Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Autour du Mont-Sainte-Odile, le Mur Païen

L'Histoire du Mur Païen selon PiP

10 Octobre 2024 , Rédigé par PiP vélodidacte Publié dans #lieu

Deux ans déjà qu’Étienne et moi publiions notre premier article consacré au Mur Païen. Depuis, nous avons tous deux à moult reprises parcouru l’ensemble de l’enceinte du Mont Sainte-Odile. Chaque mètre de mur, chaque carrière, chaque pierre dirais-je. Combien de fois sommes nous montés revoir une des portes à couloir, un rocher ? Nous nous sommes penchés sur tous les écrits consacrés au Mur. De la ‘Vita Odiliae’ aux plus récents rapports de fouilles, nous avons lu, relu, étudié tout ce que nous avons pu trouver. Plus de dix siècles d’hypothèses diverses.
Nous avons aussi parcouru les sites vosgiens et alsaciens pour voir, admirer, comparer les constructions éventuellement en lien avec le Mur. Nous avons également visité tous les musées archéologiques et historiques de la région.

Après ces deux années de recherches et à la suite de la trentaine d’articles publiés sur ce site et dédiés au Mur Païen, je vous propose aujourd’hui l’ ‘Histoire du Mur Païen selon PiP’.
Vous n’y trouverez pas de certitudes, pas de preuves définitives. Seulement ma vision, ma compréhension du site.

 

Résumé des épisodes précédents

L’énigme du Mur Païen peut être résumé à ces deux questions : Qui a construit le Mur Païen ? Et dans quel but ?
Depuis que le pape Léon IX lui a donné son nom en 1050, toutes les théories nous sont proposées : préhistorique, celte, romain, mérovingien. Voici un tableau récapitulatif des différentes propositions. Bigre !

J’ai étudié chacune des propositions de nos aînés. Et j’ai écarté les propositions les moins réalistes et aussi celles qui ne m’ont pas convaincu. Voici ci-après le résumé de mes réflexions. Les lecteurs intéressés, passionnés, se reporteront aux articles spécifiques où ils trouveront plus d’arguments et d’explications, en cliquant sur les liens proposés.

Hypothèse Préhistorique

L’hypothèse de Voulot, Hatt et d’autres qui voyaient un Mur fort ancien bute sur un fait indiscutable. Le Mur est constitué de plus de 250,000 blocs. Un bon nombre de blocs comporte des mortaises taillées en queue d’aronde. Ces mortaises étaient reliées par des tenons de bois. Nous ne sommes pas loin du million d’encoches taillées dans le grès. Pour effectuer ce travail précis, l’emploi d’outils de fer de qualité est, aux yeux des spécialistes incontournable. Le Mur ne peut avoir été construit avant la période de la Tène (450 à 25 avant notre ère).

Si le Mont Sainte-Odile a bel et bien été occupé dès les temps les plus anciens, le Mur a été construit par des hommes qui étaient dotés d’outils performants ! Voir à ce sujet notre article dédié et le rapport de fouilles de Jacky Koch (2004).

Hypothèse Celte

La lecture des textes de Robert Forrer et Hans Zumstein m’ avaient impressionné. Voilà deux ans, convaincu, je penchais comme eux pour un mur celte. Depuis j’ai depuis parcouru les divers sites celtes des environs. Partout les fortifications sont de type ‘murus gallicus’, ce mur à base de poutres de bois clouées entre elles et de pierres sèches. Partout ! De plus, au Frankenbourg, un mur ‘gallicus’ est situé à quelques dizaines de mètres du Mur Païen du Frankenbourg, seule construction de notre région utilisant pour un mur d’enceinte la même technique que celui du Mont Sainte-Odile.

Mode de construction, longueur de la muraille, absence de fossés, non, rien ne correspond. Le Mur Païen n’est pas celte, il a été construit plus tard.

Certes, les archéologues ont trouvé du mobilier celte, quelques monnaies. Des Celtes ont bien fréquenté le Mont, mais ils n’y ont pas résidé de façon permanente, ni construit le Mur Païen. Voir à ce sujet notre article dédié et les rapports de fouilles de Clément Feilu (2022).

