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Autour du Mont-Sainte-Odile, le Mur Païen

Comment le Mur Païen fut il bâti ?

10 Octobre 2023 , Rédigé par PiP vélodidacte, Etienne dronodidacte

Le Mur Païen mesure 10 502 mètres pour enserrer les 118 hectares du Mont Sainte-Odile, selon le relevé du capitaine Thomassin (1825). Sa largeur moyenne est d’un mètre 70. La hauteur maximale préservée à ce jour voisine les 3 mètres 50. Le volume du Mur serait de 50 à 60,000 m³. Ceci correspond à plus de 250,000 blocs de grès des Vosges, voire 300,000. Bigre !
Mais d’où proviennent-ils ?

1899 - Les travaux de Robert Forrer

Contrairement à ses prédécesseurs et à beaucoup de ses suivants, Robert Forrer ne s’est pas contenté de chercher qui a élevé le Mur Païen et pourquoi. Il s’est également posé la question suivante  : ‘Mais comment ont-ils fait ?’

Carrière C14

Carrière C14

Nous avons présenté l’ensemble des travaux de Robert dans un article récent. Aujourd’hui nous détaillerons et tenterons d’illustrer ses recherches sur les carrières du Mur Païen et leur mode d’exploitation.

Les carrières du Mur Païen

La question de Robert portait sa réponse : les 250,000 blocs n’ont pu être acheminés d’une énorme carrière lointaine dont nous aurions perdu la trace…. Non, les bâtisseurs du Mur ont trouvé leur matériau sur place : le Mont Sainte-Odile est une montagne de grès. Le Mur est constitué des pierres du Mont.

Plan Forrer 1898

Plan Forrer 1898

Ce n’est pas d’une immense carrière que furent extraits les blocs mais de multiples petits ‘ateliers’ situés à proximité directe du Mur. Vous pouvez retrouver sur notre carte interactive la situation précise des multiples carrières retrouvées par Etienne à ce jour. Chaque site y est repéré sur la base de la numérotation adoptée par Robert Forrer sur sa carte schématique et dans son livre.

Image tirée de notre Carte Interactive du Mur Païen

Image tirée de notre Carte Interactive du Mur Païen

Le Mur est constitué, presque dans sa totalité, de blocs de forme parallélépipédique. En moyenne, les blocs font 80 à 100 cm le long, 60 à 70 cm de large pour une épaisseur de 50 cm. Ces chiffres ne sont que des moyennes, on trouve sur le versant oriental des blocs plus volumineux, voire énormes et sur le versant ouest des blocs de moindres dimensions. D’aucuns ont pensé à deux phases de construction du Mur ; la proposition de Robert Forrer est toute autre : sur le versant qui domine la plaine, la roche est essentiellement un poudingue de Sainte-Odile, grès grossier avec de nombreuses inclusions : elle est difficile à travailler, nos bâtisseurs ont extrait de gros rochers. Sur le versant occidental, le grès est par endroits beaucoup plus fin, l’extraction plus facile. On a préféré tailler plus petit dans du grès fin que transporter de gros blocs de poudingue. Simple adaptation aux conditions locales.

Dans les deux cas, le transport des blocs était un obstacle : plusieurs centaines de kilogrammes pour les blocs d’importance. Alors, les carrières se trouvent dans une énorme majorité à proximité immédiate du Mur (quelques mètres) et de préférence au dessus de celui-ci, afin qu’on puisse glisser ‘aisément’ les pierres jusqu’à leur place définitive.

Mortaises du Mur Païen

Mortaises du Mur Païen

Le Mur est construit sans fondations, les premières pierres sont posées à même le sol, sur le rocher ou sur le sable. Les pierres sont juxtaposées et superposées sans le moindre mortier. Le seul lien entre les pierres était constitué par des tenons de bois posés dans les mortaises taillées dans la roche. Nous en parlerons plus avant.

Quelques carrières emblématiques du Mur Païen

Loin de vouloir nous montrer exhaustifs, nous allons vous proposer quelques images des carrières les plus didactiques du Mur... Puis dans une deuxième partie, nous nous pencherons sur les méthodes d’extraction des blocs.

