Le Mur Païen est il mérovingien ?
Voici quelques dizaines d’années, cette question aurait surpris nombre des savants qui se sont penchés sur la datation du Mur Païen. Ce sont les analyses des tenons de chêne qui ont amené les chercheurs à envisager sérieusement cette hypothèse. Rappelons que les blocs de grès qui constituent le Mur étaient reliés par un système de mortaises taillées dans la pierre et de tenons de bois. Étonnamment une centaine de ces tenons nous est parvenue et certains ont pu être datés par dendrochronologie.
Une première étude menée par Willy Tegel (rapport publié en 2001) apportait la conclusion suivante : les tenons étudiés datent au plus tôt de la fin du VIIème siècle de notre ére ! Plutôt déconcertant au moment où des chercheurs penchaient pour l’époque du Bas Empire, d’autres pour une création celte. Sous la direction de Frédérik Letterlé, un groupe de travail a été alors constitué pour une étude approfondie de tous les éléments connus concernant le Mur Païen.
Frédérik Letterlé, Heiko Steuer, Madeleine Châtelet et François Pétry, archéologues
Karl Weber et Christian Wilsdorf, historiens
Pour l’étude des tombes mérovingiennes, le groupe a fait appel à Niklot Krohn.
Willy Tegel a repris et complété son étude de 2001 en 2015.
Mobilier de la tombe de femme, tumuli du Mont Sainte-Odile,
dessin de R. Forrer, Musée du Mont Sainte-Odile
La seconde étude de Willy Tegel fut plus poussée que celle de 2001 et les résultats sont plus précis.
Nous avons décrit en détail quels tenons Willy et Bernhard avaient alors pu étudier, la méthode utilisée et les résultats publiés en 2015. (voir notre article ‘Tenons et mortaises du Mur Païen’). Alors juste quelques mots, un bref résumé :
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46 tenons ont été étudiés – 22 ont pu être datés
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Longueur 15 à 37 cm, largeur 3 à 6 cm – minimum 30 cernes
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L’état de conservation étonne les deux chercheurs
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Les tenons proviennent de chênes rouvres âgés de 200 à 300 ans
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Les tenons datés proviennent tous de la section du Mur située entre la Fontaine Saint-Jean et le Hagelschloss
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La conclusion de nos deux chercheurs est la suivante : les tenons étudiés ont été élaborés pour un chantier entre l’an 675 et l’an 681
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Ces dates sont compatibles avec les dernières datations au carbone 14
La dendrochronologie donne des résultats fort précis. Le résultat avec cette fourchette 675-681 nous amène au temps du Duc Adalric, père de Sainte Odile. Sur la base de ses travaux et les conclusions des autres membres du groupe de travail, Willy Tegel penche pour une construction du Mur à cette période par les Etichonides.
Permettez nous de nous montrer plus circonspects.
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Certes, la section comprise entre la Fontaine Saint-Jean et le Hagelschloss a connu un chantier du temps d’Adalric. C’est indiscutable. Mais était-ce sa construction initiale ? Ou bien s’agit il d’un chantier de réparation ou de transformation ?
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Le fait de ne posséder des tenons qui proviennent tous de cette partie du Mur interroge. Des tenons plus anciens n’auraient ils pas disparu du fait de leur âge plus avancé ? De plus, les nombreuses mortaises mal positionnées sur cette section ne sont-elles pas les traces d’une restauration du Mur
Perles, tombe de femme, tumuli du Mont Sainte-Odile,
photographie M. Châtelet, publiée par N. Krohn
Sur le plateau situé à proximité de la Porte Zumstein, plusieurs tumuli ont été fouillés dés la fin du XIXème siècle. Nous avons publié un article détaillé concernant ces sépultures. (Cf. Les tombes mérovingiennes du Mont Sainte-Odile). Nous nous contenterons de citer ici les deux points qui donnent lieu à débat sur le lien entre ces tombes et le Mur Païen.
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Le mobilier mis à jour par F. Voulot (1870) et par J. Euting (1879) correspond bien à tes tombes mérovingiennes. Niklot Krohn parle de la fin du VIIème siècle, voire début VIIIème . Les bijoux retrouvés font pencher pour des sépultures d’une famille noble.
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Les corps étaient déposés dans des tombes cernées de dalles de grès. Dans une tombe, plusieurs dalles portent des entailles en queue d’aronde, semblables à celles des pierres du Mur Païen, tout proche. La position des mortaises ne correspond pas à un lien entre les dalles du tombeau. Les dalles sont beaucoup plus fines que les blocs du Mur.
Niklot estime que les tombes et le Mur sont contemporains. Les dalles des tombes proviendraient du chantier du Mur, alors en cours.
Permettez nous d’en douter. Les études de Robert Forrer et tendent à montrer que mortaises et tenons n’étaient pas taillés dans les carrières, mais après la mise en place des blocs de grès sur le Mur, afin d’être bien ajustés. Dans ce cas, pourquoi aurait-on été chercher des pierres à mortaises sur le Mur si les carrières étaient en fonction, à proximité immédiate des lieux et pouvaient fournir les dalles nécessaires pour les tombeaux ?