Ces deux hypothèses écartées, il me restait deux versions à étudier. La version d’un Mur Païen construit du temps des romains, et celle plus récente d’un Mur mérovingien. Commençons par les mérovingiens.

Hypothèse Mérovingienne

L’argument le plus probant en faveur de cette époque de construction est l’analyse des tenons de bois retrouvés dans la section nord-ouest du Mur Païen. L’analyse par dendrochronologie permet une datation précise des tenons : les tenons étudiés ont été élaborés pour un chantier entre l’an 675 et l’an 681. Nous prenons acte : un chantier a bien été mené dans cette portion de mur à l’époque mérovingienne. Mais aucun autre tenon n'a été trouvé donc daté dans le reste du Mur. Pourquoi? 

L’étude de Madeleine Châtelet s’appuie sur cette datation et sur l’analyse des tessons découverts sur le Mont. La proposition de Madeleine Châtelet est la suivante : le Mur serait une construction mérovingienne du Duc d’Alsace Adalric, une enceinte de prestige édifiée pour marquer sa puissance.

  • Si l’hypothèse est séduisante, elle paraît peu étayée.

  • La récente découverte au Frankenbourg d’un muret romain du Bas-Empire construit, comme ‘posé’, sur le Mur Païen semble mettre à mal cette thèse mérovingienne.

Voir à ce sujet notre article dédié, le rapport de Madeleine Châtelet (2015) et les rapports de fouilles de Clément Feilu (2022)

Hypothèse Romaine

A ce stade de la réflexion ne reste plus que la solution d’un Mur Païen ‘romain’ ! Je reste comme nos prédécesseurs, interloqués. Pourquoi les Romains auraient ils construit ce mur de plus de dix kilomètres de long en haut des Vosges ?
Là encore, il me fallut recourir aux textes anciens, relire les rapports de fouilles, visiter les sites romains, hanter les musées avant de pouvoir enfin vous proposer une ‘Histoire du Mur Païen selon PiP’. Cohérente avec toutes les recherches des historiens et des archéologues.

Plus de détails et d’arguments sur la romanité du Mur dans notre article dédié.

 

Utilité du Mur Païen ?

Si le Mur semble bien avoir été construit sous l’occupation romaine, quels étaient son but et son utilité ? Dix kilomètres de long, 180 hectares englobés, pourquoi ?

Commençons par éliminer deux thèses proposées par certains de nos aînés. Et cherchons plus avant.

Le Mur Païen, enceinte d’un lieu de culte romain ?

Cette idée doit être rapidement écartée. Sur le Mont nulle trace d’un sanctuaire romain, pas de vestige d’un temple de petites dimensions dans l’enceinte, pas de fondations d’un bâtiment de ce type, pas de stèles votives, pas de mobilier cultuel retrouvé sur notre site. Plusieurs temples romains sont connus en Alsace, tous ont livré fondations, stèles et mobilier : ils n’ont aucun point commun avec l’enceinte du Mont Sainte-Odile.

Pour comparer avec les lieux de culte romains en Alsace, voir notre article dédié.

Le Mur Païen, fortification de l’armée romaine ?

Là encore, il me faudra écarter cette solution. Les constructions de l’armée romaine sont bien connues et documentées. Dans la plaine, les garnisons occupent des forts le plus souvent quadrangulaires, munis de nombreuses tours. Les fouilles à Strasbourg, à Horbourg-Wihr, à Saverne et à Biesheim en font foi. Sur les hauteurs, seuls des fortins ou des tours de guet sont installées. Et là encore, murs rectilignes précédés de fossés : voyez sur place au Ringelstein, Wasenbourg ou à Sponeck. Rien de comparable avec les 180 hectares enserrés par le Mur Païen. Ni la surface, ni la technique employée. Le Mur Païen n’est pas une construction de l’armée romaine.

Au sujet des fortifications romaines en Alsace, voir notre article dédié.