Selon la qualité de la roche, les carrières sont différentes, commençons par quelques carrières du versant occidental, côté Vosges, là où les carriers ont trouvé de la roche d'excellente qualité : du grès fin. Ils ont bien entendu préféré travailler ces veines de grès fin plutôt que les énorme blocs de poudingue.

Carrière C12 – Rocher Forrer

A tout seigneur, tout honneur : le Rocher Forrer.
Cette carrière est facile d’accès, située à mi chemin entre le Felsentor et le Rocher Saint Nicolas sur le sentier balisé de chevalets jaunes des Amis du Mont Sainte-Odile. Un panneau explicatif a même été mis en place (merci, Gaby).

Carrière C12 - le Rocher Forrer
Carrière C12 - le Rocher Forrer
Carrière C12 - le Rocher Forrer

Carrière C12 - le Rocher Forrer

Vous y trouvez tous les éléments constitutifs de nos carrières, réunis en un seul site :

  • Le socle de grès : il s’agit de grès fin.

  • Les rainures, taillées à l’herminette, qui délimitent les futurs blocs constitutifs du Mur

  • Une belle cupule, destinée à conserver l’eau de pluie, nécessaire aux carriers pour se rafraîchir et pour aiguiser leurs outils

La carrière est située à quelques mètres du mur, le transport des blocs était ainsi facilité.

Voici le relevé de cette carrière, effectué par l’équipe de Robert Forrer.

Relevé de carrière C12 par Robert Forrer

Relevé de carrière C12 par Robert Forrer

Robert a effectué une fouille (sommaire) des lieux. A une trentaine de centimètres de profondeur sous le niveau du sol de l’époque, il a trouvé une couche de charbon de bois avec des bouts de bois consumés, sur une épaisseur de 15 centimètres. Malheureusement, il n’a pas découvert le moindre outil !

Cette idée de fouiller au pied des carrières me semble excellente, et je suis fort surpris qu’elle n’ait jamais été reprise sur d’autres sites par nos archéologues modernes. La datation des charbons de bois, l’éventuelle découverte d’un outil…. Voilà qui contribuerait à la connaissance et à la datation du Mur Païen. (Pour ma part, pour une telle fouille, humblement, je conseillerais la carrière C2, conséquente, complète, éloignée des sentiers modernes… voir sa description plus avant)

Carrière C5 – Kreuzstein

Située à quelques dizaines de mètres de la Porte Koeberlé, cette carrière est également d’importance, plusieurs affleurements rocheux portent des rainures. En bordure ouest, du site, une pierre, dite  Kreuzstein, est vraiment impressionnante. Les rainures en forme de croix, sont profondes, bien marquées. A proximité, une magnifique cupule !

Carrière C5 - KreuzsteinCarrière C5 - Kreuzstein

Carrière C5 - Kreuzstein

Le bloc mesure environ 250 cm de long pour 70 cm de large. Il était sur le point d’être éclaté en huit pierres d’importance : 120 cm sur 35 cm. Quelques coups de maillets et ce serait terminé. Pourquoi le travail a-t-il été abandonné si proche de l’achèvement ?

La grande cupule du Kreuzstein - C5

La grande cupule du Kreuzstein - C5

Robert émet l’hypothèse suivante. Les chantiers se déplaçaient au fut et à mesure de l’avancement de la construction. Lorsque le Mur atteignait la hauteur requise, les carriers se déplaçaient sur une nouvelle carrière plus proche des travaux en cours. Certes, mais ne pouvait-on pas prévoir l’abandon de la carrière avant un tel avancement de la tâche ? Fichtre !

Carrière C8
Carrière C8
Carrière C8
Carrière C8
Carrière C8

Carrière C8

Bel exemple de carrière du versant occidental, le rocher porte de longues rainures, bien parallèles. Justes marquées, peu creusées. Sur une des images proposées, on voit clairement que le détachement de la roche ne s’est pas déroulé comme prévu. (Fehlbruch, dans le texte de Forrer). Le bloc détaché n’a pas alors la forme de parallélépipède requise pour le Mur, il est abandonné. C’est peut-être une des raisons de l’arrêt de cette carrière.

