintes du mur païen. Le mot ‘urbs’ a fait place à ‘septum’. Le terme correspond plus à une limite, à une barrière. Le terme est plus civil, moins guerrier. On note cependant qu’il est écrit au pluriel : le pape avait connaissance des murs transversaux qui partage le sommet du Mont en trois parties.
Le terme ‘récit ancien’ fait bien sûr référence à la Vita Odiliae que les secrétaires du pape Léon devaient avoir lue.
Le texte suivant est tout aussi étonnant et controversé que la bulle du pape Léon. Il s’agit d’une charte signée par Conrad de Hunebourg. Selon ce texte, le duc Adalric, présenté comme un saint homme, saperlipopette, aurait donné oralement des statuts pour le couvent du Mont Sainte-Odile. L’évêque, par cette charte, tient réaffirmer ces statuts et ainsi à conforter, à sa demande, l’abbesse Herrade dite de Landsberg dans ses droits.
Voici la traduction du passage qui concerne le Mur Païen.
‘ C’est ainsi qu’il est statué que nul homme appartenant au siècle ne peut sur la montagne de Hohenbourg, posséder légitimement un espace clôturé ou édifier une maison à moins que l’abbesse ne le lui ait permis pour une raison pressante. En effet tout le plateau de la montagne jusqu’à la chapelle Saint Jean l’Évangéliste est, en vertu d’une ancienne disposition légale, un cimetière pour les morts. En plus, il est aussi statué qu’à l’intérieur des enceintes du mur païen aucun homme ne doit cultiver des champs ou construire une maison pour une raison quelconque sans la permission de l’abbesse, car il s’agit là de la part du domaine réservée au Seigneur.’
Traduction C. Wilsdorf
L’évêque Conrad utilise les mêmes termes que le pape Léon ‘infra septa gentilis muri’. Il ne fait que répéter la déclaration du pape en vue de protéger les droits et les abords du couvent.
Un seul détail nouveau attire notre attention : le terrain délimité par le mur serait un cimetière !
A ce sujet, voir notre article dédié aux tombes mérovingiennes du Mont Sainte-Odile.
Passons quelques siècles et retrouvons notre chanoine-chroniqueur préféré, Jakob de Koenigshoven. Jakob est un homme pieux, ecclésiastique de surcroît. Il est fort vraisemblablement monté à Hohenbourg se recueillir sur le tombeau d’Odile. Jakob devait connaître les lieux, il a vu le Mur Païen, a entendu raconter sa légende.
Voyons ce qu’il écrit dans ses chroniques, au chapitre II, 45
C’est étonnant, non ? En français, juste pour mes lecteurs de l’intérieur.
‘Ceux de Strasbourg avaient en outre de nombreux châteaux païens et des forteresses sur la montagne de Hohenbourg et ailleurs. C’est là, qu’eux et le Landvogt se sont réfugiés, et ont attendu que Strasbourg et les autres villes sur le Rhin soient brûlées.’
Traduction PiP
Koenigshoven parle dans ce chapitre de l’arrivée des Huns et d’Attila en Alsace. Attila (395-453) et ses troupes envahissent l’Alsace en 451, nous rappelle Wikipedia… Au cinquième siècle, le Mont Sainte-Odile et la forteresse que représentait le Mur Païen étaient alors un lieu de refuge en cas d’invasion des barbares. Bigre ! Voilà pourtant ce qui dit Jakob, neuf cents ans après les faits évoqués.
Malheureusement, Jakob ne donne pas ses sources, et n’en dit pas plus. Selon C. Pfister (p. 244), Koenigshoven aurait beaucoup puisé dans des chroniques plus anciennes et aurait, de son fait, ajouté cette phrase concernant Hohenbourg. Il n’en reste pas moins que Jakob était persuadé que le mur était beaucoup plus ancien que le couvent et qu'il servait de refuge en cas d'invasion..
Vérité ou simple légende créée autour du Mur ?
Deux cents ans plus tard ! Daniel Specklin, un ancien brodeur, est devenu architecte de la Ville de Strasbourg. Cet ‘ingénieur’ transformera les fortifications de Strasbourg bien sûr, mais aussi de Dachstein et de Belfort. Dans son livre ‘Architectura der Festungen’ Daniel consacre quelques lignes à Hohenbourg .
Nous sommes dans le chapitre intitulé ‘Comment construire sur les montagnes et les hauteurs’, Theil II, Blatt 84.
Voici le texte !
Daniel se déclare surpris par les travaux effectués par les Romains ou alors par les Celtes bien avant la naissance du Christ. Comment ont-ils pu construire ces murs si puissants, si larges, si longs en haut de nos montagnes ? Et puis, Daniel cite dans cet ordre : le Guirbaden, le Mont Sainte-Odile et le Hohnack.