Le Mur Païen, refuge en cas d’invasion ?

A ce point du raisonnement, il ne me reste qu’une seule solution, celle évoquée il y a fort longtemps par le chroniqueur strasbourgeois Jacques Twinger de Koenigshoffen. C’était vers l’an 1400.

Ceux de Strasbourg avaient en outre de nombreux châteaux païens et des forteresses sur la montagne de Hohenbourg et ailleurs. C’est là, qu’eux et le Landvogt se sont réfugiés, et ont attendu que Strasbourg et les autres villes sur le Rhin soient brûlées.’

Chroniques, chapitre II, 45

Jacques Twinger nous parle alors de l’arrivée des Huns en Alsace. Attila brûle Strasbourg en 451.

L’enceinte du Mur Païen serait un refuge pour ‘ceux de Strasbourg’. Étudions plus avant cette assertion d’un chroniqueur qui écrit près de dix siècles après les faits et qui ne cite pas même ses sources. Fichtre !

Plus de détails sur le texte de Koenigshoffen dans notre article.

 

Le Mont Saint-Odile, un refuge pour ‘ceux de Strasbourg’ ?

Si nous acceptons l’idée d’un Mur Païen construit sous l’occupation romaine, encore faut-il répondre aux trois questions suivantes. Qui a construit le Mur ? Quand ? Et Pourquoi ?

Ni enceinte religieuse, ni camp de l’armée romaine, la proposition de Koenigshoffen semble intéressante. Alors, à quelle période le besoin d’un vaste lieu de refuge se fait-il sentir ? Pendant le premier siècle qui ont suivi l’annexion de Jules César, l’Empire est en expansion, les légions sont nombreuses, les combats contre les Germains se déroulent plus au nord, loin de l’Alsace.

Sous Hadrien (117-138), la frontière de l’Empire Romain est stabilisée sur la rive du Rhin pour la section nord et derrière le Limes Germanicus, le long du Danube jusqu’à Ratisbonne. A plus de deux cents kilomètres de la frontière, l’Alsace n’est guère menacée. Quatre légions sont stationnées sur le limes, soit environ 50,000 hommes.

Certes quelques attaques des Germains se retrouvent dans les textes, mais ce sont alors des raids sans lendemain, les ‘barbares’ pillent et rentrent chez eux, poursuivis par l’armée romaine. Les décennies qui vont suivre marquent une période de prospérité relative en Alsace et la romanisation des peuples locaux.

Sous Valérien (253-260), pour lutter en orient, les frontières de la Germanie seront un moment dégarnies. Les Alamans entreprendront alors un vaste raid qui les mènera jusqu’en Espagne, pour revenir avec leur butin dans leur pays. Pour contrer ces attaques qui sont de plus en plus fréquentes, Dioclétien (284-305) décide de porter à huit le nombre de légions du limes. La réponse de Rome se base encore sur la force de ses armées et la défense du limes. Imaginer la création d’un refuge semble encore bien loin des préoccupations de l’époque.

A partir du quatrième siècle, il devient clair que les Francs au Nord et les Alamans en Alsace ne se contentent plus de raids et d’incursions, mais veulent conquérir des territoires. Déjà les Champs Decumates (l’Allemagne, au sud du Danube) sont occupés. Si Julien (337-363) après ses victoires sur les Alamans cherche toujours à maintenir toute l’Alsace dans l’empire en fortifiant de neuf Strasbourg et Saverne, son successeur Valentinien (364-375) semble lui opter sur une solution moins ambitieuse, plus raisonnable, un repli plus au sud.

Note : Le lecteur passionné se reportera aux deux articles que j’ai consacrés à Julien et à Valentinien pour trouver le détail des actions menées dans nos provinces par ces deux empereurs lors de leurs règnes respectifs.

Les camps romains de Valentinien sont situés sur la ligne Horbourg – Biesheim – Breisach – Sponeck, puis le long du Rhin supérieur. Ainsi, la province Maxima Sequanorum (dont la Haute Alsace) est protégée derrière les forts, mais la Germania Prima (Basse Alsace comprise) semble oubliée, comme déjà abandonnée à son sort.