Carrière C8, relevé Robert Forrer

Carrière C8, relevé Robert Forrer

Carrière C2

Cette carrière est située à mi-chemin entre la Porte Koeberlé et le château dit Hagelschloss. Elle fait partie des rares carrières qui se trouvent à l’extérieur de l’enceinte, à quelques mètres du Mur, certes, mais bien à l’extérieur. Il fallit remonter les blocs extraits. 

Carrière C2
Carrière C2
Carrière C2
Carrière C2

Carrière C2

L’atelier devait être fort important, et bon nombre de blocs ont été extraits. Les ouvriers ont laissé la carrière avec une longue et profonde rainure (3m60 de long) qui délimite la partie qui devait être la prochaine à être exploitée. Deux rainures transversales donnent la taille des blocs souhaités : 80 cms et 90 cms. Les rainures sont profondes : 14 cms environ. A l’extrémité nord, on a tenté d’extraire un bloc, mais la cassure n’est pas bonne… le travail, bien que fort avancé, a été interrompu.

Carrière C2 avec quelques côtes

Carrière C2 avec quelques côtes

Pour les amateurs de sites grandioses, à quelques dizaines de mètres en aval de la carrière se trouve un magnifique abri sous roche. Lorsque le site était déboisé, son sommet devait être un excellent poste d’observation sur la vallée.

Abri sous roche  - C2

Abri sous roche - C2

Carrières C22 et C22-1

Nous voici maintenant dans le camp sud, dit la Bloss, à proximité de la porte Zumstein. La carrière C22 est située à l’extérieur du Mur, juste à son aplomb ! La vue sur la vallée est bien agréable. Vous retrouvez les mêmes caractéristiques que sur les sites présentés précédemment : rainures, cupule. Ici, par contre, les carriers se sont attaqué à deux veines de grès bien différentes : C22 grès fin, C22-1 grès grossier.

Carrière C22
Carrière C22
Carrière C22

Carrière C22

La carrière C22-1 s’attaque à un énorme bloc de poudingue. En plus des rainures, les carriers ont creusé au pic de grosses encoches au pied du rocher et aussi en surface. Elles devaient servir à détacher un gros bloc du rocher principal avant finition. Les carriers devaient utiliser de fortes perches faisant levier, ou bien  de gros coins…

Carrière C22-1
Carrière C22-1

Carrière C22-1

Curiosité : sur le bloc C22-1 une encoche en forme de queue d’aronde est creusée directement sur le rocher de la carrière. Le Mur Païen devait venir s’appuyer à cet endroit.

Nous allons passer maintenant aux carrières situées sur le versant oriental (coté plaine d’Alsace). Ici, le grès fin n'affleure guère et les carriers travaillent le plus souvent dans du poudingue, l’extraction est plus difficile, les blocs prélevés sont plus volumineux, donc plus lourds.

Carrière C20 - le rocher Canapé

Le rocher Canapé est bien connu des randonneurs : ses formes arrondies et les multiples cupules attirent le regard. En fait, le rocher Canapé était le centre d’une importante carrière, les blocs alentours ont été débités et utilisés pour la construction du Mur. Le Canapé lui même a été respecté par les carriers : la vaste cupule devait être bien utile, et ses formes arrondies ne correspondait pas à la forme parallélépipédique attendue.

Rocher Canapé - Carrière C20
Rocher Canapé - Carrière C20
Rocher Canapé - Carrière C20
Rocher Canapé - Carrière C20

Rocher Canapé - Carrière C20

Je ne m’en lasse pas….

Rocher Canapé - Carrière C20
Rocher Canapé - Carrière C20

Rocher Canapé - Carrière C20

Témoin de cet important chantier, citons par exemple, la carrière C20-1. Cinq larges encoches ont été piquées dans le rocher, il ne reste plus qu’à poser les leviers et à utiliser les gros bras des carriers. (Brad, s.t.p. !)

