La Croix de la Vieille Steig ( v 2 )
Les premiers rayons de soleil nous encouragent à sortir et à marcher en forêt. Nous sommes nombreux à emprunter les sentiers balisés du Club Vosgien. Passé le hameau de Bildhauerhof et la maison forestière du Eichwald, le promeneur qui se dirige vers Rosheim emprunte un sentier forestier, puis un chemin à forte déclivité qui le ramène vers la plaine. Cette forte pente est appelée la ‘Vieille Steig’. Sur sa droite, à mi-pente, notre promeneur découvre une croix commémorative. C’est notre sujet du jour.
A l’ombre du sous-bois, située à quelques mètres du chemin, la croix de grès est partiellement recouverte de mousse et de lichens. Elle est posée sur un socle qui ne semble pas être de pierre, mais plutôt d’un mortier grossier, voire de ciment. La partie supérieure a été brisée et remise en place.
La croix de la Vieille Steig
La partie basse s’élargit en un cartouche bordé d’un fin liseré. Elle porte une inscription gravée de façon maladroite, disons peu académique. Nous avons relevé le texte pour nos lecteurs.
Vous lisez, comme nous :
GEORG
HINTERMEIER SOHN
VOM PETER HINTERMEIER
TOT HIER DEN 13 JULI 1840
AUF DER FROHN DURCH BODEN
EINSTURZUNG ZU GRUNDE
GEGANGEN IN SEINES ALTERS
22 JAHR
Pour nos amis d’Outre-Vosges, tentons une traduction : ‘Georg Hintermeier, mort ici, lors de corvées, le 13 juillet 1840, retourné à la terre lors d’un effondrement du sol à l’âge de 22 ans’.
Les plus curieux des promeneurs feront le tour de la croix commémorative et ils découvriront un deuxième cartouche, de même facture, gravé de la même main.
UND JOHANNES HES IST
DURCH DIES GLEICHEN
FALL GESTORBEN IN
SEINES ALTERS 51 JAHR
Il s’agit de la suite du texte précédent : ‘Et Johannes Hes est mort âgé de 51 ans lors de ce même accident’
Nous nous sommes penchés sur les actes archivés d'état-civil de la ville de Rosheim toute proche. Nous avons retrouvé la trace de Georg et de sa famille. En 1840, la France vit sous la Monarchie de Juillet, Louis-Philippe est le roi des Français, Monsieur Adolphe Thiers forme son deuxième ministère. Les registres d’état-civil de Rosheim sont alors, bien évidemment tenus en français et les noms de nos protagonistes sont francisés. Nous adopterons comme l’officier d’état-civil cette orthographe.
‘Georges Hintermeyer’ est né dans la cité romane le 24 avril 1818. Son acte de décès est bien établi en date du 13 juillet 1840 en la mairie de Rosheim à 11 heures du matin.
Georges était le fils de Pierre Paul Hintermeyer, né en 1771 à Rosheim, âgé de 48 ans à la naissance de son fils et de Magdelaine Goeb, sa deuxième épouse. Pierre s'était marié une première fois avec Madeleine Gall ,décédée le 20 décembre 1812 à l'âge de 54 ans. Elle avait à ce moment 13 ans de plus que lui. Était-ce mariage d’amour ou de raison ? Pierre s'est remarié en secondes noces le 7 juillet 1814 avec Marie-Magdelaine Goeb, née le 30 mai 1774 et fille de vigneron. Marie Magdelaine est la maman de Georges.
Comme son père et son grand-père, Georges était ‘tailleur d’habit’. Il s’agissait d’un véritable savoir-faire de famille, puisque Joseph, l’oncle de Georges était également tailleur. Son fils Jean-Pierre l’était aussi.
Le recensement de 1836 indique que la famille résidait alors au n°14 de la Grand-Rue. Il n’y avait que trois personnes au foyer: le père, Pierre ; la mère, Marie-Magdelaine et leur fils Georges.
L’acte de décès de Georges est rédigé et signé le jour de l’accident par le Maire de Rosheim François Charles Braun. Les témoins sont Joseph Ferrenbach, 51 ans, pensionnaire et ami du défunt et Joseph Koch, 27 ans, journalier et ‘ni parent, ni allié’ du défunt. Georges était célibataire.
L’acte de décès de Johannes figure également aux archives à Rosheim. Son nom est francisé sur la forme ‘Jean Hess’. Jean Hess est né le 25 janvier 1791 à Rosheim. Il était ouvrier platineur à la Manufacture d'Armes Impériale de Mutzig.
Le platinage du fer consiste à transformer les semelles de fer en tôle à l’aide d’un lourd marteau frappant à fréquence élevée (martinet de platinerie). Ce métier de forge devait être bien pénible ! (voir à ce sujet le site fort instructif de monsieur Beuchot cité dans nos sources.