Les efforts de Valentinien ne seront pas totalement vains, puisque Gratien remporte une victoire sur les Alamans à Argentaria en 378 (Biesheim). Succès éphémère, à la mort de Théodose (395) a lieu la partition de l’Empire Romain, les dernières troupes stationnées sur le Rhin effectuent alors leur retrait définitif. C’en est fini de l’Alsace Romaine.

Dans cette période troublée qui va de 250 à 370, les habitants de Strasbourg et de toute la région ont subi moult incursions alamanes. Ils ont vu l’armée romaine tout d’abord se battre, puis se retirer derrière les forts de Valentinien. Qu’en ont-ils pensé ? Qu’ont-ils fait ? Les alsaciens d’alors sont certes romanisés mais attachés, à leurs terres pour les propriétaires, à leurs ateliers pour les artisans, à leur vie et à leur prospérité en Alsace pour tous. Ils n’ont pas pensé à émigrer plus au sud. Quand ils ont vu Gratien abandonner sa capitale de Trêves pour rejoindre l’Italie, ils ne l’ont pas suivi. Mais que faire ?

L’hypothèse d’un vaste camp où se replier lors des raids alamans a pu germer dans l’élite des ‘alsaco-romains’ dans cette période troublée. Les notables de Strasbourg ont pu en parler avec les derniers représentants de Rome encore en place et choisir le Mont Sainte-Odile. Alors, rapidement, ils ont construit cette vaste enceinte, en empruntant la technique des tenons-mortaises introduite en Gaule par les Romains. Dans l’urgence, pressés par le temps, ils n’ont pas pris la peine d’équarrir les blocs, ni de creuser des fondations, ni de creuser des fossés là où ce serait pourtant avéré utile. Ils ont alignés et superposés le grès, simplement pour bâtir une muraille derrière laquelle se réfugier quelque temps en attendant des temps meilleurs.

Voilà donc les réponses que je vous propose aux trois questions énoncées plus haut.

  • Qui a construit le Mur Païen ? : les ‘alsaco-romains’
  • Pourquoi ? : pour avoir un lieu de refuge face aux invasions alamanes au moment où l’armée romaine se désengage.
  • Quand ? : entre 250 et 350, le projet mûrit. Il n’est vraisemblablement mis en œuvre qu’au moment où Valentinien fortifie sur la ligne Horbourg et Brisach et plus au sud, et y replie ses troupes, abandonnant le nord de l’Alsace (369-370).

Il ne s’agit là que d’une proposition. Je n’apporte aucune preuve tangible et formelle de ce que j’avance. Mais vous allez voir dans le paragraphe suivant que cette théorie permet de relier tous les éléments que nous avons pu rassembler quant au Mur Païen.

Note : A l’encontre de cette hypothèse d’un lieu de refuge, on a souvent sollicité l’argument d’un manque d’eau à l’intérieur de l’enceinte.
A l’intérieur du Mur, la fontaine Saint-Jean aujourd’hui tarie devait être plus en eau, puisqu’elle servait encore aux siècles derniers à pouvoir au besoin du bétail. D’autres points d’eau comme la Wildsaulache devaient être en eau. La présence de citernes comme la Heidenbrunnen et le Brunnenschacht prouvent qu’il était loisible de recueillir la pluie sur le Mont dans des temps pas si lointains. Par ailleurs, à proximité directe du Mur, la fontaine Sainte-Odile, la Badstub, la fontaine Lucie, la Wolfsthal, la Trank, combien de points d’approvisionnement en eau. Ils étaient bien suffisants si le repli dans l’enceinte ne devait durer que le temps d’une incursion alamanne ?

Venons en, enfin, à la chronologie proposée.

L’Histoire du Mur Païen selon PiP

Bien avant l’arrivée des Romains en Alsace, de tout temps, le Mont Sainte-Odile a du fasciner les populations qui vivaient dans la plaine. Les hommes du néolithique, puis les celtes sont montés sur le Mont. Il ne semble pas qu’ils l’aient occupé de façon régulière, mais ils l’ont fréquenté.