Carrière C20-1

Carrière C20-1

Carrière C39 - le Beckenfels

Le Beckenfels, rocher à bassin, impressionne ! Sa taille massive, ses formes étonnantes attire l’œil du promeneur. De tout temps, les illustrateurs se sont attachés à nous proposer de belles images. Témoin cette lithographie de Simon d’après un dessin de S. Sorg, en 1859.

Lithographie Simon - 1859

Lithographie Simon - 1859

A première vue, au niveau du sol, on ne pense pas vraiment à une carrière. Et pourtant, prenons un peu de hauteur. L’évidence va nous sauter aux yeux ! (Merci, Etienne).

Beckenfels - vu de haut

Beckenfels - vu de haut

La belle et vaste cupule se dessine, et autour d’elle, en bordure du rocher, nous retrouvons les rainures de nos carriers du Mur Païen. Nous sommes bien loin du lieu de culte païen imaginé par Louis Levrault avec ses sacrifices humains. Robert Forrer avait bien raison de se moquer gentiment. Cinq belles entailles sont bien visibles : le Beckenfels n’était pas un lieu sacré, mais une simple carrière, à proximité immédiate d’une cupule bien utile pour aiguiser les outils et rafraîchir les hommes, comme le rocher Canapé !

Comment le Mur Païen fut il bâti ?

A proximité immédiate, nous retrouvons les traces d’autres carrières. En voici un exemple, rainure naturelle surcreusée, fortes encoches.

A proximité du Beckenfels, rocher avec encoches

A proximité du Beckenfels, rocher avec encoches

Carrière C39-A

A quelques dizaines de mètres au nord du Beckenfels, la carrière C39-A me semble fort didactique : les rainures transversales sont à peine ébauchées, le travail d’extraction est évident.

Carrière C39-A

Carrière C39-A

A droite de l’image proposée, plusieurs blocs ont été dégagés. Sur la partie gauche, le bloc est découpé. Une simple pression le fait bouger… mais pourquoi donc se sont-ils arrêtés à ce stade où il suffisait de quelques instants pour détacher ce bloc ?

Carrière C39-A
Carrière C39-A
Carrière C39-A

Carrière C39-A

Carrières C40

Quelques dizaines de mètres plus au nord, plusieurs rochers ont été travaillés. Entailles profondes pour insérer des perches faisant levier, amorces de rainures effectuées au pic, cassures du rocher.

Carrière C40
Carrière C40

Carrière C40

Les cupules sont nombreuses, pas toujours faciles à déceler. Il faut monter...

Carrière C40 - cupules
Carrière C40 - cupules

Carrière C40 - cupules

Carrière C56

Nous voici maintenant à proximité directe de la porte du Stollhafen, donc sur le versant oriental du Mur. Ici aussi, la roche est du poudingue avec ses inclusions : grossier, difficile à travailler. Les rainures sont bien tracées, même méthode d’extraction que pour les sites précédents.

Carrière C56
Carrière C56
Carrière C56
Carrière C56

Carrière C56

Pour terminer notre étude des ‘ateliers’ de Robert Forrer, nous conclurons cet aperçu des différentes carrières du Mur Païen avec deux cas bien particuliers : les ‘mardelles’ et la ‘carrière sans nom’ !

Carrières C1 – les mardelles

Ainsi que nous l’avons indiqué, les carriers se déplaçaient au fur et à mesure de l’avance des travaux. Nous avons vu qu’ils adaptaient leur technique à la qualité de la roche trouvée sur place. Les ‘mardelles’ sont un bon exemple de cette intelligence et cette adaptabilité des constructeurs du Mur. Voyons ce que nous en dit Robert Forrer :