Il nous semble plus probable que les pierres aient été prises ‘a posteriori’ sur un Mur Païen tombé déjà en déshérence, alors que les carrières étaient hors de service.
Boucle de bronze, tombe de femme, tumuli du Mont Sainte-Odile,
photographie M. Châtelet
Le rapport rédigé par Madeleine Châtelet et Juliette Baudoux nous propose une synthèse complète des recherches passées et du travail du groupe de chercheurs de Frédérik Letterlé . Il est fort complet et d’une lecture aisée. Nous conseillons à tous les passionnés la lecture de ce document.
Pour ce qui concerne sa partie spécifique, Madeleine Châtelet a effectué une étude de tous les tessons de poterie trouvés sur le Mont Sainte-Odile, encore conservés en 2015. Travail énorme, plus de 11.000 fragments. Le but essentiel de cette étude était de mesurer l’occupation du Mont lors des différentes périodes.
Tentons une brève synthèse, commençons par le dénombrement :
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Néolithique et Protohistoire avant -58 plus de 8.000 tessons
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Période Gallo-Romaine -58 à 450 290 tessons
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Indéterminés, soit romains, soit du Haut-Moyen Âge 565 tessons
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Haut-Moyen Âge 450 à 800 280 tessons
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plus récemment après 800 environ 1.900 tessons
La plupart des tessons a été récoltée lors des fouilles de Hans Zumstein sur la partie sommitale du Mont. Malheureusement, la stratigraphie est mal ou inconnue, on ne peut lier les pièces étudiées avec le Mur Païen. L’enseignement ne porte donc que sur la fréquentation du promontoire qui porte le couvent au cours des siècles.
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Le promontoire a été occupé de tout temps. Voici les périodes de forte occupation des lieux.
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A la période de la Tène Finale (60 à 30 avant notre ère) 369 tessons étudiés montrent une occupation importante du sommet du Mont.
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Pour la période Romaine, la présence est très faible pendant les Ier, IIème et IIIème siècles. Ce n’est que plus tard, à la période du Bas-Empire qu’une présence continue est attestée entre les années 300 et 380.
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Le Mont est ensuite délaissé et les céramiques ne réapparaissent qu’à la période mérovingienne. A l’époque où les textes les plus anciens nous parlent de la création des couvents du Mont par le Duc Adalric et sa fille Odile. (voir notre article)
Passons aux conclusions.
1 - Madeleine Châtelet et Juliette Baudoux écartent l’hypothèse celtique de la Tène, comme nous l’avons fait dans notre précédent article : technique du Mur, présence d’un mur celte à quelques mètres du Mur Païen sur le site du Frankenbourg... Nous avons traité de ce sujet : voir ‘Le mur Païen est-il celte ?’.
2 - Les auteurs écartent également l’hypothèse du Mur Païen construit par les Romains. Les arguments avancés sont les suivants :
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une trop faible occupation des lieux, concentrée sur le promontoire
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les céramiques étudiées sont des éléments de vaisselle assez simple : cruches, gobelets... Les auteurs pensent à un établissement civil sur le Mont. Habitat de constructions légères si on se réfère au faible nombre de tuiles retrouvées.
3 - En se basant sur la datation des tenons de bois et sur la réoccupation du site écrite dans les textes et prouvée par l’étude des tessons de poterie du Haut-Moyen Âge, Madeleine Châtelet privilégie donc l’hypothèse d’une construction mérovingienne.
Tombeau du Duc Adalric, photographie, EtF
La famille du Duc Adalric veut manifester sa puissance et fait construire ce mur imposant, visible de la plaine, élément ostentatoire de l’implantation de cette famille en Alsace.
Voici la conclusion du rapport :
‘Si l’étude de la céramique n’a pas apporté directement des éléments pour dater la construction du Mur païen, elle a permis néanmoins d’exclure définitivement une datation à l’époque romaine. A contrario, elle conforte la datation à la fin de l’époque mérovingienne suggérée par les analyses dendrochronologiques, période aussi à laquelle le rocher du couvent a été une nouvelle fois et définitivement réoccupé.’
Cette conclusion me paraît pour le moins péremptoire. Certes l’étude des deux archéologues est des plus intéressantes et apporte de nombreux éléments pour une meilleure connaissance de l’occupation du Mont Sainte-Odile. L’hypothèse mérovingienne est nouvelle et intéressante. Adalric bâtissant ce mur pour démontrer son emprise sur l’Alsace et accessoirement protéger le couvent légué à sa fille, c’est séduisant. L’article a un grand retentissement, et il le mérite.
Pourtant, je ne suis pas convaincu. Les arguments présentés pour rejeter la thèse romaine me semblent faibles. La densité de tessons mérovingiens n’est pas plus importante que celle des tessons romains. Pourquoi écarter si rapidement l’une des deux possibilités ?