Le Mont Sainte-Odile sous l’empire Romain

Lors de la conquête, les Romains ont tout d’abord fortifié la frontière par les fameux forts de Drusus. Si nous nous référons à Ammien Marcellin, ce n’est que plus tard, lors des premières incursions des Alamans, qu’ils ont construit des postes de guet sur les sommets des Vosges.

Il est vraisemblable que le promontoire où se dresse aujourd’hui le couvent d’Odile ait accueilli une de ces ‘speculae’ citées par Ammien. Le Maennelstein peut aussi avoir été retenu. Les lieux ne porteraient alors qu’une tour d’observation, voire un fortin. L’édification du monastère et ses multiples transformations au cours de l’histoire n’ont pas laissé de traces tangibles de cette occupation du promontoire. Quelques tessons de poterie utilitaire, quelques monnaies, les preuves d’une présence romaine, mais rien qui ne puisse présager d’une occupation plus importante.

Les voies pavées qui montent d’Ottrott et de Barr sur le Mont ont pu être créées alors pour desservir ce ou ces postes de guet.

 

La construction du Mur Païen sous le Bas Empire

Devant les incursions plus fréquentes et plus massives des Alamans (250-370), les Romains revoient peu à peu leur stratégie, et semblent même abandonner la Germania Prima pour sécuriser la Sequania derrière la ligne Horbourg-Biesheim-Breisach. Les légions sont déplacées plus au sud. Que vont devenir les ‘alsaco-romains’ de Strasbourg et de Basse Alsace ?

L’idée d’un camp de repli, d’un refuge situé en haut de Vosges prend forme dans l’élite des ‘alsaco-romains’, effrayée du désengagement des Romains. Le Mont Sainte-Odile est choisi pour sa proximité de Strasbourg, sa position en hauteur et ses hautes falaises de grès, faciles à fortifier. Les populations de la ville et les gens et le bétail des vastes villas alsaco-romaines de la plaine trouveront place sur les 180 hectares du sommet du Mont, pour le temps d’un raid alaman, juste quelques jours, voire semaines, en attendant le repli des assaillants outre-Rhin. L’armée romaine ne semble pas s’engager dans ce plan trop différent de ses méthodes, contraire à sa stratégie et laisse les ‘alsaco-romains’ conduire leur projet, seuls.

Les incursions alamanes sont de plus en plus fréquentes, le temps presse. Il faut faire simple et rapidement. La fortification suivra le rebord du plateau, les pierres seront extraites sur place, pas même équarries. Point besoin de fondations, juste un entassement de blocs plus ou moins bien appareillés. Le système de tenons-mortaises importé par les Romains ne sera utilisé que pour assurer la stabilité d’un lit de pierres jusqu’à la pose du lit suivant. La masse des blocs superposés assurera la stabilité de l’ensemble.

Le travail doit se dérouler dans le laps de temps le plus court possible. Ceci explique que les carrières semblent abandonnées alors que certains blocs étaient sur le point d’être détachés. Dans l’urgence, il faut avancer, vite, quitte à ouvrir une nouvelle carrière plus proche de la section en construction.

Voilà ce que j’imagine. Cette théorie se veut cohérente avec ce que nous voyons sur le site et explique entre autres les deux monnaies de la période romaine trouvées par Stephan Fichtl lors de sa campagne de années 1994-1995 au pied du Mur.

Comment et quand ce premier chantier s’est-il terminé ? Après la bataille d’Argentaria et le repli de Gratien ou bien quelques années plus tôt ? Les Alamans n’étaient ils pas déjà en Basse Alsace avant 370 ? Les ‘alsaco-romains’ ont-ils eu le loisir d’achever leur projet ?

Là encore, plus de questions que de réponses.