« A plusieurs endroits nous sommes tombés sur des rochers qui semblaient à leur sommet en grès de bonne qualité, mais qui plus bas étaient plus grossiers. Ceci indique clairement qu’on a arrêté l’exploitation lorsque les couches les meilleures avaient été utilisées. Par contre, nos fouilles ont montré que là où la roche était la meilleure, on a creusé en profondeur. Ainsi, monsieur Laugel a attiré mon attention sur plusieurs dépressions en moyenne de 7 mètres de diamètre, genre mardelles, situées au nord de la porte Koeberle sur le mur ouest dans sa partie nord. Une de ces mardelles m’a parue des plus intéressantes, parce qu’en son centre, subsistait comme une bosse (hügelartig) . Nos recherches jusque tout près des rochers proches ont montré une foule de vieux rochers érodés à coté d’éclats de taille. Après dégagement, il s’avère que nous sommes en présence d’une carrière, où, de par la qualité de la pierre, on a poursuivi la taille jusque bien profond. Le monticule au centre correspond au dépôt des reliquats de taille qui ont été stockés à cet endroit. »


 

Etienne et moi sommes allés sur place. Nous avons trouvé les dépressions de quelques mètres de diamètre citées par Robert. Par contre, la végétation a envahi le site et il est bien difficile de reconnaître les détails… Dégager au moins une des mardelles des arbustes, des mousses et fougères, lui redonner son aspect d’antan serait très didactique. Sans autorisation des autorités, nous ne nous sommes pas lancés dans une telle opération. Messieurs les archéologues, s.v.p….

Mardelle - carrière C1

Mardelle - carrière C1

Carrière CE – la carrière sans nom

Terminons cette (rapide) visite du Mont, par la ‘carrière sans nom’. Non porté sur le plan Forrer, un énorme rocher porte cependant des traces évidentes de taille. Il est situé a mi-chemin entre les tombes mérovingiennes et le Kiosque Sainte-Odile.

Les fentes naturelles ont été travaillées, élargies, délimitant des blocs énormes.
Ce rocher est totalement atypique. Les blocs extraits eussent été bien lourds et le site est situé loin du Mur ! Plus de 150 mètres de la section la plus proche !
Je pense que nous sommes devant un ‘projet’ de carrière. On a envisagé l’exploitation, effectué un premier tracé… et puis, on a sagement abandonné l’idée de transporter des blocs aussi volumineux sur une si grande distance ? C’eût été une véritable folie.

Carrière CE

Carrière CE

Quelques côtes de la carrière CE

Quelques côtes de la carrière CE

Méthodes d’extraction

Revenons un instant sur les techniques utilisées par les carriers. Comment on-ils construit le Mur Païen ?

Les rainures

Comme dit plus haut, Robert Forrer supposait que les rainures étaient tracées et ébauchées à l’aide de petits pics, genre herminette. Cette hypothèse est retenue par les différents chercheurs qui se sont intéressés au Mur.

Dessins de carrières -  Robert Forrer

Dessins de carrières - Robert Forrer

Par contre, Robert s’est interrogé à raison sur l’absence de traces que ce type d’outil laisse d’ordinaire sur la roche. Les rainures sont lisses : pas de trace d’impact sur le grès !
Par ailleurs, sur les pierres où le travail est fort avancé, on relève pour la profondeur des rainures 12, 13 voire 15 cms ! Comment atteindre une telle profondeur dans la roche avec un simple pic ?

Rappelons que Robert est un tenant de la thèse qui voit dans le Mur Païen une enceinte gauloise.
Certes les Gaulois disposaient de pics en fer, mais vraisemblablement pas d’une précision permettant d’atteindre une telle profondeur.
Robert, à juste titre, rejète également  l’hypothèse des scies : en effet, de nombreuses rainures ne sont pas rectilignes et présentent des courbures qui écartent ce type d’outils.

Autres relevés de carrières - Robert Forrer

Autres relevés de carrières - Robert Forrer

Robert nous propose alors une solution inventive et inattendue. Les carriers auraient, une fois la rainure ébauchée, utilisé tout simplement du sable pour éroder et surcreuser la roche. A l’aide d’un outil de bois en forme de V, effilé, il suffit de produire un mouvement de va et vient, en glissant régulièrement du sable au fur et à mesure de l’approfondissement de l’encoche.
Ce mouvement régulier d’érosion aurait effacé les traces des pics utilisés pour l’ébauche de la fente. Le bois et le sable sont présents sur place. Tout s’explique ! La technique proposée par Robert semble bien la bonne.