Pour ma part, je n’ai rien trouvé de marquant au Guirbaden, rien du tout au Hohnack…
Specklin, comme ses prédécesseurs, est persuadé que le Mur est très ancien.
Étonnamment, ces quelques lignes fort peu précises de Daniel Specklin vont être la base d’une légende, très vivace. Une immense fortification romaine qui aurait couru tout au long des sommets des Vosges. Nous la retrouverons chez Schoepflin et Grandidier un siècle plus tard….
Encore quelques années passent, un premier ‘plan’ du Mur Païen est dessiné par Johann Peter Müller. Ce document inattendu répond alors à un problème de bornage des forêts autour du Mont. D’où les petits écussons que vous pouvez voir sur cette reproduction (Saint Nabor, Barr et Obernai).
Pour la première fois , le Mur est représenté ! En fait, Johann Peter ne dessine que la partie située au sud est du plateau. Il se limite à la Bloss. Nous avons consacré un plein article à ce plan et des différentes versions publiées par Silbermann et d’autres. Remarquons que Johann donne les anciens noms des rochers belvédères du mur : Einstein pour le Maennelstein, et Wachtelstein pour Wachtstein. (On parle alors du Rocher des Cailles). Détail amusant, un anneau orne notre Wachstein, alors qu’en fait, cet anneau est aujourd’hui sur le Maennelstein.
Johann Peter dessine au travers de la Bloss six tronçons de murs qui semblent posés un peu au hasard. A part le mur transversal qui isole la Bloss au nord, nous ne connaissons rien de tel.
Avec ce plan de Johann Peter, nous terminons cet article sur les textes anciens faisant allusion au Mur Païen. Nous reviendrons prochainement sur les écrits postérieurs.
Que retenir de nos premières lectures ?
Primo : La Vita Odiliae nous dit que le duc Aldalric s’installe sur le Mont pour y mener une vie religieuse. Il y a trouvé ‘des’ enceintes plus anciennes. On ne saurait dire s’il s’agit du Mur Païen ou bien des restes d’une occupation romaine, limitée au sommet du Mont.
Deuzio : La Bulle du pape Léon IX et le texte de l’évêque Conrad ne semblent écrits que pour conforter les abbesses de Hohenbourg dans leurs droits et assurer la paix autour du monastère. Le mur est pour la première fois nommé ‘Mur Païen’. Les termes employés par l’évêque vont dans le sens de la Vita, le Mur serait très ancien.
Tertio : La phrase de Koenigshoven fait remonter la construction du Mur avant Attila, donc avant le Vème siècle, au minimum lors de l’occupation romaine. Il semble cependant possible que cette affirmation ne soit que l’opinion du chroniqueur.
Quarto : Les quelques lignes de Specklin semblent encore plus sujettes à caution. Cependant, elles seront la source de nombreuses extrapolations dans les siècles à venir.
L’analyse des textes anciens est toujours un plaisir, le moindre mot est sujet à controverses. Dans le cas présent, tous les indices poussent à croire à une construction très ancienne du Mur. Il daterait du au plus tard du Bas-Empire et serait un refuge pour les populations lors d’invasions…
Cependant, toutes les études récentes tendent vers une hypothèse bien différente !
(à suivre)
- Que savons-nous de Sainte Odile ?
- La chartre du pape Léon IX, un faux en écriture ?
- Les tombes mérovingiennes du Mont Sainte-Odile
- Le duc Adalric était-il un assassin ?
- Le plan de Johann Peter Müller
- Vita Odiliae, Bibliothèque de Saint-Gall, Codex 577, ~950-970
- Jakob von Koenigshoven, Chroniques, 1386
- Daniel Specklin, Architectura der Festungen, 1589
- C. Pfister, Le Duché Mérovingien d’Alsace et la légende de Sainte Odile, 1892
- H. Büttner, Geschichte des Elsass, Studien zur Geschichte des Stiftes Hohenburg, 1991
- C. Wilsdorf, L’Alsace des Mérovingiens à Léon IX, 2011
Pour l’étude des textes les plus anciens, la lecture du livre de C. Wilsdorf est vivement conseillée. Le texte est très clair et donne des traductions et des analyses de qualité.
Pour les citations de Koenighoven et Specklin, le lecteur qui ne lit pas les textes en allemand (et en gothique) se tournera vers le livre de C. Pfister.
- Photographies du Mur Païen, Etienne
- Extraits des textes, PiP
- Plan de Johann Peter Müller, 1604