Retenons cependant les quelques éléments qui permettent d’éclairer le débat. Les archéologues n’ont pas trouvé à ce jour de trace d’une bataille sur le Mont, pas d’armes. Pas de traces d’aucune sorte de la présence d’une forte population. Il semble que, passée la période de panique où on le construit, le ‘refuge de ceux de Strasbourg’ n’ait guère servi. Si tout Strasbourg s’était déplacé en masse sur le Mont, on en verrait la trace, me semble-t-il, bâtiments, objets de la vie quotidienne, peut-être même une part des richesses que l’on voulait sauvegarder. Si les ‘alsaco-romains’ s’étaient défendus contre l’armée des Alamans, nous aurions trouvé la trace de ce combat. A mon avis, le Mur Païen n’ a été que peu utilisé.

Lors du retrait des Romains et de l’avancée des Alamans, le projet devait être en cours. Le Mur devait déjà courir au dessus de la plaine. Son versant oriental était terminé. Versant occidental, moins exposé, moins urgent, ce n’était peut-être pas le cas. Le projet initial devait aussi envisager d’englober l’Elsberg, ceci n’a jamais été fait, ni même entrepris...

Après le départ des Romains, l’arrivée des Alamans n’aura sans doute pas été aussi conflictuelle et sanglante qu’escomptée. Ces gens voulaient s’installer, vivre en Alsace comme ils le faisaient déjà dans les Champs Decumates de l’autre côté du Rhin. Ils voulaient profiter des productions des ateliers et des fermes, de la modernité romaine. Ils ne voulaient pas tout détruire et piller. Ils voulaient s’installer. Ils ont trouvé leur place et la vie a continué.

Au sommet du Mont, le chantier inachevé  du Mur Païen s’est subitement interrompu. Le concept de refuge avait été pensé dans la période où les Alamans se contentaient d’incursions et de pillages. Lorsque les légions romaines se replient, et que les Alamans s’installent durablement en Alsace, l’idée du Mur est déjà dépassée.

Peut-être, plus tard, le Mur Païen a-t-il servi brièvement de refuge aux Strasbourgeois lors du pillage de la ville par Attila et ses Huns (451) comme nous le dit Koenigshoffen. Mais, là encore, pas de trace de combats.

Par la suite, inutile, le Mur Païen a été délaissé puis oublié pour de longues décennies.

Le Duc Adalric et le Mur Païen

Nous voici maintenant au VIIème siècle, soit près de trois cents ans après la retraite romaine. Le Duc Adalric règne sur l’Alsace. C’est un prince puissant, un homme de son temps, violent et pieu à la fois, un mérovingien. Le Mur Païen, qui ne s’appelle pas encore ainsi, est oublié sous la forêt vosgienne. La nature a repris ses droits.

Selon la ‘Vita Odiliae’, Adalric cherche un endroit où se retirer pour se consacrer au Seigneur. Il opte pour le Mont Sainte-Odile, et y retrouve le chantier inachevé du Mur Païen. Sur le promontoire du Mont, il construit son château, s’installe avec sa famille. Après le retour d’Odile de Palma, Adalric décide de transformer le site pour y créer un couvent dont sa fille sera la première abbesse.

Est-ce au faîte de son règne qu’Adalric a décidé de terminer le chantier du Mur pour matérialiser ostensiblement et aux yeux de tous sa puissance sur l’Alsace ? Ou bien est-ce quelques années plus tard pour entourer d’une enceinte le couvent nouvellement créé pour Odile? Je ne me prononcerai pas.

Toujours est-il qu’un vaste chantier a bien lieu sur la section nord-ouest du Mur (entre 675 et 681). L’analyse des tenons retrouvés à cet endroit et analysés en donne une preuve tangible. Nous pouvons présumer les travaux suivants :

  • Adalric termine l’enceinte alsaco-romaine inachevée par la section Nord Ouest. Le duc décide, par commodité, de reprendre la technique tenons-mortaises de ses prédécesseurs. Ceci explique la datation des tenons analysés par Willy Tegel (2015).
    Le mur nord du Stolllberg peut éventuellement faire partie de ce chantier. L’idée initiale d’englober l’Elsberg est abandonnée.