Quelques rainures
Quelques rainures
Quelques rainures

Quelques rainures

Le lecteur intéressé se reportera au texte de Robert qui donne plus de détails et cite des carrières de marbre en Italie où cette technique fut longtemps utilisée.

L’extraction des blocs

Nous avons vu lors de la description des carrières qu’une fois les rainures abouties, les carriers creusaient de fortes encoches, vraisemblablement au pic, pour pouvoir utiliser des leviers ou des coins afin d’obtenir la cassure du rocher. Rober parle de leviers et de coins en bois. Il est vrai qu’il n’avait pas découvert d’outils en fer lors de la fouille de la carrière C12.

Carrières - Robert Forrer

Carrières - Robert Forrer

Plus tardivement, deux coins de carriers en fer ont été découverts. Le premier en 1968 par Hans Zumstein lors de la fouille de la porte qui porte son nom. Le second en 1994 par Stephan Fichtl à proximité d’une carrière (non située dans l’article de Stephan, potentiellement la carrière CA) dans le même secteur. Les deux chercheurs ne font pas la même analyse. Pour Hans, son coin est tardif et peut être lié au démontage de la porte utilisée alors comme carrière de pierre. Pour Stephan, le coin semble bien utilisé sur carrière pour extraire les blocs. Nous ne nous prononcerons pas. Voici une image des deux coins de dimensions comparables (9 cm de haut) mais de formes différentes.

Comment le Mur Païen fut il bâti ?

Utilisation de coins ou de leviers, voire des deux, la cassure du rocher était difficile à contrôler. Robert, comme nous même, relève de nombreuses tentatives qui ne sont pas révélées fructueuses. Selon Robert, ce serait une des explications de l’abandon de nombreuses carrières. L’échec de la cassure provient d’une mauvaise qualité du grès, la carrière est délaissée.

Exemples d'échec de cassure
Exemples d'échec de cassure
Exemples d'échec de cassure

Exemples d'échec de cassure

Cet instant de la cassure était cruxial : en effet, les blocs n’ étaient pas retravaillés après l’extraction. Le travail préparatoire, rainures et encoches, visaient à donner au bloc sa forme et ses dimensions définitives : parallélépipède plus au moins régulier. Les blocs étaient utilisés bruts, tels qu’à l’extraction.

Schémas ulistrant l'extraction, Robert Forrer

Schémas ulistrant l'extraction, Robert Forrer

Remarque annexe : que ce soient la présence de ces coins de fer, ou bien le travail des pics… les hypothèses de Félix Voulot et autres auteurs anciens sur un mur très, très ancien, un mur de l’âge du bronze tombent devant l’évidence. Le Mur ne peut pas être plus ancien que l’âge du fer, Hallstatt ou Tène.

Les cupules

Naturelles ? Ou creusées de la main des carriers ?
Les cupules sont nombreuses dans la région. Tout proches du Mont, le Kienberg et le Mollberg proposent de très beaux bassins creusés dans le grès. Et pourtant pas de Mur Païen dans les environs. Ces cupules n’ont pas été créées par l’homme, elles sont naturelles.
Les cupules du Mont Sainte-Odile ont été bien utiles aux carriers du Mur Païen. Elles y furent probablement adaptées, surcreusées. Certaines présentent une rainure destinée à l’écoulement. Preuve de leur adaptation aux besoins des carriers.

Quelques cupules....
Quelques cupules....
Quelques cupules....
Quelques cupules....

Quelques cupules....

Les mortaises en queue d’aronde

Un mot sur les fameuses mortaises et les tenons de bois en queue d’aronde qui assuraient le lien entre les différents blocs du Mur Païen.

Le promeneur s’interroge en découvrant toutes ces encoches pratiquées sur les différents blocs. Quelle étrange méthode de construction ! Ceci nous paraît unique, ce fut dit et répété, et non !… Certes, en Alsace, on ne retrouve ce type de lien qu’au Mur Païen du Frankenbourg dans le Val de Villé. Pourtant cette technique se retrouve dans de nombreux monuments anciens ou romains.