Le seul élément tangible est la datation des tenons de Willy Tegel. Les tenons qui nous sont parvenus sont mérovingiens, c'est certain. Mais l’hypothèse d’une réfection par le Duc Adalric ou sa famille d’une partie du Mur n’est pas écartée pour autant. Willy Tegel envisage cette possibilité dans son rapport de datation.
La présence des tombeaux mérovingiens dans l’enceinte ne me paraît pas plus concluante.
Par ailleurs, les récentes recherches de Clément Feilu au Frankenbourg apportant un élément nouveau, fort perturbant pour l’hypothèse mérovingienne.
Boucle d’oreille en argent, fouille J. Euting, tombe d'un enfant,
tumuli du Mont Sainte-Odile, dessin publié par Musées de Strasbourg
Le site du Frankenbourg porte un mur qui présente la même technique de construction que celui du Mont Sainte-Odile. Le site est l’objet de campagnes de fouilles annuelles depuis 2014. Nous avons décrit le Mur Païen du Frankenbourg, présenté un bref historique des recherches passées et un résumé des résultats de l’équipe de Clément Feilu le mois passé. (Voir ‘Le Mur Païen du Frankenbourg’).
Dans son dernier rapport de fouille, Clément Feilu s’intéresse, entre autres, à un muret déjà décrit en 2005 par Frédérik Letterlé. Ce muret, constitué de blocs de taille moyenne reliés par du mortier, a été ‘posé’ sur la section nord du Mur Païen. Il le surélève, il lui est donc postérieur. Or, dans le mortier de ce muret, Clément a trouvé des charbons de bois qu’il a fait dater au carbone 14. Le muret a été érigé entre l’an 250 et l’an 350 de notre ère. Le Mur Païen du Frankenbourg est donc plus ancien que ce muret romain du Bas-Empire.
Les Murs Païens de Sainte-Odile et du Frankenbourg sont distants de 16 kms, ils sont similaires, même technique étonnante, même aspect cyclopéen. On peut les supposer contemporains et du même maître d’ouvrage. Ce n’est pas prouvé, mais c’est probable.
Si c’était le cas, alors le Mur Païen du Mont Sainte-Odile ne serait pas mérovingien.
Il daterait au plus tard du Bas-Empire (250-350).
Nous attendons avec impatience le prochain rapport de Clément Feilu, qui sans doute nous en dira plus.
Patère de la tombe de femme, tumuli du Mont Sainte-Odile,
photographie M. Châtelet
Dans le groupe de spécialistes dirigé par Frédérik Letterlé, il y avait deux historiens Karl Weber et Christian Wilsdorf. Karl Weber dans son livre consacré au Duché d’Alsace nous livre de nombreux détails sur Adalric et sa famille. Par contre, le Mur Païen ne semble pas l’avoir particulièrement passionné. Dans un bref paragraphe, page 110, Weber se contente de conforter la thèse mérovingienne, sans donner d’arguments autres que la datation des tenons.
Christian Wilsdorf a conduit une étude très poussée des quelques textes anciens en notre possession. Son étude porte essentiellement sur la Vita Odiliae et le livre de Dionysus Albrecht. Christian Wilsdorf est un érudit passionnant. Un conseil : lisez ce texte!
Christian s’est aussi intéressé aux travaux des divers membres du groupe. Circonspect, il se montre mesuré dans ses conclusions. Pour lui, au moment où il écrit en 2011, les deux thèses, romaine et mérovingienne, restent recevables. Il est vrai qu’il n’avait pas connaissance des résultats des fouilles de Clément Féliu.
Nous étudierons prochainement la thèse romaine.
(à suivre)
Tombe proche de la chapelle des larmes, photographie EtF
- A. Rieth, Zur Frage des Bauzeit der Heidenmauer auf dem Odilienberg, 1958
- B. Schnitzer, La question de la datation et de la fonction de l’enceinte, Musées de Strasbourg, 2002
- F. Letterlé, Nouvelles données sur la datation du Mur Païen, Musées de Strasbourg, 2002
- K. Weber, Die Formierung des Elsass im Regnum Francorum, 2011
- C. Willsdorf, Le Mur Païen dans les textes anciens, 2011
- N. Krohn, Die spätmerowingerzeitliche Grabhügelnekropole auf dem Mont Sainte-Odile, 2012
- H. Steuer, Studien zum Odilienberg im Elsass, 2012
- M. Châtelet & J. Baudoux, Le Mur Païen du Mont Sainte-Odile en Alsace, 2015
- C. Feilu, Les fortifications du Frankenbourg à Neubois, 2022
Nous avons choisi d’illustrer cet article par quelques images représentant les vestiges mérovingiens du Mont Sainte-Odile. Les auteurs sont cités sous chaque image.
Il est conseillé de se reporter à nos articles précédents pour obtenir plus d’illustrations, photographies, graphiques, cartes sur chaque sujet spécifique abordé.
Lien vers nos articles consacrés au Mur Païen
Le Mur Païen, photographie EtF