  • Aldaric construit les deux murs transversaux qui divisent le camp en trois parties. Ceci explique que les murs transversaux soient adossés au mur d’enceinte et non imbriqués.

  • Adalric fait percer de nouvelles portes. Selon l’étude de Jacky Koch (2004), la porte d’Ottrott serait de nature différente des autres, plus ancienne. A l’époque du Mur ‘refuge’ on aurait eu alors un seul point d’accès, cette porte d’Ottrott.
    Sous Adalric, le Mur est devenu un instrument de prestige : ouvrir des portes multiples ne pose plus guère de problème de sécurité et permet une circulation plus facile aux abords du nouveau couvent. Ceci explique les réemplois de blocs avec les encoches mal configurées dans les portes Zumstein et Eyer.

  • Dans la section nord de la Bloss, Adalric fait ensevelir certains de ses proches, peut-être des membres de sa famille. Ceci explique les tumuli mérovingiens, où certaines pierres des sarcophages portent des encoches en queue d’aronde, réemplois du Mur tout proche.

     

Par la suite, les couvents du Mont Sainte-Odile et le Mur Païen connaîtront une histoire mouvementée. Le Mur trouvera son nom lors de la visite du Pape Léon IX en 1050. Il verra l’époque des châteaux-forts du moyen âge et servira de carrière pour les chantiers du Dreistein et du Hagelschloss (voir l’article sur la porte Fritsch). Comme ces fières forteresses, il sera délaissé après les incendies qui verront au XVIème la fin des couvents. Niedermunster ne sera jamais relevé, ses pierres ne serviront qu’à construire les remparts de Benfeld et le clocher d’Erstein. Le couvent du haut, le vieil Hohenburg, reconstruit par les Prémontrés, permet aujourd’hui au promeneur et au pèlerin de se souvenir et d’admirer le Mont Sainte-Odile.

Délaissé des pouvoirs publics et des archéologues, le Mur Païen attire toujours par son mystère et par la beauté des lieux. Il mériterait plus d’attention.

 

Conclusion de PiP

Le Mur Païen a été pensé lors des premiers raids alamans par l’élite des alsaciens romanisés. Il a été mis en œuvre par les alsaco-romains sous Valentinien au moment du repli des légions sur la ligne Horbourg-Breisach. Le projet initial n’a pas été mené à son terme. Plusieurs siècles plus tard, le duc Adalric installe le couvent d’Odile sur le Mont. A cette occasion, Adalric termine l’enceinte alsaco-romaine.

Cette théorie n’est qu’un des scénarios possibles. Bien d’autres vous ont été et vous seront proposés. Cette histoire est ma version. Après deux ans de recherches et de réflexions, ce texte n’est que le reflet de la conviction d’un passionné.

Sources

Les références des textes étudiés sont citées à la fin de chacun des nombreux articles consacrés au Mur Païen. Je n’ai pas jugé utile de les recopier ici. Le lecteur intéressé s’y reportera.

Articles Mur Païen par Etienne et PiP

Carte Interactive du Mur Païen par Etienne

Illustrations
  • Schémas, PiP

  • Photographies du Mur Païen, Etienne

     