Heiko Steuer dans son étude au sujet du Mur nous donne de nombreux exemples : le Colisée de Rome, la Porte Nigra à Trèves, le temple de Némésis à Rhamnonte, le temple d’Athéna à Délos, Corfou, Delphes, l’Égypte, la Crête. Mais aussi d’autres exemples, plus lointains, en Anatolie. Ou plus proches de nous : le pont romain de Narbonne, le bassin romain au centre de Besançon, la porte romaine d’Autun, et même le Pont du Gard…. Heiko se veut précis et exhaustif, le lecteur intéressé se reportera à son étude.

Dans tous ces cas de figure, les mortaises ont la même forme de trapèze. Souvent les tenons sont en métal : fer ou plomb coulé dans les encoches. Mais ce n’est pas systématique : à Autun et à Narbonne, les tenons étaient bien en bois, comme chez nous.

Dessins de blocs du mur et de leurs mortaises - Robert Forrer

Dessins de blocs du mur et de leurs mortaises - Robert Forrer

Une fois les blocs extraits des carrières, ils étaient traînés, roulés, poussés, jusqu’au mur tout proche et mis en place. C’est après cette mise en place, que les carriers creusaient les mortaises, vraisemblablement à l’aide petits pics. Ceci explique que celles-ci soient si bien positionnées, en face de celle de la pierre voisine.
Seuls les blocs d’un même niveau étaient reliés par ce système. Pas de lien vertical. Toutes les encoches se trouvaient donc à l’intérieur ou au sommet du Mur. Si vous trouvez des encoches dans une des faces du parement, c’est que cette pierre a été déplacée. Soit au moment de la construction suite à une erreur et à un ‘réglage’ : « cette pierre serait mieux positionnée ainsi ! »

Ou bien, lors d’une phase de rénovation du Mur. Ce semble être le cas pour les portes à couloir étudiées par Hans Zumstein. La section située entre la Porte Koeberlé et le Hagelschloss comporte également nombre d'encoches mal placées, le Mur a du connaître une rénovation à cet endroit. 

Dans les parties basses du mur, et aussi essentiellement sur le versant oriental, l’utilisation des mortaises et tenons est moins systématique. On peut cependant évaluer à plus de 150,000 blocs ainsi pourvus de mortaises. A raison de quatre mortaises par bloc, parfois plus, parfois moins, ce sont 600,000 mortaises qui ont été taillées au pic. Bigre ! Impressionnant !

Comment le Mur Païen fut il bâti ?

Le but de cet énorme travail était de rendre le Mur plus solide encore. Inexpugnable !
Les siècles ont passé, les tenons de bois ont presque tous disparu. Pourtant, le mur est bien debout ! Son poids et sa structure faisaient plus pour sa force que ces liens de bois, qui ne devaient être qu’illusoires.

Les tenons de bois

Une fois les blocs en place et les mortaises taillées, il fallait élaborer et poser les tenons de bois. On parle ici encore de quelques 300,000 petits morceaux de bois ! Vingt à trente centimètres de longueur, trois à six de largeur pour une hauteur moyenne de deux centimètres. Au vu des différentes mortaises et de leur position et des tailles variables, là encore, le travail ne pouvait s’effectuer que sur place et au coup par coup.

Tenons de bois, exposés au Musée Archéologique de Strasbourg - photo publiée par R. Will

Tenons de bois, exposés au Musée Archéologique de Strasbourg - photo publiée par R. Will

A ce jour, il ne nous reste qu’une grosse centaine de tenons, rescapés des siècles, des intempéries et des insectes… tout le reste a disparu ou dort sous les pierres. Ceux-là étaient cachés au plus profond du Mur et il sont venus jusqu’à nous.

Sachez que ces rares exemplaires sont tous en bois de chêne. Plus exactement, en bois de chêne rouvre, le chêne qui pousse aujourd’hui encore sur le Mont Sainte-Odile.

Tenons de la collection du Musée National de St Germain en Laye - photo publiée par W. Tegel

Tenons de la collection du Musée National de St Germain en Laye - photo publiée par W. Tegel

Certains de ces tenons ont été étudiés et datés par Willy Tegel (2015). Il y aurait beaucoup à dire et notre article de ce jour est déjà bien long…
J’ai peur de lasser.