Jean a épousé en premières noces à 22 ans, le 25 janvier 1813 Marie-Madeleine Eck fille de vigneron. Jean était lui-même fils de tonnelier. L'acte de mariage précise qu’ employé à la Manufacture, Jean a dû produire une autorisation signée par l’inspecteur de la Manufacture de Mutzig, officier supérieur d'artillerie. Puis, suite au décès de son épouse en1829, Jean a épousé Marie-Anne Weil le 10 juin 1833 alors âgée de 32 ans. Marie-Anne était née à Rosheim d’une liaison hors mariage entre sa mère Catherine Weyl et Thibaut Muntz. Sur l’acte de ce deuxième mariage, Jean Hess n’est plus désigné comme platineur mais ‘ouvrier en armes’
Remarquons que la stèle indique que Jean est mort à 51 ans, alors que l’acte mentionne 50 ans.
Note : Nous avons trouvé un autre lien possible entre Georges et Jean. Georges avait un demi-frère, né du premier mariage de Pierre Hintermeyer : Joseph. Selon son acte de mariage, ce Joseph travaillait, comme Jean Hess, à la manufacture en qualité de platineur. Peut-être étaient-ils dans le même atelier. Les deux hommes avaient 23 ans d’écart ; Jean Hess aurait pu être l’apprenti de Joseph Hintermeyer.
Lorsque nous avions rédigé notre article voici quelques jours, nous nous étions fouvoyés quant à la signification de ces trois mots. Et nous avions proposé un lien avec le lieu-dit 'Frohnberg' à Rosenwiller. C'était une erreur et un de nos lecteurs a eu la gentillesse de nous éclairer.
'Der Fron' signifie en fait les corvées. 'Fronarbeit' désigne des travaux d'intérêt général. On retrouve la même racine dans le verbe frönen. Il était possible en 1840 de se voir exonéré de certaines taxes ou impôts à la condition d'effectuer des travaux pour la municipalité.
Georg et Johannes effectuaient 'une corvée' pour la commune de Rosheim lorsqu'ils ont été victimes d'un effondrement à la Vieille Steig.
Un article publié dans les Dernières Nouvelles d'Alsace en mai 1981 confirme les faits et nous en apprend plus encore sur notre croix.
C'est à cette date de mai 1981 que Claude Jérôme, historien et professeur au collège de Rosheim à retrouvé l'emplacement de la stèle qui était renversée depuis bien 30 ans. Et c'est alors que le service technique de la ville à refait le soubassement de la stèle.
Quant au Frohnberg que nous avions mentionné dans la première version de notre article, il semble bien qu'il doive son nom de 'Mont des Corvées' aux nombreux travaux d'intérêt général qui y ont eu lieu.
(Un sentier circulaire balisé de disques rouges au départ de Dorlisheim passe par le Frohnberg.)
Georg a juste 22 ans lorsqu’il est victime d’un accident mortel. Tailleur comme son père, il habitait chez ses parents dans la Grand Rue de Rosheim, il travaillait ce jour là pour la ville. Georg était célibataire. Il meurt sans héritier. Nous imaginons la détresse de son père Pierre qui perd son seul enfant, celui qui travaillait avec lui et devait reprendre sa pratique à Rosheim. Pierre fait sculpter et graver une croix commémorative. Il fait poser sur les lieux même de l’accident. Pierre décède quatre années plus tard.
Ce jour du 13 juillet 1840, Georg était accompagné de Johannes, vraisemblablement son ami. Les parents de Johannes ont sans doute demandé à Pierre d’honorer également la mémoire de leur fils. Ce qui fut fait au dos de la croix.
Vous qui passez sur le chemin de Vieille Steig, ayez une pensée pour eux.
Trois semaines plus tard, Catherine Schott trouvait la mort dans la forêt proche d'Ottrott, à Saint-Gorgon. Il s'agissait cette fois d'un assassinat ! ( pour en savoir plus, cliquez sur le lien )
- Archives d'Alsace - site de Strasbourg, Rosheim - Etat civil - Registre de décès 1840 - 4 E 411/22
- Auprès des forges, la platinerie, l’étamerie, la tirerie, article de Gérard Beuchot, disponible sur Internet.
- Article du journal 'Les Dernières Nouvelles d'Alsace', mai 1981
L’idée de cet article appartient à un de nos lecteurs : Monsieur Vincent Lorentz.
Vincent a effectué les recherches auprès des archives de Rosheim.
Merci à Monsieur Romain Speisser
qui nous a permis de corriger notre erreur et nous a transmis l'article des DNA.