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
W
On devine une sorte de soulagement, peut-être même une délivrance, après ces mois et ces années de recherche sur le Mont avec Étienne, d’avoir pu établir cette synthèse et cette « conclusion selon PiP ». Tes écrits sont irremplaçables. Merci mille fois.
Répondre
P
Il est gentil, notre Patrick ! Irremplaçables, allons, allons... Merci de me lire et d'apprécier. Un jour, je t’emmènerai là-haut. Je te dirai ce que je n'ai pas écrit. Sinon, le côté 'soulagement et délivrance' est bien vu. Il me fallait conclure!
F
Et ben ! Belles conclusions après toutes ces hypothèses et recherches ! On a envie d'y croire.<br /> Qu'en diront les experts assermentés, et comment se tenir informé ?
Répondre
P
Je crains que les 'experts assermentés' ne fassent pas partie de mes lecteurs. Il est rarissime qu'un expert lise les lignes d'un amateur. Et les experts ne semblent pas vouloir se frotter au Mur Païen... dommage.
P
Merci à vous pour cette super "en"quête temporelle à la recherche des bâtisseurs d'une construction mythique!<br /> La loi des nombres a joué dans le tableau des datations et la finalitée basée sur la peur plutot que le divin parait extrèmement plausible. Bravo a vous si le mystère est enfin percé! <br /> La suite pourrait être : la peur justifie les moyens mais avec quels résultats?
Répondre
P
Aucune certitude, juste la somme de force indices qui font une conviction.
J
voici enfin votre conclusion! merci PIP pour le travail accompli, cette enquête inspirera sûrement de futurs chercheurs ou archéologues en culottes courtes. <br /> Les photos mettent remarquablement en valeur cet édifice ! Bravo
Répondre
P
C'est certain quelques recherches sérieuses seraient les bienvenues
A
C'est passionnant !! Une hypothèse à laquelle on a envie de croire et qui n'enleve rien au mystère et à la beauté de ces lieux. Les promenades le long du Mur n'en seront que plus riches d'intérêt. Merci à vous PiP et à Etienne de nous faire voyager dans le temps à travers vos articles et vos randonnées conférence (à quand la prochaine ?).<br /> Un grand bravo pour votre travail !!
Répondre
P
Merci de vos encouragements. Quant à la prochaine rando-conférence, je ne sais dire, Etienne et moi, nous nous décidons toujours au dernier moment, selon ma forme et la météo.
P
Je trouve cela très convaincant... Je ne me rendais pas compte du repli romain du temps de Valentinien. Le Purpurkopf qui était occupé par les Romains au IVème siècle aurait alors été un avant-poste contrôlant la voie de la Magel vers la Lorraine romaine...<br /> En revanche je ne pense pas qu'il n'y avait rien à l'époque gallo-romaine à l'emplacement de l'actuel couvent. Pour moi les 2 chapelles au Nord du couvent pourraient bien avoir été au départ 2 petits temples gallo-romains comme ceux du Donon...
Répondre
P
Merci de l'intérêt manifesté.<br /> Pour ce qui est du sommet du Mont à l'époque romaine, c'est une partie du Mont qui a été fouillée en plusieurs endroits par Hans Zumstein. Pas de stèles votives, pas de mobilier cultuel retrouvé. La présence d'un temple me parait certes possible mais peu probable. <br /> Pourtant plusieurs chercheurs, comme Levrault, pensaient que la base de la chapelle pendante était romaine. Ils voyaient là les restes d'une tour de guet, une des speculae mentionnées par Ammien Marcellin.
B
Félicitations pour votre article ! Passionnant pour un néophyte comme moi...qui se contente de courir dans la forêt du Mont Sainte Odile !...et qui se questionne sur l'origine et l'utilité de ce mur.<br /> Que de travail pour proposer ce scénario !...à la fois crédible et très captivant !
Répondre
P
Merci ! continuez à marcher le long du Mur Païen !
E
Bigre ! Les Alsaco-Romains, j'adore ! Le mur, un refuge pour les Strasbourgeois...Chut, ne pas trop ébruiter, des fois que la ville de Strasbourg veuille réclamer un titre de propriété ! En tout cas beau travail bien passionnant, bravo.
Répondre
P
Merci pour vos encouragements! Si la Ville de Strasbourg ou d'autres voulaient s'occuper un peu de la mise en valeur du Mur et de l'organisation de recherches sérieuses, ce ne serait pas si mal.
M
Merci PiP pour cet article éclairé, qui détaille bien l'hypothèse dont tu nous avais fait part cet été lors de la montée au Frankenbourg. On a vraiment envie d'y adhérer !
Répondre
P
La Vita Odilia et Koenigshoffen avaient raison.... me semble-t-il ! Toujours écouter les anciens....
A
Merci pour cette belle documentation.
Répondre
P
oui, les images sont très belles !