Alors, c’est promis, nous consacrerons prochainement un article complet aux tenons de chêne rouvre, à leur étude et aux conclusions des chercheurs.

Etienne et PiP

Sources
  • R. Forrer, die Heidenmauer von Sankt Odilien, 1889
  • H. Zumstein, Les portes du Mur Païen, 1968
  • S. Fichtl, le Mur Païen du Mont Sainte-Odile, 1995
  • R. Will, Le Mont Sainte-Odile, 1988
  • H. Steuer, Studien zum Odilienberg im Elsass, 2012
  • W. Tegel, Dendrochronologische Datierung der Holzklammern aus der Heidenmauer, 2015
Le beckenfels, carrière du Mur Païen

Le beckenfels, carrière du Mur Païen

Illustrations
  • Les photographies d’Etienne
  • Les schémas et relevés des carrières sont extraits du livre de Robert Forrer
  • Beckenfels, lithographie de Simon d’après un dessin de S. Sorg, 1859
  • Les dessins des coins de fer sont extraits des articles de H. Zumstein et de S. Fichtl cités plus haut.
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W
Les techniques évoquées pour réaliser les rainures me laissent perplexe. Oui, l’herminette pour le traçage initial. Ensuite, Pline l’Ancien parlait déjà de « lames de métal » évidemment souples, avec du sable bien entendu, pour le marbre, ceci ne serait-il pas compatible avec notre grès, et même lorsque les rainures ne sont pas rectilignes. Aujourd’hui, on extrait le marbre avec des câbles fins tressés. Pourquoi personne n’évoque l’emploi de cordelettes en chanvre, lin ou autres végétaux fibreux et robustes (qui étaient couramment tissés), glissées en va et vient, toujours avec du sable humidifié. On pourrait même envisager des branches de saule, utilisées pour faire des liens très résistants (il est encore utilisé à Ottrott dans certaines vignes) mais « cordelé » (technique qui permet de réaliser les poignées et les anses très robustes d’objets tressés), et toujours avec du sable. Ces matériaux ne laisseraient évidemment aucune trace lors des fouilles…
Répondre
P
Bonjour Patrick !<br /> L'article explicite la théorie proposée par Robert Forrer. L'emploi de cordelettes de chanvre avec un sable abrasif est tout à fait possible Cette technique était en vigueur aussi bien sous les Romains que sous les mérovingiens.... alors pourquoi pas.<br /> Quant aux fouilles.... pour l'instant pas de fouilles sérieuses dans les carrières. C'est bien dommage.
V
Très bel et long article où rien n'est laissé au hasard ( j'ai vérifié... ), illustré de nombreuses et superbes prises de vue !<br /> Merci à vous deux !
Répondre
P
Les photos d'Etienne sont magnifiques, certes.... mais as-tu vraiment tout vérifié?
G
Merci pour ces éclaircissements concernant les carrières du mont, mais vous n'avez pas parlé de celle de St Nabor, au pied du téléphérique.<br /> J'ai remarqué que vous aviez retrouvé votre canne-pipe, visible sur une photo!<br /> et l'abri sous roche doit dater de l'âge de Pierre non ? <br /> vivement la suite.
Répondre
P
Salut Ginette, vous êtes une petite rigolotte, vous ! Si le mur était en porphyre de Saint-Nabor, je plains les gens qui auraient monté les pierres sur le Mont et taillé les encoches en queue d'aronde. Ils auraient du attendre le téléphérique pour terminer l'enceinte. <br /> Quant à la canne-pipe, sachez Ginette qu'elle m'a été dérobée par un drône de type qui roule dans une automobile bleue. J'ai prévenu les gendarmes !
R
Vous faites revivre ces vestiges; c'est fabuleux! Extraordinaire aussi ce travail méticuleux de recherche pour remonter les siecles. Merci à vous
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P
Vous verrez que nous finirons par trouver qui a construit le mur ! ... avec un peu de chance.
L
Magnifique, comme d'habitude. J'apprends la raison d'être des cupules, merci.
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P
Trop gentil, Denis, merci !